Uke, aïte, uchi-dachi, uke-dachi, bref, l'autre ! celui qui perd !
Pascal Krieger est l'un des rares adeptes à avoir une expérience reconnue dans le Budo et le Bujutsu. Maître de calligraphie, il a longuement vécu au Japon. Il partage dans cet article son apprentissage et ses réflexions sur le rôle du partenaire dans la pratique martiale.
Dans toutes les disciplines martiales traditionnelles ou modernes (Kobudo/Shin-budo - ou Gendaï Budo), et dans tous les arts martiaux traditionnels ou modernes (Kobujutsu/Shinbujutsu) dans lesquels le travail se fait à deux, il y a celui qui fait la technique et celui qui la subit, qui la reçoit, ou qui la rend possible, cela dépend de l'attitude de cette personne sans qui on ne peut démontrer une technique donnée.
Le nom japonais de ce "faire-valoir" change selon la discipline. Pour les disciplines à mains nues, c'est en général "uke" (celui qui reçoit) qui fait face à "tori" (celui qui prend). Lorsqu'il s'agit de disciplines armées, les termes "uke-dachi" (le sabre qui reçoit) ou "uchi-dachi" (le sabre qui frappe) sont en général utilisés. Personnellement, je préfère le terme "aï-te" pour toutes les disciplines à cause du sens d'égalité qu'il implique: "Aï" (ensemble, mutuel, réciproque) et "Te" (main). D'autant plus que chacun est l'aï-te de l'autre.
Depuis que j'ai commencé l'étude du Budo en 1963 en tant que judoka de 18 ans, j'ai vu, en Europe, aux Etats-Unis (où j'ai vécu 2 ans) et au Japon (où j'ai vécu 6 ans) toutes les figures possibles de "aï-te". Très souvent, et surtout dans les arts à mains nues (mais pas seulement), le "faire-valoir" (bien loin du sens de "aï-te") est moins expérimenté. Il subit des réponses violentes aux attaques qui lui sont imposées, résultant parfois en des blessures plus ou moins graves. J'ai moi-même subi, dans plusieurs arts, ces violences dont je porte encore les marques. Et je suis loin d'être innocent sur ce point-là, je n'ai pas non plus toujours montré les égards dont je parle dans cet article aux ukes qui étaient en face de moi.
Ce n'est qu'avec le temps et l'expérience que j'ai changé d'attitude concernant le rôle de "uke". J'avais eu d'excellents exemples du rôle de "uke", mais je n'ai pas su les voir à l'époque.
La compréhension de ce rôle de "aï-te" m'est apparue soudainement il y a une trentaine d'années. Dans un "randori" (combat libre, sans arbitrage) de Judo assez énergique, j'attaquais à fond avec un mouvement de hanche. Mon "aï-te" l'esquiva et rentra le même mouvement à gauche. Cela réussit au-delà de ses espérances. On s'est envolé tous les deux pour retomber sur le tatami, lui dessus, moi dessous. C'est à ce moment-là que j'ai eu mon petit "satori" (illumination). On s'est regardé complètement émerveillés par ce qui venait de se passer. Que l'un soit dessus et l'autre dessous n'avait juste aucune importance. C'était la parfaite synchronisation de nos deux mouvements qui avait créé ce petit miracle. On s'est souri béatement, on s'est relevés, puis mon adversaire m'a dit: "Je n'ai jamais fait un mouvement aussi parfait !". Je lui ai répondu: "Moi non plus.". Nous avons alors réalisé l'un et l'autre que ce qui venait de nous arriver était dû au fait qu'on était deux ! Que ce mouvement n'aurait pu avoir lieu sans que l'autre soit là. Dès lors, mon attitude envers le partenaire, l'adversaire, bref, l'autre! a changée du tout au tout. Il n'y avait plus un gagnant et un perdant, tout juste deux gars qui n'avaient fait qu'un dans un mouvement merveilleux !
Mais c'est à travers les disciplines martiales traditionnelles que j'ai mieux compris ce qu'était le rôle de "aïte, uke, uchi-dachi, etc". Dans le Jodo (la Voie du bâton), par exemple, uchi-dachi (celui qui tient le sabre et prend le rôle de Uke) était toujours d'un grade supérieur. Pendant 6 années, aux entraînements libres du Rembukan à Tokyo, je ne touchais pratiquement pas le sabre. J'étais un perpétuel "tori" ou "shi-dachi". Lorsque je posais la question à Me Shimizu Takaji, il me répondit que si l'on voulait que "tori, shi-dachi" progresse, il lui fallait un "uke, uchi-dachi" mieux entraîné que lui. En fait le meilleur "uke, uchi-dachi" est le Maître lui-même car son attaque sera la meilleure qui soit, et si "tori, shi-dachi" peut répondre à cette attaque convenablement, c'est qu'il a compris la technique. Pour moi c'était donc le monde à l'envers !
Quand je fus assez avancé pour prendre le rôle de "uke, uchi-dachi", ce fut un nouveau "satori". Avec le débutant, je faisais des coupes généreuses, pas trop rapides, pour que "tori, shi-dachi" me voit bien arriver et puisse effectuer la technique appropriée pour me contrer et me contrôler. Puis, progressivement, je "resserrais les boulons", faisant des coupes plus rapides, laissant moins de place et de temps, jusqu'à ce que mon adversaire adapte sa technique à mon nouveau rythme, et ainsi de suite... C'est là que j'ai compris que le rôle de "uke" était en fait un rôle d'enseignant.
C'est alors que je me suis souvenu que j'avais été surpris de voir, au Kodokan (le Dojo central de Judo au Japon) un 9ème dan (ceinture rouge) prendre le rôle de "uke" lors d'une démonstration du Kime no Kata avec pour "tori" un 6ème dan (ceinture rouge et blanche). J'étais quelque peu choqué de voir ce Maître, clairement plus âgé que "tori" "gicler" à gauche, à droite, effectuant des chutes impeccables. J'en comprenais alors la raison. Et je comprenais aussi que le principe de "uke" étant supérieur en technique à "tori" n'était pas l'apanage des disciplines martiales traditionnelles, mais était un principe généralement admis.
Même si cette vision des choses s'est un peu perdue actuellement, je pense que ce qui précède garde toute sa pertinence. Si vous voulez progresser, vous ne pouvez le faire que mieux avec un attaquant qui sait ce qu'il fait, aussi bien que vous, sinon mieux.
Dans le cas où votre "uke, uchi-dachi" aurait moins d'expérience que vous, cela ne devrait pas empêcher une attitude respectueuse envers celui sans qui vous ne pourriez pas démontrer/effectuer la technique que vous voulez faire. C'est votre façon de vous adapter à sa vitesse, puissance et peut-être imparfaite attaque qui fera de votre technique un mouvement harmonieux.
Le but de ce travail à deux reste avant tout dans l'optique d'un des deux principes fondamentaux mis en avant par Me Jigoro Kano (fondateur du Judo): Ji-ta kyo-eï (bénéfice mutuel).
C'est là que j'ai compris que le rôle de "uke" était en fait un rôle d'enseignant.
Bio-express
Pascal Krieger est né en 1945 en Suisse. Il débute le Judo à l'âge de 18 ans, et part au Japon. Il y fera la connaissance de Donn Draeger, qui l'introduira auprès de maîtres qui lui enseigneront en parallèle du Judo le Jodo, le Iaïdo et le Shodo. Pascal Krieger passera six ans au Japon en deux séjours de longue durée. Il est Menkyo Kaïden de l'école Shinto Muso ryu de Jodo. Auteur de "Jodo, la voie du bâton", Pascal Krieger enseigne au Shung Do Kwan de Genève www.sdkbudo.ch.
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