Au sujet du terme “Maître”, par Malcolm Tiki Shewan
Pouvant prêter à diverses interprétations, le flou qui entoure le terme maître fait parfois naître certaines réticences chez les pratiquants. Malcolm Tiki Shewan éclaire brillamment ce terme en se basant sur son expérience auprès de géants tels que Otake Risuke, Tamura Nobuyoshi ou le maître-forgeron Wakita Ryosui.
Pour commencer je voudrais relater une histoire, ou plutôt, un enseignement qui m’est parvenu par un homme qui est, certes ce qu’on peut considérer un “grand maître”, mais qui n’est ni du passé ni disparu. Il s’agit de Otake Risuke senseï du Tenshin Shoden Katori Shinto ryu.
En 1980, à la suggestion de maître Donn Draeger, maître Pascal Krieger et moi-même avons organisé une tournée européenne avec maître Otake Risuke et son fils Nobutoshi senseï (Katori ryu), maître Draeger (Katori ryu et Shinto Muso ryu) et maître Kaminota Tsunemori (Shinto Muso ryu et Muso Shinden ryu). L’organisation dans d’autres pays européens était assuré par un certain nombre de représentants du Budo comme maître Jan Kallenbach en Hollande, maître Marshal McDonagh en Suède et maître Daniel Leclerc en France.
L’objectif de cette organisation était de faire une série de démonstrations qui feraient ressortir les différences entre la pratique des Koryus, Kobudos et les Budos modernes (Shin Budo). Les démonstrations étaient accompagnées de conférences (par Otake et Draeger senseï) ainsi que d'ateliers/cours dispensés par Draeger senseï et Kaminota senseï. Le publique pouvait participer à des cours pratiques mais le Katori ryu fut réservé à des conférences et démonstrations faites par Otake senseï et son fils Nobutoshi senseï, accompagnés d’un autre élève Shinozaki Yutaro senseï.
La tournée a connu un grand succès (bien que je ne suis pas certain que le publique général en comprit pleinement l'objectif).
Le sens des saluts
Nous avons commencé en Suisse chez Pascal, et après un des tout premiers cours (auxquels Otake senseï assistait pour la plupart en observant le travail effectué) maître Otake m’a parlé de l’étiquette, des saluts d’ouverture et de fermeture des cours. Il faut savoir qu’on s’aligne soit debout soit en seïza, et qu'un responsable annonce – "Shomen ni reï" - ensuite – "Senseï ni reï" - et enfin – "Otagaï ni reï".
Otake senseï m’a demandé si je comprenais ce que chaque salut représentait. Ceci est le type de question où, si tu réponds “Oui.” le maître risque de dire simplement - “Bien !” - et puis rien d’autre, et, si tu réponds “Non !” il peut ne rien dire considérant que le temps et le travail sont encore nécessaires….
J’ai répondu timidement que je pensais que “Shomen ni reï” exprimé la gratitude que l’on pouvait avoir envers l’univers pour notre existence. Cette réponse avait l’air de faire l’effet voulu - à savoir - déclencher des explications intéressantes de sa part. Comme toujours il était extrêmement courtois dans ses explications, ne prenant jamais un ton condescendant ou jouant LE grand maître - tout était en toute simplicité.
Une chose m’a vraiment marquée dans ce qu’il a dit. Jusque-là j’avais toujours pris pour argent comptant que lorsqu’on saluait à “Senseï ni reï”, il s’agissait d’un salut au professeur qui donnait le cours à ce moment. L’explication d’Otake senseï ce jour-là a changé à jamais la façon dont je faisais ce salut. “Senseï ni reï” ne se dirige pas uniquement à l’enseignant du moment, bien qu'il soit inclus ; ce salut devrait être prononcé à l’intention de toute personne qui est venu avant vous et a contribué, d’une manière ou d’une autre, à ce que vous êtes, à ce que vous connaissez et à ce que vous possédez aujourd’hui (ici et maintenant). Vaste programme !… Ou, en tout cas, la liste peut être longue (en partant de vos parents au jour de naissance).
En effet, si on regarde les kanjis du mot senseï, nous comprenons toute de suite que cela ne signifie pas la même chose que "prof". Le sens exact de ce mot est “quelqu’un qui est venu avant (nous)”. Ainsi, on peut considérer qu’un enseignant en Budo est quelqu’un qui partage avec nous certains éléments qu’il a appris au cours de sa propre quête dans un pareil chemin. Il est soit, plus âgé, soit il pratique depuis plus longtemps (que nous) une discipline que nous souhaitons acquérir, comprendre, maîtriser. Toutefois ceci ne me semble pas se limiter à quelqu’un qui fournit des "informations". Les "informations" se trouvent relativement facilement aujourd’hui grâce à des entités comme les livres, les films, l’internet, YouTube, etc. C’est insuffisant… ! La notion de "senseï" devrait sous-entendre, à mon avis, une transmission par contact entre êtres humains - un enseignement vivant. Ceci étant dit, l’utilisation courante du mot (titre?) "senseï" a, en effet, le sens d’enseignant, professeur et maître dans le sens où nous l’employons communément (à l’école de nos jours) quelque soit son véritable niveau de maîtrise dans la matière - il est celui responsable de l’enseignement du moment. Ceci n’est pas forcément le sens que nous imaginons lorsque l’on dit de quelqu’un qu'il est un “vrai Maître!”.
Qu'est-ce qu'un maître ?
A ce sujet je souhaiterais souligner en passant, et pour réflexion, un autre mot que nous employons tout le temps - “keïko” que nous comprenons comme voulant dire - entrainement. Ce mot est également composé de deux kanjis qui signifient - “Regarder ce qu’on a fait de par le passé”.
En réfléchissant au sujet de ces deux mots on prend conscience d’aspects insoupçonnés, et des dimensions plus grandes que notre usage quotidien de ces mots implique. Il est très intéressant de prendre un peu le temps d’examiner leurs origines et leurs vrais sens.
L'observation des mots ci-dessus éclaircit certaines choses mais est-ce que l’idée d’un maître, tel que nous le concevons, existe dans le Budo ?
Il y a maintenant bon nombre d’années, lors d'un stage (au CREPS de Macon ?) que maître Tamura Nobuyoshi a donné à l’intention des quelque 15 responsables technique de l’époque de l'UNA (Union Nationale d’Aïkido) 1976-77… une question/thème était justement “Qu’est-ce qu’un maître ?”. En posant cette question il était devenu apparent qu’une définition dans le cadre du Budo n’était pas chose facile. Les définitions habituelles que proposait le dictionnaire ne convenaient pas :
* Personne qui possède à un degré éminent un talent, un savoir et qui est susceptible de faire école, d'être prise pour modèle : Un tableau de maître. Un maître à penser. (La définition habituelle…) ;
* Personne qui commande ; chose qui dirige la conduite de l'homme : Le maître et l'esclave. L'argent, le maître du monde. (Pas vraiment…!) ;
* Titre donné à un grand artiste, à un grand écrivain à qui on s'adresse. (Non plus…) ;
* Titre d'un artisan admis à la maîtrise, dans un métier où subsistent des traditions de corporation ou de compagnonnage. (Peut-être ? vu les grades et titres en Budo… ?).
Donc, qu’est-ce qu’un maître ? On n’était pas plus avancé. Je proposais à l’époque qu’un maître était quelqu’un dont l’expérience dans un domaine était telle qu’il avait la capacité en enseignant une partie de la discipline de réellement faire sentir aux élèves la perception de l'art entier. Après les années qui sont écoulées depuis ce jour-là je pense encore aujourd’hui qu’il y a du vrai dans cette vision.
Lorsque maître Arikawa venait à Paris dans les années ’90, les cours qu’il donnait reprenaient souvent des sujets aussi simples que le mouvement des pieds (ashi sabaki), l’utilisation des mains (te sabaki) et les déplacements du corps par rapport à l’attaquant (taï sabaki). A la sortie de ses cours on avait la forte impression d’avoir vraiment vu de l'Aïkido. Je pense que nous ressentions dans ces illustrations d’une partie de la discipline une ouverture vers une grande vision de l'art dans sa globalité. C'est une chose que je ressentais très fortement chaque fois en cours avec Tamura senseï, Arikawa senseï, Shirata senseï, Tada senseï, Chiba senseï, Yamada senseï et un bon nombre d’autres de ces “Maîtres d'Aïkido du Passé”. Une autre chose que je remarquais était qu’aucun ne prétendait que leur enseignement leur appartenait - ils se proposaient comme l’instrument d’une transmission venant du passé, venant de ceux qu’ils avaient côtoyés - notamment Osenseï Ueshiba - de surcroit on ressentait la profonde impression qu’ils disaient tous les mêmes choses. Je pense que le pratiquant avec une certaine expérience, peut, de lui-même, déterminer ce qu’est un "maître".
Ceci me ramène à mon histoire au CREPS de Macon… A la fin de la tournée de table, pour ainsi dire, on a demandé à maître Tamura lui-même comment il définirait le mot "Maître" ? Un des principes fondamentaux qu'à suivit Tamura senseï tout au long de sa vie était la simplicité et le dépouillement, et ce qu’il a proposé ce jour-là était tout à fait en accord avec sa vision. Il a dit : “Pour moi un maître est toute personne qui possède ce que je cherche - il sera, pour moi, le maître qui me permet d’acquérir ce que cherche et me transmettra ce qu’il veut/peut bien me transmettre.”. Ceci ne veut pas dire que le maître doit avoir un renommé ou une auréole ou qu’il soit un personnage célèbre sur YouTube. Il voyait le rapport d’un être à l’autre, la transmission simple. Mais ceci sous-entendait que :
• l’élève reconnaissait le maître ;
• que le maître était là quand l’élève le cherchait ;
• que l’un et l’autre acceptaient (mutuellement) de faire un bout de chemin ensembles ;
• N’a t-il pas donné le titre “Isshin-Denshin” à un de ses ouvrages ?
On arrive donc, à voir qu’il existe une définition de "maître" qui nous convient très bien en Budo mais on voit une définition double s’en dégager : le maître dans ce qu’il est, et, le maître dans qu’il fait (fonction). Il existe un mot en japonais qui va dans ce sens mieux que le mot senseï : shisho. Mais dans mon expérience je ne l’ai entendu utilisé que dans des cas rares - mais c’est peut-être que cela signifie des qualités rares dans un homme… ?
Leçon de maître
Lorsque l’on travail auprès d’un maître, une des caractéristiques de son enseignement sera l’énorme travail que l’élève doit fournir pour comprendre. Les choses ne sont que très rarement dites d’une manière claire et directe. On doit chercher longtemps parfois et profondément pour saisir le sens. Le maître enseigne de là où il est, mais l’élève l’entend là où il est, et c’est à l’élève de grimper… Il doit surmonter les résistances en lui, mettre de côté ses idées personnelles et être disponible. Ceci s’appelle sho shin - Arikawa disait qu’il fallait devenir comme l’enfant… (à ne pas confondre avec enfantin !).
Quand je suis arrivé au Japon pour un long séjour dont le but était d’apprendre la forge du sabre japonais, je fus quelque peu surpris en arrivant, de constater qu’il n’y avait aucune machine ni outil plus sophistiquée que l’ampoule qui éclairait la forge - pas de marteau-pilon, pas de meules, pas de disqueuse, pas même de limes. Tout était terre, feu, eau, air et métal. J’ai posé une question à Wakita Ryosui shisho au sujet d’un marteau-pilon. La réponse fut immédiate, simple et directe - “Le marteau-pilon est une chose très mauvaise…”. Je n’ai plus insisté… Je cherchais à comprendre pourquoi il m’avait dit cela en me bâtissant des théories comme "C’est certainement trop puissant et cela doit avoir un effet néfaste sur la structure de l’acier.", ou encore, "Il faut à tout prix respecter la tradition.", etc. etc.
Au bout d’environ une année de travail à étudier la réduction de l’acier à partir du minerai, le raffinage et quelques lames (Tanto) en guise d’expérimentation, sans parler d’au moins trois heures chaque jour consacrées à couper et préparer le charbon et mon apprentissage au polissage, maître Wakita m’annonce un jour que nous allions descendre à Seki voir un ami à lui qui était forgeron de sabres et, comme cela je pourrais voir les travaux dans une forge "professionnelle". Il s’agissait d’un certain Kanenobu que je pensais devait être quelqu’un de spécial étant donné qu’il avait été nommé Propriété Culturelle de Haute Importance pour la province de Gifu. J’attendais le jour avec impatience et trépidation. Arrivé après environ quatre heures de route chez le maître, je me faisais discret et poli. Wakita senseï m’a présenté à ce vieux monsieur vénérable ainsi qu’à son fils.
Nous fûmes ensuite invités à prendre le thé chez le maître qui discutât pendant deux heures avec Wakita senseï- dur à suivre avec leur dialecte, et de surcroit rien ne me semblait particulièrement passionnant question forge. En tout cas, j’avais tellement mal au genoux force de rester en seïza tout ce temps que j’arrivais à peine à penser à autre chose que ma douleur. J’étais rapidement debout et prêt à partir direction la forge dés que l’invitation fut faite. Nous sortîmes vers un bâtiment isolé où se trouvait l’atelier et la première chose que je vis en entrant - un marteau-pilon juste à côté de la forge de ce vieux monsieur - et pas n’importe quel marteau-pilon - le plus sophistiqué que l’on pouvait trouver !
Après une heure de démonstration de travaux de forge (marteau-pilon très sollicité…), retour à la maison pour apprécier quelques lames de sa création. Puis, nous voilà reparti vers le Nord et, ne pouvant me retenir je dis à Wakita senseï : “Je croyais que vous m’aviez dit que le marteau-pilon était très mauvais ???”. Il me regarda d’un air fort surpris et me dit : “Je n’ai pas dit que c’était très mauvais - j’ai dit que c’est très mauvais POUR TOI !”.
Voilà la réponse simple - jusqu’à ce que je sois compétant avec mes mains et les moyens simples, il n’était pas question de machines ou autre choses qui pouvaient m’empêcher de développer la connaissance et la capacité fondamentale à la création d’une lame traditionnelle. Il s’agissait de pouvoir reproduire d’abord ce qui se faisait dans le passé AVEC LES MOYENS accessibles à l’époque. Mais bien sûr… Une leçon de Maître… il m’a fallu qu’un an pour la comprendre !!!!
Je vous laisse avec une phrase calligraphiée par maître Pascal Krieger : Keïko Shokon. “Cherchez à vous inspirer par ce qui a été fait dans le passé.”