Manifestations du ki, expériences auprès de maîtres du Budo
Toute théorisation du ki n'est qu'illusions sans l'expérience directe. Philippe Grangé partage avec nous ses expériences auprès de géants des arts martiaux chinois et japonais.

Il n'est pas dans mes habitudes d'utiliser le concept du ki dans mes explications sur l'Aïkido. Le ki est difficile à définir. On dit que c'est l'énergie cosmique qui insuffle la vie à tous les éléments, êtres humains, animaux, végétaux, minéraux... Ainsi, le ki circule dans tous les êtres animés et dans les choses inanimées.
Aussi quand Léo me sollicita pour écrire quelques lignes sur le sujet, ma première réaction fut de vouloir répondre par la négative. Mais comme il me proposait de parler de l'enseignement de mes différents maîtres d'Aïkido, bien entendu, mais aussi d'autres pratiques, en y réfléchissant, j'avais bien quelques anecdotes vécues sur le sujet à raconter.
Ueshiba Kisshomaru
(1921-1999) – Le fils du fondateur de l'Aïkido et deuxième Doshu.
Bien que d'apparence extrêmement frêle, et cela m'intriguait au début de mon séjour, Ueshiba Doshu mettait ses partenaires comme en état d'apesanteur. Pendant le cours du matin, il passait dans les rangs et nous administrait quelques techniques avec un grand sourire. Je me demandais comment son nikyo pouvait être si pénétrant alors que ses bras étaient si fins. Décidemment, l'Aïkido ne repose pas que sur la force physique pure et simple.

Osawa Kisaburo
(1910-1991) - Disciple du fondateur de l'Aïkido et du maître de Zen Soto Kodo Sawaki. Il fut Directeur Technique de l'Aïkikaï Hombu Dojo de 1969 à 1986.
Les mouvements d'Osawa senseï étaient légers, gracieux, et faisaient penser à des vagues avec une nette tendance à l'horizontalité. De l'extérieur ils ressemblaient à une danse, et pourtant il guidait véritablement le uke. Je me souviens d'un jeudi matin où, interrompant soudain la pratique, il nous admonesta ; il nous fit comprendre que notre pratique était trop dure, trop basée sur la force physique. Il appela alors un jeune senseï et le projeta avec une grâce sublime. En regardant Osawa senseï, on ne pouvait que se rendre à l'évidence, sinon comprendre, l'Aï-ki.
Un ancien me confia un peu plus tard que si Osawa senseï nous avait réprimandé de la sorte, c'était surtout pour les jeunes senseïs et uchi-deshis présents en nombre à ce cours ; car c'étaient d'eux que dépendait l'avenir de l'Aïkido.

Yamaguchi Seigo
(1924-1996) - Un grand maître d'Aïkido disciple de Osenseï. Il enseigna à l'Aïkikaï de Tokyo.
Quand j'étais projeté par Yamaguchi Seïgo senseï, je ne ressentais aucune force et pourtant l'effet était bluffant. Un jour, alors que je l'attaquais sur shomen uchi, il fut instantanément sur le côté. J'ai le vague souvenir qu'un de ses bras descendit, que l'autre monta, les deux avec une extrême légèreté. Je ressentis comme un coup de vent et pourtant, je me retrouvais la tête en bas, les pieds en l'air alors qu'il n'y avait ni sensation de force ni même de puissance. J'avais vraiment été "projeté". Cela veut dire que vous perdez complétement conscience du haut et du bas, et que vous ne pouvez rien contrôler durant la chute. Tout se passe en un éclair. Ceci est vraiment, vous en conviendrez, exceptionnel en Aïkido. En général, on est projeté puissamment, mais on contrôle plus ou moins la chute. Très peu de personnes sont capables de vraiment projeter comme ceci.
En comparaison des autres senseïs de l'Aïkikaï de cette époque, il était vraiment exceptionnel dans ce registre. Quand à la forme, son Aï-ki mettait nettement l'emphase sur la verticalité.

Arikawa Sadateru
(1930-2003) - Maître d'Aïkido disciple de Osenseï. Il enseigna à l'Aïkikaï de Tokyo.
Un jour, durant son cours, j'ai vu Arikawa senseï en seïza contenir la puissante poussée de Shibata Ichiro, jeune senseï du Hombu dojo. A l'époque Shibata senseï avait en charge le cours tous niveaux du jeudi de 15h à 16h auquel j'ai participé de 1984 à 1989, date de son départ pour la Californie. Shibata senseï pratiquait et enseignait sans concession. Pour lui l'Aïkido était chose sérieuse et martiale ; certains doivent s'en souvenir encore quelques trente ans après. Bref, j'étais moitié étonné, moitié amusé de voir ce redoutable et jeune senseï le visage empourpré, pousser les épaules du vieux senseï imperturbable. Et cela durait, durait… Ce fut une impressionnante démonstration de la part de ces deux maîtres.

Tamura Nobuyoshi
(1933-2010) - Un grand maître d'Aïkido disciple de Osenseï. À partir de 1964, il s'installa en France pour y enseigner l'Aïkido.
C'était à Paris, je venais de passer dans les mains de Noro Masamichi senseï, et je rejoignais un petit cercle autour de Tamura senseï. Au bout d'un moment mon tour vint et celui-ci me demanda de lui faire kote gaeshi. Mais au contact, j'ai ressenti le vide total. Dans cette situation, il n'est même plus question de centre. J'étais comme suspendu dans le néant. Tamura senseï d'un ton sec me redemanda de lui faire kote gaeshi, et quand je m'exécutais je fus projeté avec précision et légèreté.

Su Dong-Cheng
(Fujita Tosei) Maître Su est un expert de Xingy Quan. Très jeune, il fut un grand champion de Sanda de Taiwan. Il est aussi très connu du milieu des arts martiaux au Japon pour avoir utilisé son art dans de très nombreuses situations réelles. Après avoir vécu 37 ans à Tokyo, il vit actuellement à Taipei ou il est né.
Il arrivait fréquemment qu'un nouvel arrivant dans le dojo demande à Su Dong-Cheng "Senseï, comment fait-on pour respirer ?" Invariablement, avec une dose d'humour non dissimulé, Su senseï répondait à la manière des vrais artistes martiaux : "Respirer est une fonction naturelle et automatique. Et si vous ne respiriez pas, vous ne poseriez pas la question, pour la bonne raison que vous seriez mort.". Evidemment, il existe des méthodes de respiration variées pour améliorer des capacités dans les domaines de la santé ou de l'art martial et Su senseï les pratiquait et en enseignait parfois.
Il en est de même en ce qui concerne le ki. Un jour, une équipe d'une chaîne de télévision française est venue à Tokyo pour faire un reportage sur le ki. Ayant entendu parler de Fujita senseï, elle est venue l'interviewer et le filmer. À cette occasion, pour sa démonstration, il choisit un camarade français, Christian Foulon, pratiquant solide, et aguerri en Aïkido et en Karatedo Shotokan. Christian avait déjà à ce moment là 7 ou 8 ans de pratique quotidienne à l'Aïkikaï Hombu Dojo, et au Hombu Dojo de la Japan Karatedo Association, le centre mondial du Karatedo Shotokan.
Fujita senseï posa sa main sur la poitrine de Christian, et d'un bref mouvement en forme de vague le fit reculer de quatre mètres tel un pantin désarticulé. Il avait démontré de manière éclatante sur un partenaire aguerri à la pratique des arts martiaux et du combat, une réelle et impressionnante efficacité. Fujita senseï, comme à son habitude, expliqua sommairement mais concrètement, comment il obtenait ce résultat.
Ensuite, comme n'importe lequel des japonais de l'archipel l'aurait sans doute fait, Fujita senseï répondant au questions du journaliste, en mimant ces émotions, expliqua qu'il y avait toutes sortes de ki, comme le ki de la joie, le ki de la colère etc. Il faut savoir que le mot ki fait partie intégrante du vocabulaire de la langue japonaise et revient très souvent dans de nombreuses expressions et mots comme kimochi (sentiment, sensation), genki (être en forme), byoki (être malade), ki ga nagai (être patient), ki ga mijikai (être impatient), ki o tsukeru (faire attention), heiki (rester calme), honki (sérieux, sincère), denki (l'électricité), ki ni iru (plaire), ki chigai (fou), kiraku (agréable), tenki (le temps), yuuki (le courage), etc.
Le journaliste ne devait pas s'attendre à ce genre de réponses, et pensa peut-être que le maître se moquait un peu de lui, car il n'inclut pas Fujita senseï dans le reportage, et lui préféra des experts martiaux sans doute moins pragmatiques mais plus télévisuels. L'homme a besoin de rêver et la télévision doit montrer du sensationnel. Pour le journaliste Fujita senseï avait un défaut, celui d'être trop pragmatique et de réduire le côté sensationnel du ki. Et pour le journaliste, le ki ne pouvait vraisemblablement pas s'expliquer par la simple mécanique du corps ou des émotions.

La forme et l'intention
Un phénomène étonnant se produisait chez maître Su Dong-Cheng quand il nous montrait une forme de Xingy Quan (boxe de la forme et de l'intention). Il arrivait souvent que ses poils se hérissent sur chaque mouvement en même temps que nous ressentions une présence impressionnante. Il faut savoir que cet art martial interne porte une attention primordiale à l'union de la forme et de l'esprit, c'est à dire que chaque mouvement est dirigé par l'esprit et non exécuté d'une manière simplement mécanique. Quand le mouvement vient vraiment des profondeurs de l'être, le corps réagit et la manifestation extérieure en est le hérissement des poils.
Après deux années de pratique environ, ce phénomène est apparu soudainement chez moi, après une nuit mémorable de l'été 1990 passée dans une ruelle de Hyakunin cho, un quartier de l'arrondissement de Shinjuku à Tokyo en compagnie de Su Dong-Cheng et d'un professionnel de Karatedo venu de France travailler avec lui quelques semaines. Le lendemain en me rendant à l'Aïkikaï, je traversais la rue quand une voiture est arrivée. Pas très vite, mais suffisamment pour déclencher à ma grande surprise, malgré la chaleur du mois étouffante de l'été Tokyoïte, une extrême horripilation et un sentiment de puissance, de lucidité et de bien être jamais éprouvée auparavant. Il fut évident pour moi que l'élément déclencheur de ce phénomène était les événements de la nuit passée. Suite à cette expérience, j'ai compris ce que voulais dire utiliser l'intention dans l'art martial et le bien-être, et découvert que je pouvais développer cette capacité avec différentes méthodes pour l'utiliser à volonté. Depuis cette époque, ce phénomène apparait aussi naturellement dans certaines situations.
Si cette fameuse nuit avait été l'élément déclencheur de cette capacité à faire circuler le ki puissamment, je me suis rendu compte après mûre réflexion que certains exercices exécutés sous la direction de Su Dong-Cheng m'avaient préparé à cela. Ces exercices étaient des mouvements de contrôle des mouvements fondamentaux du corps humain du Xingy Quan, du Bagua Zhang, et du Taiji Quan. Par exemple, en exécutant les mouvements, nous devions compter jusqu'à trois pour chaque partie du corps : 3 comptes pour les jambes, 3 comptes pour le buste, 3 comptes pour les bras, 3 comptes pour le cou et l'intention. Cette façon de compter en exécutant les mouvements nous paraissait au tout début inutile, et nous ne comprenions pas à quoi cela pouvait servir. Mais très vite nous avons découvert, mes camarades français et japonais, que c'était au contraire un exercice fondamental pour développer la puissance, la vitesse, la capacité à changer, et activer le système nerveux.
En général, on ne peut pas contrôler volontairement ce phénomène car il dépend du système nerveux autonome qui n'est en principe pas dirigé par la volonté. Par exemple les poils du chat se hérissent quand il se sent agressé. Nos poils se hérissent en réaction au froid, ou sous le coup d'une émotion. Mais dans le Xingy Quan nous pouvons contrôler ce phénomène qui nous prépare à l'affrontement ou à la fuite. Je voudrais préciser ici que le hérissement n'est que la partie visible de nombreuses réactions physiologiques déclenchées dans le corps à ce moment là.

Rencontre et discussion sur le ki avec une secte à la gare d'Ochanomizu
Un jour d'été ou j'attendais une amie devant la gare d'Ochanomizu, un couple de japonais s'approcha de moi et me parla de leur groupe (c'était une secte dont j'ai oublié le nom) qui développait soi-disant le ki. Après les avoir écouté quelques minutes, j'activais mon système nerveux et mes poils se dressèrent. Puis, je leur demandais s'ils étaient capables de le faire aussi. À première vue ils en étaient incapables, et dépités ils se défilèrent sans demander leur reste.
Aoki Hiroyuki
(Né en 1936 à Yokohama) Fondateur du Shintaido. Il fut l'élève et l'assistant de Egami Shigeru, maître de Karatedo Shotokai.
Pendant un stage de Shintaido animé par le fondateur Aoki Hiroyuki, nous courions en cercle dans le dojo quand, soudain, je me suis écroulé sans que je ne ressente aucune action tangible. Aoki senseï m'avait à peine effleuré la jambe à un endroit et d'une manière bien précise. Avec quelques consignes et un "peu" de pratique, on peut y arriver sans trop de difficultés.
Les pratiquants du Shintaido renforce puissamment les hanches et en même temps le ki, par des exercices physiques intensifs. L'un de ces exercices consiste à avancer avec la force des hanches, parfois jusqu'à ce qu'les pratiquants s'écroulent d'épuisement. Ils ne doivent pas abandonner mais continuer comme ils peuvent, par exemple en rampant jusqu'à qu'un second souffle leur permettre de recommencer. Le résultat est stupéfiant. On en sort gonflé à bloc, le corps et l'esprit unifiés de façon incroyable. Les pratiquants de Shintaido développent un ki puissant, mais aussi une grande sensibilité avec d'autres exercices.

Wang Chang-An
(Né en 1957, province du Henan en République populaire de Chine) – C'est l'un des maîtres héritiers de la 12ème génération de Taiji Quan de style Zhaobao, un style ancien ayant conservé ses capacités pour le combat.
Pendant plusieurs années, j'ai fait de nombreux séjours d'étude intensive sur le Taiji Quan de style Zhaobao, principalement dans un village du nom de Zhang Mutou en République Populaire de Chine (RPC). Pour me corriger sur les postures du Taiji Quan de Zhaobao, Wang shifu (professeur en chinois) avait une méthode bien à lui. Il m'enfonçait ses doigts qui étaient durs comme l'acier dans le corps. La méthode rustique et pas très agréable, était très efficace. Il m'obligeait ainsi à me positionner de façon correcte. C'était très bizarre, et difficile à expliquer avec des mots : je ressentais paradoxalement une forte douleur dans la cuisse sur laquelle était posée le corps, tandis qu'une puissante énergie (ki) circulait dans mon corps. C'était étonnamment une sensation vraiment très agréable. La douleur musculaire de la cuisse n'est pas une douleur "désagréable" (pour des pratiquants aguerris) comme peut l'être par exemple une douleur du genou qui est une articulation. Globalement, je ressentais la puissance de la posture (quelques aikidokas de mes amis ont en fait l'expérience et savent de quoi je parle).
Dans un autre registre, quand Wang shifu me faisait ressentir des applications martiales, son placement et son contrôle du corps étaient d'un tel niveau que malgré un contact très très léger, j'étais comme un fétu de paille et avait l'impression que d'un petit mouvement imperceptible il pouvait me briser en mille morceaux. Un jour, avant d'appliquer la technique sur moi, et d'un regard qui hypnotisait presque, il me dit : "气吃人" (prononcer chi che jen). Ce qui signifie : "Le ki mange la personne.". En effet, rien que par son placement, avant qu'il ne finisse d'appliquer la technique, j'étais déjà complètement déstabilisé. Finalement, le terme manger convient tout à fait.
Une autre fois, où je lui avais posé une question sur une technique qui se nomme "開合" (prononcer kai re), Wang shifu, qui était à 3 ou 4 mètres de moi, bondit avec une vélocité à tel point surprenante, que je n'eus même pas le temps d'esquisser le moindre début de mouvement. Il me percuta des deux paumes à la poitrine d'un coup bref mais très léger (du moins, c'est ce que j'ai ressenti). Le résultat fut époustouflant. Je me retrouvais comme par magie en haut d'un escalier de six marches qui se trouvait à deux mètres derrière moi. Comment est-ce que j'avais pu me retrouver en haut de cet escalier qui était dans mon dos sans me rendre compte que je le grimpais ? La technique à haut niveau cause parfois des effets surprenants.

Foulon Christian
Sei shihan de Shintaido, il fut l'élève de Okada Mitsuru et d'Aoki le fondateur. Il vécut et s'entraîna quotidiennement une quinzaine d'années au Japon. Il pratiqua l'Aïkido, le Karaté Shotokan, le Shintaido et le Xingy Quan.
Un ami de Christian, Mukae Kenji, directeur d'une boîte de publicité avait besoin de deux "gaijin" (deux étrangers) pour faire des photos dans la montagne pour un magazine de trekking "Yama to keikoku" (Montagnes et plaines). Christian m'avait appelé et nous étions partis tous les trois cet hiver de 1993, pour la montagne. Christian voulait faire d'une pierre deux coups, le travail et la pratique de la méditation d'un genre un peu particulier. Il avait donc choisi l'endroit : la cascade "Shassui no taki", aux environ de la station Shin-Matsuda qui est à environ 40 mn de Tokyo.
Nous avons posé tous les deux dans un petit cours d'eau, tee-shirt mouillé avec des bouteilles de plongée pour une pub. Il faisait évidemment assez froid, mais cela ne dura heureusement pas trop longtemps. Les photos terminées, nous ramassâmes du bois autour de nous, en fîmes un gros tas, et l'allumâmes. Après avoir effectué un rituel traditionnel, Christian rentra sous la cascade et commença sa méditation. Je devais juste me tenir à l'extérieur de la cascade en cas d'incident à cause de la puissance de l'eau, et surtout du froid. Il y resta environ 5 minutes. Quand il ressortit, il se sécha et se réchauffa près du feu, puis nous allâmes dans un onsen à quelques kilomètres en contre-bas. Après nous être réchauffés dans l'eau soufrée à 40°, nous avons bu une bière avant de repartir vers Tokyo, le corps et le cœur réchauffés, contents d'avoir accompli quelque chose, chacun à sa manière.

Je laisse à présent mon ami Christian lui même clore cet article en évoquant son expérience de la cascade et du ki :
"Les motifs de faire une ascèse sous une cascade et sa relation avec le "ki" ? Je crois que… plus on en parle, plus on écrit, plus on se fait une idée du "ki", moins c’est le "ki". C’est plutôt quelque chose qui est au-delà de toutes explications et de toutes pensées, c’est quelque chose qui se ressent, qui est à la source de toute énergie et qui est la "vie même".
On pourrait imaginer que pour se décider à entrer dans une cascade comme celle de Shassui, gelée l’hiver, jaillissant 70 m plus haut et rebondissant sur le rocher avant de tomber dans une vasque 20 m plus bas, il faut un mental fort et être en forme physiquement. Mais finalement je pense que non. Je m’explique.
Certes le premier but est pour l’adepte une volonté de communication et d’harmonisation avec la Nature, avec la cascade bien sûr, avec sa vérité intérieure, son être intérieur profond, et finalement, avec la vie elle-même. Dans notre vie quotidienne nous avons du mal à être vraiment nous-mêmes, toutes les sollicitudes matérielles, nos activités diverses, nous éloignent petit à petit de cette connaissance et de cette harmonie avec l’univers et avec tout ce qui nous entoure. Nous sommes pris dans une certaine inertie, les habitudes diverses nous empêchent d’être évolutif et d’avancer en clarifiant notre vie.
Si nous étions vraiment fort nous serions à même, dès qu’on sentirait qu’il a un décalage entre nous, l’univers et l’ensemble constituant notre monde, cette chose insondable appelée "ki", de pouvoir nous mettre automatiquement en état de méditation et revenir à nous-mêmes et avancer vers la complète connaissance de soi et de l’univers. C’est justement parce que nous ne sommes pas fort qu’il est très intéressant de rentrer dans une cascade (si notre état de santé le permet bien sûr), car la cascade est toujours à cent pour cent elle-même, et quand nous sommes sous le flot d’eau froide et la forte pression, il se passe un changement radical presque immédiat. Bien sûr si on ne supporte pas, on peut sortir aussitôt. Mais si on décide de patienter quelques secondes, voire une minute, la cascade nous accueille en elle et nous transmet son état, qui est celui d’être toujours en harmonie avec tous les éléments. Quand on ressort de cette expérience on se sent être l’eau et un avec tout. Nous nous sentons beaucoup plus équilibrés, comme si nous avions reçu des pouvoirs nouveaux, alors que nous avons retrouvé momentanément nos facultés, notre liberté, notre naturel et notre spontanéité. Nous sentons notre véritable soi grâce au "ki" universel qui nous relève pour un certain temps.
Ceci dit, le but du keïko, de l’entrainement assidu, est d’être et de devenir ce ki qui nous accompagne de plus en plus en fortifiant notre corps et notre esprit au fil de longues années de pratique avec des techniques précises, mises en place par les fondateurs des différents arts comme celui de l’Aïkido.

Je crois que le ki est une énergie et une conscience qui se perçoivent essentiellement lorsque nous sommes dans un état de transcendance, et qui sont bien au-delà de toutes les affaires physiques et mentales humaines. Il faut être au-delà de soi-même pour le percevoir, s’harmoniser avec lui, le capter et le diffuser à l’intérieur de notre corps et de notre esprit, pour pouvoir agir avec lui en pleine maitrise de soi, aussi bien par exemple dans un cours d’Aïkido que dans la vie de tous les jours, quoique cela soit bien plus difficile.
Le quotidien étant le vrai dojo il n’y est pas facile d’y être au point tout le temps. Cela est le but de la pratique des arts martiaux, je pense. Ce qui perçoit cette force, cette paix, cette conscience que l’on appelle le ki ne peut être que notre être intérieur vrai, celui qui est nous, qui est intuitif, spontané et naturel. Notre physique corporel étant trop mental, et notre mental étant trop physique, il est impossible qu’avec ces parties extérieures de notre être on puisse percevoir clairement la réalité et contrôler son univers, son ki.
Si nous avions conscience de tout cela, nous n’aurions guère besoin finalement de faire des ascèses sous des cascades, ou de pratiquer un art de longues années. Mais heureusement que ces pratiques merveilleuses existent et que nous pouvons au fil des entrainements nous transformer et nous changer petit à petit. Bien souvent la plupart des pratiquants oublient ces réalités et restent dans le domaine physique et technique. Ils trouvent un réconfort dans l’expérience et les facultés intermédiaires qu’ils acquièrent, mais ceci est très loin d’être suffisant pour comprendre et devenir ce pourquoi ces pratiques ont été créées."
Ces quelques anecdotes vécues au Japon et en Chine montrent que le concept du ki recouvre en réalité d'innombrables aspects...

Bio-express
Philippe Grangé est né en 1957. Débutant l'Aïkido en 1972, il partira vivre au Japon en 1984. Il y étudiera le japonais, et pratiquera intensivement l'Aïkido, en particulier avec Yamaguchi Seïgo senseï. Il pratiquera aussi le Shintaïdo, et les arts internes chinois avec le maître Su Dong-Chen. Philippe Grangé est l'auteur du livre "Le corps Aïki". Il enseigne à Gradignan et dans de nombreux stages. Vous pouvez le retrouver à aikido.artsinternes-phgrange.com.
Article paru dans le numéro 15 du magazine Dragon Spécial Aïkido :

Pour aller plus loin sur le ki :
Qu'est-ce que le Ki ? 11 maîtres s'expriment
Ki, tentative d'analyse philosophique par Suga Toshiro
Réflexions au sujet de Ki-Awase
