Réflexions au sujet de Ki-Awase
Expert en arts martiaux ayant vécu au Japon et maîtrisant la langue japonaise, Malcolm Tiki Shewan aborde les notions de Ki-Awase et Ki-Hazushi. Il nous explique en quoi ces principes sont les fondements de l'efficacité de l'Aïkido, et porteurs d'une évolution personnelle et globale.
Bouddhisme, Shintoïsme, Confucianisme et Taoïsme
Les deux grands courants de pensée dont on parle et auxquels on fait souvent référence dans la pratique des arts martiaux japonais sont le Bouddhisme et le Shintoïsme. Le pratiquant trouve tout cela plutôt ésotérique, mais se sent quelque peu rassuré prenant tout cela pour la preuve qu'il doit y avoir une spiritualité profonde quelque part qui fait qu'il n'est pas simplement en train de poursuivre une "simple" étude technique...
Il y a deux autres courants que l'on retrouve dans l'entraînement martial, le Confucianisme et le Taoïsme. Ils nous donnent respectivement les aspects hiérarchiques, moraux et les structures d'un ordre social pour le premier, tandis que le second, le Taoïsme, a une très forte influence, tacite et subtile, dans la conception des techniques. Le Yin et le Yang (In et Yo en langue japonaise) sont partout où l'on regarde... On ne peut pas y échapper. In-Yo, Irimi-Tenkan, Omote-Ura, Omote-Kage, Soto-Uchi, Seï to Do, Zen-Go, Mudan-Yudan, Go-Ju, Sa-yu, Ko-Bo - il y a littéralement des milliers de termes et concepts qu'on apprend sous forme de ces deux aspects opposés mais complémentaires.
L'assimilation en soi et dans sa vie quotidienne du concept de In-Yo est d'ailleurs probablement la valeur la plus importante que l'on peut acquérir à travers la pratique du Budo. Développer la capacité d'une vision In-Yo c'est, à mon avis, une clé pour ouvrir la possibilité de la maîtrise de l'art et le pouvoir de vivre le Do. Avoir une vision et une conscience qui voit simultanément la face visible de la lune et sa face cachée...
Ki-Awase, l'élément fondamental de l'Aïkido
Ki-Awase ou, simplement Awase, est un terme qui revient en permanence dans l'étude de l'Aïkido. Awase se traduit par : harmonie, ensemble, avec, lié, au même temps, uni, unité, couplé, lié, etc… Son caractère (kanji) est Aï comme dans l'Aï-kido, plus un hiragana créant la prononciation awase (sans ce hiragana Ki-Awase se prononcerait Ki-Aï).
Devoir chercher à s'harmoniser avec l'adversaire n'est pas un nouveau concept. Mais si on trouve une multitude de références à cette idée dans de nombreux classiques de la littérature martiale japonaise, il est certain que ce point est primordial dans l'Aïkido, et que l'on nous enseigne que c'est l'élément fondamental de sa technique. Mais "s'harmoniser avec l'énergie de l'adversaire" est devenu un tel cliché dans cette discipline, qu'on ne s'applique plus à l'apprendre avec l'assiduité, la rigueur et l'effort nécessaires pour vraiment l'acquérir correctement et réellement dans sa pratique.
Ne pas se mettre en opposition avec l'adversaire - à aucun moment et d'une manière constante. L'harmonie qui est impliquée ici ne peut pas être synonyme de "céder", "faire un compromis", "esquiver" ou "éviter". Dans le même temps, cela ne peut pas recouvrir la moindre opposition dans l'engagement.
Ki-Awase sous-entend une conformité totale, physique, technique et énergétique. Les actions sont rassemblées en une parfaite unité, fluide et sans trace de rupture. Personnellement, je suis toujours infiniment impressionné par l'envergure de l'application de ce concept sur le plan pratique. Aussi je suis convaincu que lorsque les techniques d'Aïkido sont faites avec un parfait Awase, elles deviennent réellement efficaces au niveau combatif - sans cela elles sont plutôt faibles.
Repenser l'harmonie
Notre façon habituelle de penser l' "harmonie" se trouve quelque peu bouleversée lors de son application dans l'Aïkido. La situation de base où l'adversaire n'a pas, par définition, la moindre intention d'une "harmonie" quelconque, encore moins de coopération, est habituellement quelque chose de totalement nouveau que nous n'avons pas connu auparavant. Lorsque l'on parle d'harmonie, nous avons plutôt l'image d'une harmonie artistique comme on en trouve chez les danseurs, artistes, gymnastes, acteurs, mimes, jongleurs, musiciens, et même les protagonistes sportifs et ainsi de suite.
Lorsque l'adversaire, le combattant, a comme objectif une réelle destruction, l'anéantissement de son ennemi, c'est une situation complètement différente et qui exige une "harmonie" d'un type différent. Les choses se compliquent..! Le pratiquant se voit, donc, obligé de re-penser tout ce qu'il avait pensé auparavant à ce sujet.
Mushin
La première chose que nous devons nous dire est que nous ne connaissons rien sur le plan pratique qui nous fournisse une réponse pour tout ceci, et que c'est à travers la pratique de la discipline que les réponses nous viendront petit à petit. Mais on réalise rapidement que n'ayant pas la capacité de faire on doit d'abord prendre conscience des obstacles qui nous arrêtent.
Au premier abord, on ressent que le processus de penser nous rend prisonnier - nous ne pouvons jamais trouver une liberté dans l'action aussi longtemps que nous n'avons pas l'esprit libre, Mushin. Vaste programme! Si vaste, en effet, que cela peut nous décourager complètement... Mushin que seule la pratique assidue permettra de réaliser. En attendant pratiquez !
Notre incompétence technique
Une chose que l'on peut aussi immédiatement sentir comme un obstacle à la réalisation de Ki-Awase est notre compétence technique (ou incompétence si vous préférez l'exprimer ainsi), et cela à chaque attaque. Comme dans chaque situation les paramètres ne sont pas identiques, la précision et le perfectionnement de la technique ne peuvent pas être modelés sur une forme fixe ou standard. Cela tombe bien, c'est la raison pour laquelle on n'a pas conçu de formes katas en Aïkido!
Prenons un exemple. Très souvent dans une technique donnée, on effectue une entrée (Irimi) qui produit un déséquilibre chez l'adversaire. Mais souvent, en poursuivant la technique on fait quelque chose qui rétablit, partiellement ou complètement, son équilibre. A cet instant la fluidité disparaît et on rentre dans l'opposition (même si c'est de façon limitée). Awase nous a échappé...!
Pour développer une technique précise, on ne peut pas simplement imiter une forme. Il faut vivre chaque instant et spontanément en awase. Et ne pas tomber dans le travers d'interpréter le fait d'avoir mis l'uke au sol comme étant une preuve d'avoir réalisé awase, ou même d'avoir fait un mouvement que l'on puisse appeler Aïkido. Ici encore la solution est de pratiquer,sincèrement et avec simplicité. Si on fait ceci on peut faire tomber un petit morceau de notre ego qui est souvent source de pensées, et on gagne un peu de liberté qu'on n'avait pas avant.
Kokyu-Awase
Un autre élément qui nous aidera dans notre acquisition de Ki-Awase se trouve dans la respiration. Dans un article précédant j'ai exposé quelques idées sur le sujet de la respiration. Ici l'aspect qui nous intéresse s'appelle "Kokyu-Awase". Cela désigne la manière dont vous harmonisez votre inspiration/expiration non seulement avec votre technique, mais aussi avec la respiration de l'adversaire.
Prenons un exemple pratique fondamental. Lorsqu'un adversaire lance une attaque, il a besoin de force et de rapidité. Cela signifie tout simplement qu'il sera soit en apnée, soit en train d'expirer. Dans un premier temps nous devons chercher à expirer en même temps que l'attaque pour effectuer l'entrée dans le même temps respiratoire. Ceci conduira à une meilleure perception de fusionner (Awase) l'entrée, la technique et l'attaque. Cependant, on ne peut découvrir ceci qu'en pratiquant.
Ki-Hazushi
A ce point, je pense que vous devez vous demander pourquoi j'ai commencé cet article avec un paragraphe parlant du Bouddhisme, du Shintoïsme, du Confucianisme etc… C'était pour le In-Yo du Taoïsme qui est omniprésent dans la pratique du Budo.
Le principe de Ki-Awase n'y fait pas exception, car après un certain temps de pratique on se trouve confronté au principe de Ki-Hazushi. Ce terme indique une rupture, la neutralisation ou la déconnexion du flux d'énergie, un changement de rythme abrupt. Dans la langue japonaise le mot a aussi le sens de : débrayer, enlever, détacher, défaire.
Ki-Hazushi peut sembler contradictoire avec le Ki-Awase que l'on passe tant de temps et d'efforts à acquérir. C'est tout le contraire, Ki-Hazushi est complémentaire de Ki-Awase et permet sa maîtrise. Pour réaliser un mouvement d'Aïki il y a besoin d'être parfaitement synchronisé avec l'énergie de l'adversaire, mais cela n'est pas un processus constant et linéaire. Il y a des temps où, pour avoir Awase, il est nécessaire de briser ou neutraliser l'énergie de l'attaque. C'est ainsi qu'un mouvement d'Aïkido se fait grâce l'existence harmonieuse, simultanée et interactive, de Ki-Awase et Ki-Hazushi.
Pratiquer pour dépasser les conflits
Tout ceci est peut-être intéressant à lire, mais la seule façon de le comprendre passe par la pratique constante. Cependant, au fur et à mesure que l'on maîtrise Ki-Awase, c'est à dire ne pas rentrer en conflit lors de situation de confrontation, on constate un changement considérable dans la qualité de nos vies. A plus grande échelle, si de plus en plus de monde suivait ce chemin, on pourrait même imaginer la disparition des conflits à travers le monde. A mon avis l'Aïkido offre vraiment une solution aux difficultés que nous connaissons aujourd'hui. Mais pour cela chaque individu doit pratiquer...
Bio-express
Malcolm Tiki Shewan a commencé à étudier l’escrime à 6 ans. Il pratique ensuite le Judo puis le Iaïdo dans le style Muso Jikiden Eïshin ryu, avant de découvrir l'Aïkido aux côtés de Tamura Nobuyoshi à 18 ans. Si l'Aïkido devient sa pratique principale, il étudiera aussi entre autres le Tenshinsho Jigen ryu, la science de l'appréciation du sabre, et le Shinto Muso ryu Jodo. Vivant plusieurs années au Japon, il y étudiera la forge des sabres. Il est l'auteur de plusieurs livres.