Atemi – La frappe et le corps
Grâce à sa connaissance de la langue japonaise, Malcolm Tiki Shewan nous guide dans les interprétations riches et variées de la notion d'atemi. Après cette analyse linguistique, il évoque ensuite les multiples utilisations possibles de l'atemi en fonction de la stratégie et de l'objectif final.
Photo Jo Keung
Je prends beaucoup de plaisir lorsqu’on me demande d’élaborer sur un concept en Budo - soit durant un cours soit pour un article comme celui-ci. Cela me donne l’occasion de faire table rase, et de repenser les diverses dimensions qui constituent même un concept simple. Le thème ici est un bon exemple, car la majorité des idées à ce sujet se centre autour d’un simple coup de poing. L’idée d’atemi est loin d’être aussi simpliste, mais, en effet, cela peut être aussi ça.
Les pratiquants d’Aïkido ont différents points de vue au sujet des atemis. Il y a ceux qui voient la discipline comme une Voie avec une intention paisible et, ainsi, il n’y a pas de place pour l’atemi dans cette pratique. Et il y a ceux qui conçoivent l’atemi comme étant parfaitement intégré, et non contradictoire, dans la réalisation de ce Budo.
Analyse des kanjis d'atemi
Atemi est composé de deux caractères. Commençons par le deuxième caractère qui est simplement celui pour "le corps (humain)". Cependant nous verrons que c’est son interaction avec le premier caractère qui donne les nuances d’interprétation au mot atemi. Nous trouvons souvent ce kanji dans notre vocabulaire d’Aïkido : irimi, aï-hanmi, gyaku-hanmi, hito emi, sutemi et… atemi.
Il y a un autre kanji qui signifie aussi le corps que nous rencontrons souvent : "taï". Comme dans taï sabaki, taï no henka, taïjutsu, gotaï, jutaï, ekitaï, taïso, etc… Ce caractère "taï" est composé de deux radicaux - homme (jin) et base (hon). Le caractère "mi" utilisé dans atemi serait lui, dit-on, issu d’une image d’une femme enceinte. L’idée implique, peut-être, quelque chose qui se développe à l’intérieur. La différence est une subtilité que nous devons laisser à des spécialistes de la langue japonaise. Je vous laisse, donc, avec matière à réflexion… Notez que l'on rencontre aussi le terme "taï atari" pour signifier une frappe avec le corps.
Le premier caractère "a(teru)" présente des interprétations diverses nous menant à des visions très différentes, et donc intéressantes, lorsqu’on cherche à les appliquer à notre discipline. Le "ate" d'atemi est un kanji qui peut avoir les sens suivant : placer, appliquer, mettre, toucher la cible, estimer, réussir, deviner juste, confiance, etc... L'infinitif est "ateru", et "atari" veut dire un succès, une réussite, une frappe ou un coup, en escrime – "touché". Atari est ainsi utilisé pour exprimer le "checking" en hockey sur glace, et un joueur de Go connait "atari" comme voulant dire qu’il est en danger imminent de capture. "Atarimasu" veut dire "avoir raison", ou "être correct", ou encore "faire face". Il est facile de voir que ce mot est très utilisé dans des contextes très variées dans la langue japonaise.
Littéralement les deux caractères veulent donc dire "corps-frappe", et cela indique les méthodes pour diriger un coup vers des points vitaux et vulnérables chez l’adversaire moyennant les poings, coudes, genoux, pieds, armes, etc... Les systèmes développés sur ce principe sont ainsi appelés Atemi-jutsu, Atemi-waza ou Ate-waza.
Photo Jo Keung
Les points vitaux, kyushos
Les points vitaux sont classés sous l’appellation "kyushos" (parfois tsubo). Ces points sont particulièrement susceptibles aux applications (variables) de force, percussion ou pression, qui ont pour résultat des douleurs, l’inconscience, l’évanouissement, des effets cardiaques, ou même la mort. Il est aussi vrai que ces points ne sont pas seulement des points vulnérables, mais aussi des points de guérison que l’on retrouve dans l’acupuncture. Comme partout dans les systèmes orientaux nous trouvons des aspects yin et yang.
Il existe un très grand nombre de points qui a chacun un effet différent et plus ou moins fulgurant, et les viser avec précision est un sine qua non dans les Budos. Dans de nombreuses écoles employant la canne (tanjo), le baton (jo), d’autres armes de percussion, ou des armes dissimulées (hibuki) de petite taille (tanbo, shuriken, tenouchi), c’est la précision par rapport aux kyushos qui permet d’égaliser le rapport avec les armes tranchantes comme le sabre (katana) considéré comme plus puissant et supérieur.
En règle générale en Aïkido, nous pouvons nous contenter de connaître un nombre réduit de kyushos car notre discipline ne se spécialise pas que dans les atemis. On peut remarquer que la majeur partie des points qui nous intéressent se trouvent sur la ligne centrale du corps (devant et derrière). Il existe des ouvrages consacrés à ce sujet en français, notamment celui d'Henry Plée et Saïko Fujita – "Points Vitaux, l'art sublime et ultime".
Tamura Nobuyoshi
L'utilisation des atemis
Pour manipuler les atemis avec efficacité il est nécessaire de maîtriser trois éléments techniques :
1) Connaître parfaitement les kyushos et les effets de chaque point visé;
2) Savoir manier l’arme (main nue ou arme propre) pour atteindre le point et procurer l’effet désiré;
3) Déterminer la stratégie de frappe (ou application) pour obtenir le résultat recherché.
Cet article n’a pas pour but de faire un cours sur l’art de l’atemi, mais il suffit de dire que l’atteinte du point vital exact déterminera le résultat, et que chaque point nécessite une technique précise d’attaque. Par exemple, pour un coup porté au plexus solaire (suigetsu), au foie (inazuma), ou au rein (jinzo), un coup du poing fermé fera l’affaire. Mais pour un coup porté à la base du cou (sur le cartilage thyroïdien, hichu), ou en dessous du nez (jinchu), serait plus efficace par l’utilisation du tranchant de la main (tegatana). Il est évident que ces différents éléments purement techniques exigeront beaucoup d’heures de travail pour être bien maîtrisés. Tout pratiquant de Budo ne pourra que tirer bénéfice du temps qu’il passe dans cette étude.
Ensuite il faut considérer les "objectifs différents" pour lesquels on va employer des stratégies adaptées.
Les cas suivants résument un certain nombre de stratégies d’application :
1) Effectuer véritablement un atemi dont les conséquences sont absolues;
2) Frapper pour un effet non mortel, amenant cependant à l’abandon par l’adversaire;
3) Créer un effet de désorientation majeur de l’adversaire;
4) Procurer un déséquilibre physique et mental permettant l’application d’autres techniques ensuite;
5) Faire en sorte qu’une réaction permette une technique suivante (projection, immobilisation);
6) Réussir une transformation simultanée de l’atemi en technique de projection ou d’immobilisation;
7) Distraire l’adversaire par une feinte sérieuse pour faciliter une exécution technique (projection, immobilisation);
8) Exploiter une ouverture chez l’adversaire pour qu’il ne puisse pas agir à ce moment.
Je pense avoir cité ci-dessus les situations habituelles de stratégie, mais ceci est non exhaustif.
Regardons plus précisément ces objectifs pour mieux cerner les possibilités.
Dans 1) le sens est clair - l’atemi fulgurant direct, pur et simple, ou éventuellement, en fin de technique.
Dans 2) il est aussi clair que si l’adversaire est K.O. ou qu’il a la jambe cassée, l’agression est résolue. Je vous invite (avec un sourire) à vous rappeler la scène de bagarre dans le film d’Akira Kurosawa "Barbe Rousse".
Ces deux cas précédents ont le fâcheux désavantage d’être difficiles à reproduire dans l’entrainement - je dis cela en blaguant parce que, tout simplement, on ne peut pas les faire dans l’entrainement, bien sûr…
Pour le 3) on peut imaginer un coup porté aux yeux par les doigts d’une main ouverte et souple, qui aveugle temporairement l’adversaire – l'empêchant ainsi de poursuivre.
Dans le cas 4) un coup porté au foie (inazuma) lors de son entrée (irimi) serait une bonne préparation pour une technique tel ikkyo ou irimi nage par exemple.
Dans 5) on peut envisager le cas de katadori menuchi ikkyo où l'on porte un coup instantanément vers le visage de l’adversaire (précédant son men-uchi) permettant de prendre contrôle de son bras levé pour faire ensuite l’immobilisation ikkyo, nikyo, sankyo etc…
Le 6) est une application très intéressante, et que l’on peut considérer comme une technique de haut-niveau. Un bon exemple serait de faire un tsuki irimi nage (chokusen), ou katate-dori kokyu nage où on ne se laisse pas saisir mais, plutôt, on mène l’adversaire en avant pour ensuite rentrer comme si on faisait l’atemi.
Le 7) est le cas le plus souvent utilisé par les pratiquants. Une feinte, visant à vraiment faire croire au coup à l’adversaire, est effectuée lors de la technique permettant ainsi de mieux réussir la suite. Katate dori ou shomen uchi shiho nage est un exemple typique.
En 8) au cours de l’exécution d’une projection ou une immobilisation, on place un atemi qui peut augmenter les effets globaux de la technique. Un bon exemple serait aï-hanmi katate-dori sankyo où on place l’atemi lorsque la prise de sankyo est effectué.
Maintenant, tout ceci ayant été dit, nous pouvons regarder quel rôle l’atemi peut avoir dans la discipline de l’Aïkido.
Le rôle de l'atemi en Aïkido
Je commencerai par dire tout simplement que tous les maîtres d’Aïkido avec qui j’ai étudié, considéraient que l’atemi faisait partie intégrale de la pratique de la discipline. Un jour en conversation avec maître Tamura il m’a raconté l’histoire suivante :
Un jour quelqu’un avait posé la question à Osenseï Ueshiba, créateur de l’Aikido, s’il pouvait résumer en peu de mots en quoi consistait sa discipline ? Il a répondu sans hésiter "Irimi – atemi".
Cette réponse peut sembler énigmatique selon la compréhension que l’on a du concept d’atemi - plus particulièrement si on le voit comme un simple coup de poing. Cependant, comme nous l'avons noté plus haut, le kanji "ate" a un nombre de significations multiples qui peut nous amener à des compréhensions différentes. Par exemple : "frapper le corps", "frapper avec le corps", "atteindre le corps", "désorienter le corps", "faire face au corps", "assimiler correctement le corps", "viser le corps", "deviner juste dans son corps", "toucher précisément le corps de l’adversaire", etc...
Je pense qu’il est sage de dire que le terme atemi est extrêmement flexible, et peut donner lieu à d’innombrables interprétations. Que doit-on penser de l'action où lors on se sert d’un seul cri (kia) pour "frapper" l’adversaire ? Est-ce que cela peut être inclus comme "atemi" ? Je pense que oui. Une feinte, lorsqu'elle est faite correctement, laisse l’adversaire croire avec conviction à l’action suggérée. Dans ce cas l’atemi ne percute peut-être pas, mais son effet créée la situation voulue. Cherchons à élargir notre compréhension et nous ne trouverons plus de contradictions.
Lors d’un séminaire avec maître Arikawa Sadateru à Paris, la question de l’atemi fut posée. Pendant les quatre heures qui suivirent, il a développé exemple après exemple l’utilisation de l’atemi - tous différents les uns des autres. A la fin du cours il a dit que la place de l’atemi dépendait de ce qu’on appelle le "ri-aï" de l’Aïkido. Cette idée de ri-aï (logique continue/homogène dans la construction technique) est centrale à la discipline. C’est le Principe commun (universel) qui fait que les mouvements à main nue sont liés (peuvent se convertir) aux mouvements du ken, du jo ou du tanto. Pour Arikawa senseï l’atemi était clairement un aspect des mouvements qui permettrait un transformation en une projection, en une immobilisation, ou un mouvement aux armes. Ou, en effet, un éventail, ou un stylo Bic !
Je vous laisse ainsi, je l'admets, sans réponses précises. Mais avec l’espoir que votre compréhension de l’atemi est quelque chose d'un peu plus vaste, et la conscience qu’elle mérite une étude sérieuse avant de formuler une définition basé sur une idée d’agressivité. Déstructuration peut-être, mais pas simplement destruction.
D'autres articles de Malcolm Tiki Shewan :
- Au sujet du terme maître
- Kokyu et kokyu ryoku dans les Budos et l'Aïkido
- Réflexions sur la pratique de l'Aïkido et du sabre
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