Ki, tentative d'analyse philosophique par Suga Toshiro
Le Ki est un concept familier à tout pratiquant d'Aïkido. Généralement il est traduit par le mot énergie mais peu sont capables d'en donner une définition plus précise. Toshiro Suga nous livre une tentative d'analyse passionnante.
Toshiro Suga par Frédérick Carnet
Je pratique l'Aïkido depuis trente-neuf ans. Pendant mes vingt premières années de pratique comme la majorité des jeunes je dois avouer que je ne me suis pas intéressé au sens profond du ki. A cette époque je concentrais toute mon énergie dans le développement de ma technique et de mon corps. Et ce n'est peut-être pas si mal puisque l'Aïkido est une voie où le corps est notre principal support.
Il y a une vingtaine d'années j'ai commencé à m'intéresser aux concepts liés à la pratique. L'entraînement physique restait tout aussi important mais je ressentais un manque que je voulais combler. Je voulais comprendre avec mon esprit ce qui guidait mon corps, le sens profond de la voie dans laquelle j'avais investi ma vie.
L'Aïkido, plus peut-être que toute autre voie martiale, renferme des concepts à la richesse incroyable. Des principes tels qu'awase, musubi, tenkan, irimi pour n'en citer que quelques-uns, ont à la fois des applications concrètes dans nos techniques, mais sont aussi des principes spirituels aux multiples interprétations. De ces concepts, le plus difficile à saisir est sans doute celui du ki.
Comme vous le verrez dans l'analyse détaillée du kanji, le ki est une notion qu'on retrouve dans de très nombreux domaines de la vie japonaise. Pour un japonais le ki fait partie de son quotidien et à ce titre il lui est extrêmement familier. Pourtant lorsque des élèves me demandaient de leur expliquer ce qu'était le ki je n'avais pas de réponse réellement satisfaisante à leur proposer. Malheureusement pour moi c'est probablement la question la plus fréquente qu'on m'ai posée !
Le ki est donc un concept que j'ai essayé de comprendre depuis une vingtaine d'années, sans arriver jusqu'ici à trouver de définition satisfaisante. Aujourd'hui j'ai la sensation de deviner ce qu'est le ki. J'ai vécu avec le ki pendant toute ma vie. D'abord sans lui prêter attention, ensuite en essayant de comprendre son sens le plus profond. À présent il est pour moi comme un vieil ami, je le connais sous presque tous ses angles mais j'ai du mal à le résumer en quelques mots. Un jour peut-être lorsque je l'aurai totalement intégré pourrai-je l'exprimer clairement.
J'espère que vous me pardonnerez cette longue introduction qui ne me sert qu'à justifier les insuffisances de ma tentative d'explication à venir.
Respecter et faire vivre, la transmission
Toshiro Suga par Frédérick Carnet
Un ki insaisissable qui échappe aux définitions
Dans le Kôjien, le dictionnaire de référence de la langue japonaise, le ki est défini ainsi :
-phénomène naturel de l'univers,
-temps, saison,
-origine de toute chose,
-force maintenant la vie,
-âme, esprit,
-respiration…
Lorsqu'on cherche une explication du ki en japonais on trouve souvent un parallèle avec le spiritus du latin, le pneuma du grec, le prana du sanskrit ou le ruah de l'hébreu. Mais au Japon le ki est un concept de la vie quotidienne qui est vécu comme une évidence. Omniprésent il est insaisissable et échappe aux définitions.
Dans la vie quotidienne un japonais emploiera le mot ki seul ou dans des dizaines d'expressions communes tout au long de ses journées. On a par exemple :
- tenki (天気), le ki du ciel, qui désigne le climat, la météo ;
- genki(元気), le ki d'origine donc la santé ;
- byoki (病気), le ki malade, la maladie;
- kimochi(気持ち), la présence de ki, qui signifie le sentiment;
- ki wo tsukeru (気を付ける), mettre du ki, donc faire attention…
Et la liste continue utilisant le ki dans toutes les situations de la vie courante.
Toshiro Suga par Frédérick Carnet
Analyse du kanji
L'idéogramme de ki est composé de deux parties distinctes. En haut se trouve un kanji signifiant vapeur qui au départ était représenté par trois traits (气). A l'origine on considère que ce seul caractère avait la signification de ki. Cette mystérieuse force immatérielle était principalement observée dans la cuisson du riz. Capable de soulever un couvercle de marmite elle était considérée comme une manifestation du ki. Plus tard cette force fut associé au riz lui-même considéré partie intégrante du phénomène. On ajouta alors la seconde partie du kanji qui symbolise quatre grains de riz dans des cases.
Aujourd'hui le caractère est utilisé dans une forme simplifiée au Japon ou les quatre grains sont remplacés par une croix (気). La forme traditionnelle (氣) n'est plus guère utilisée que dans des mots très spécifiques comme Aïkido(合氣道). Toutefois même pour des termes comme celui-ci la forme moderne tend à se substituer à la version traditionnelle…
Ki, par Suga Toshiro
Une approche matérialiste du ki…
En Aïkido et dans la majorité des voies martiales on a tendance aujourd'hui à considérer le ki comme un phénomène physique, une énergie omniprésente sans laquelle il ne peut y avoir de vie. Et à notre époque matérialiste où chacun est obsédé par son apparence, la préservation de la jeunesse et l'augmentation de son ki, ses méthodes de développement et de conservation telles que le kiko (qi gong en chinois) ou le Taï Chi Chuan sont extrêmement populaires.
Mais le ki est un concept infiniment plus vaste et riche. Il ne peut être limité et résumé à une sorte d'essence pour humains.
Le ki dans la pensée chinoise
Au 12ème siècle en Chine, l'histoire de la pensée connaît un pic extraordinaire. Les lettrés de l'époque s'attaquent à l'origine de l'univers et après de nombreuses polémiques l'analyse des "Quatre livres" et des "Cinq classiques" donne naissance à une théorie unifiée.
Les lettrés de l'époque essayaient de comprendre le fonctionnement de l'univers. La notion d'un Dieu avait disparu depuis de nombreux siècles et était remplacé par celle de "ten", le ciel, l'univers.
Au départ se développa la théorie qu'il existait deux phénomènes, le "li", la logique, qui ordonne les choses, et le "ki" qui les exécute.
A la fin du 12ème siècle apparut alors Zhu Xi (ou Chu Hsi). Ce maître, redéfinit l'ensemble des études confucianistes. Il considérait que toute chose existant dans l'univers avait une raison d'être. Il participa à de nombreux débats contre des représentants du Taoïsme ou du Bouddhisme où personne ne réussit à contrer ses thèses. Dès lors et pendant trois siècles, sa théorie que l'on appelle "dualisme du li (logique) et du ki (phénomène)" devint la pensée dominante.
Toshiro Suga par Frédérick Carnet
Wang Yang Ming, le général philosophe
Au 16ème siècle apparut alors un autre penseur majeur, Wang Yang Ming (1472 – 1529) qui fut général, calligraphe, poète et premier ministre !
Wang Yang Ming étudia les thèses de Sun Tzu dès le plus jeune âge. Diplômé à 21 ans il commence un brillante carrière dans l'administration et devient juge à 30 ans. Il démissionnera un an plus tard pour se consacrer à l'étude du Bouddhisme et du Taoïsme.
Général à 33 ans il sera banni après s'être dressé contre un eunuque corrompu proche de l'empereur. Seul au fin fond d'une province il consacrera toute son énergie à la recherche intérieure. Abandonnant les pratiques Bouddhistes et Taoïstes il affirmera dès lors la responsabilité de chacun de développer son savoir au maximum de ses possibilités.
Wang devient un enseignant renommé. Il base sa philosophie sur l'intuition, une caractéristique partagée par tous les hommes. Souvent obscurcie il ne s'agit pas simplement d'une notion intellectuelle mais des qualités déterminées par Confucius, telles que la compassion ou la sincérité.
Une autre notion importante dans l'enseignement de Wang est que la connaissance implique l'action. La reconnaissance innée du bien doit être liée à l'action. Chacun est alors responsable de la recherche des lois fondamentales de l'univers.
Chigyo go itsu
Savoir est le commencement de l'action.
L'action est la détermination de la connaissance.
A l'âge de 42 ans Wang Yang Ming retrouvera un poste officiel à Nankin et ses théories trouveront un large écho. Il se retirera toutefois dans son village lorsque sa position envers les textes de Chu Hsi devint inacceptable. Les études de Chu Hsi étaient en effet la base de la formation des élites de l'époque et Wang considérait qu'elles devaient être oubliées et que l'on devait retourner à l'étude du texte original des Grandes Études.
Il continuera toutefois à attirer de nombreux étudiants et écrira des commentaires sur les Grandes Études.
Voici une de ses citations les plus célèbres :
"Les oreilles, les yeux, la bouche, le nez et les 4 membres sont le corps. Mais sans l'esprit comment le corps peut-il voir, entendre, parler ou bouger ? Par ailleurs si l'esprit veut voir, entendre, parler ou bouger, il ne peut le faire sans utiliser ses oreilles, yeux, bouche, nez et membres. Ainsi sans esprit il n'y a pas de corps, et sans corps il n'y a pas d'esprit."
L'histoire raconte qu'un bambou coupé fut à l'origine de sa réflexion…
Un jour Wang Yang Ming coupa un bambou. Après l'avoir observé sept jours il devint névrosé car il ne parvenait pas à trouver une raison à l'existence de ce bambou. Quel pouvait être l'essence fondamentale de ce morceau de bambou… Après trois jours il comprit que le cœur était le juge du sens des choses, que sans cœur ou esprit les choses ne peuvent prendre leur valeur.
Do, michi, tao, par Suga Toshiro
Toshiro Suga par Frédérick Carnet
Si le li est d'essence divine et que l'homme est une manifestation du ki, les hommes sont alors l'instrument de dieu. La pensée de Wang Yang Ming révolutionne ce concept car à présent le ki cherchait le li, l'homme désire connaître dieu. Il ne s'agit donc plus d'une relation d'obéissance à sens unique et cette pensée a été le moteur d'une renaissance en Asie, d'un type proche de celle qui eut lieu en Europe.
À l'origine Confucius niait l'existence des phénomènes extraordinaires. Mais à partir du 2ème siècle le confucianisme devint peu à peu une sorte de religion et les phénomènes inexpliqués y furent reconnus et acceptés. À cette époque on en vint à considérer que les empereurs ou les premiers ministres contrôlaient les éléments comme le climat ! Si l'empereur ou son premier ministre étaient bons le climat l'était aussi, si il y avait une sécheresse ou une inondation cela était leur faute.
L'idée directrice de Wang Yang Ming est que notre cœur et le ki de l'univers ne font qu'un, qu'ils peuvent comprendre la logique de l'univers et ne devenir qu'un avec lui. Le li ne fait alors plus qu'un avec le ki. Cette thèse est connue en japonais sous le nom de li ki ichi gen ron, la théorie de l'unité du li et du ki.
Dans la logique de cette pensée, tout homme agissant en harmonie avec l'univers est un saint qui siège au côté de dieu.
Ki, calligraphie de Ueshiba Moriheï
Une conception morale du ki
Au-delà de l'aspect matériel du ki qui soulève encore de nombreuses polémiques, on découvre alors son aspect spirituel et moral. Cette conception morale sous-tend toute notion de ki dans les arts martiaux.
Le ki ne peut se manifester que lorsque l'homme reconnaît et se conforme aux lois de l'univers. Si l'homme ne développe pas les cinq qualités définies par Confucius il ne peut manifester le ki. La conduite personnelle devient ainsi l'élément capital de la manifestation du ki.
Malgré les différences culturelles le cheminement intérieur de l'homme a présenté d'incroyables similitudes dans le monde entier. On peut dire que l'idée que dieu est en nous est aujourd'hui partagée par quasiment toutes les traditions. En Chine elle s'est traduite par l'idée que le li est l'image de dieu et que nous sommes la manifestation du ki.
Une révolution éthique
Quelle a été la manifestation concrète de l'évolution de la pensée de Sun Tzu par Wang Yang Ming ? Le dualisme de Sun Tsu était un dogme qui entravait la créativité et développait d'une certaine façon l'immobilisme. La Chine ressemblait alors au moyen âge européen, Dieu imposant, l'église exécutant, l'ordre des choses encourageant l'immobilisme.
L'aspect révolutionnaire de la pensée de Wang Yang Ming est l'intuition, le ki reconnaît le li. Dès lors il n'est plus une simple manifestation, un exécutant sans conscience, le phénomène prend conscience de la logique de l'univers. On passe d'une pensée qui encourage la passivité à une philosophie de l'action. Cette évolution majeure de la pensée chinoise aura le même impact que la Renaissance européenne.
Si la pensée de Wang Yang Ming eut un grand retentissement pendant une période en Chine, elle ne se développera réellement qu'au Japon. Cette philosophie de l'action trouvera un formidable écho dans l'archipel où elle se développera parallèlement au zen en renaissant au contact de la caste des samouraïs.
Ken, katana, bokken et bokuto par Suga Toshiro
Toshiro Suga par Frédérick Carnet
Une pensée zen ?
Sun Tzu avait une approche très dogmatique et technique. Au contraire Wang Yang Ming aura une approche inspirée et encouragera la méditation. En ce sens il est très proche du zen. Malheureusement les hommes cherchent souvent le confort d'un système et les gens ont suivi religieusement Wang Yang Ming plutôt que d'essayer de vivre son inspiration et de ressentir la connaissance innée du bien dont il témoigne. Mishima n'échappera pas à ce phénomène dans son Yo Mei Gaku, son étude sur Wang Yang Ming.
Je ne suis pas un lettré ni un spécialiste de philosophie chinoise et mon explication souffre probablement d'inexactitudes. Mais la pensée de Wang Yang Ming que j'ai découverte il y a des années dans ma recherche sur l'essence du ki a révolutionné mes conceptions et j'ai voulu la partager avec vous.
Le ki est au cœur de l'Aïkido. Mais malheureusement il n'y est considéré que dans son aspect le plus limité. Maîtriser les pouvoirs d'un ki magique qui nous rend plus fort ou nous permet de vivre plus longtemps est une conception égoïste et obtuse. L'Aïkido est une voie de formation de l'homme, pas simplement une méthode de santé ou une technique de combat.
Ueshiba n'exprime-t-il pas la pensée de Wang Yang Ming lorsqu'il dit "Uchu Soku Ga", je suis l'univers ? Je crois que si.
Si nous nous appliquons à découvrir la conscience innée du bien qui est en nous, nous nous conformerons alors aux lois de l'univers et manifesterons naturellement le ki. L'unité de l'esprit et de la technique de l'Aïkido sera alors aussi claire que celle du li et du ki…
Iai, iaido, iaijutsu par Suga Toshiro
Toshiro Suga par Frédérick Carnet
Pour aller plus loin :
Qu'est-ce que le Ki ? 11 maîtres s'expriment
De Saotome Mitsugi à Hino Akira, comment les plus grands budokas contemporains définissent-ils le ki…