Interview Hino Akira, "Le Tengu de Wakayama"
Les montagnes de Wakayama à l'est de Kyoto ont de tout temps été considérées comme un lieu emprunt de spiritualité. Abritant le complexe de temples du mont Koya, la cascade sacrée de Nachi et des dizaines de sanctuaires, c'est là que naquit Ueshiba Moriheï, fondateur de l'Aïkido. Et c'est là que Hino Akira, l'un des plus grands maîtres d'arts martiaux contemporains a bâti sa maison et son école, le Hino Budo Institute.
Hino senseï est un personnage de roman. Grandissant dans les bas-fonds d'Osaka il sera très tôt le témoin et parfois l'acteur involontaire de violentes rixes. Adolescent il s'oriente vers la musique qui l'orientera indirectement vers la Voie des arts martiaux. Auteur de nombreux livres et vidéos il est aujourd'hui un de ceux dont la voix porte bien au-delà des frontières du monde martial. Aujourd'hui médaillés olympiques, champions de Kick-boxing et de combat libre, footballeurs et joueurs de rugby professionnels côtoient danseurs, acteurs et thérapeutes pour venir étudier auprès de lui l'utilisation efficace du corps selon les principes du Budo.
Rencontre avec un maître d'exception.
Senseï, quand avez-vous commencé la pratique des arts martiaux?
J'avais vingt et un ans. J'ai commencé par pratiquer le Shorinji Kempo, mais pas celui qui est connu en Occident. Le style que j'ai étudié est une toute petite école très ancienne dont mon professeur était le 36ème soke.
C'est une école qui n'a aucun rapport avec le Shorinji Kempo développé par So Doshin?
Absolument aucun. Les techniques sont totalement différentes. Le Kempo que je pratiquais était un Kobujutsu, une école de techniques martiales traditionnelle japonaise. On y pratiquait aussi bien les techniques à mains nues que les armes anciennes telles que le kusarigama.
Et cela s'appelle aussi Shorinji Kempo?
Oui, bien que leurs racines aient été totalement différentes, ces deux écoles portaient exactement le même nom. L'affaire a malheureusement été portée devant les tribunaux qui tranchèrent en faveur de cette petite école car elle possédait les preuves les plus anciennes de son existence au Japon, ce qui est naturel puisque le Shorinji Kempo de So Doshin est originaire de Chine.
Pour quelles raisons avez-vous débuté la pratique des arts martiaux?
(Rires) Au départ c'était pour la batterie. Je suis batteur de jazz et je n'arrivais pas à égaler la puissance des musiciens occidentaux. Alors que je cherchais une solution à ce problème je me suis souvenu d'une personne qui enseignait les arts martiaux dans le voisinage, et dont j'avais trouvé que d'une certaine manière les mouvements présentaient une similarité avec ce que je cherchais à faire. C'était le soke du Shorinji Kempo.
La pratique vous a-t-elle apporté ce que vous cherchiez?
En fait, très vite un problème m'a sauté aux yeux. Je me suis rendu compte qu'à pratique égale les gens de petit gabarit ne pouvaient rivaliser avec ceux ayant un gros gabarit. Plus encore je me suis aperçu que l'entraînement, au lieu de résoudre ce problème, figeait la situation et rendait la victoire des petits impossible.
J'ai trouvé ça étrange et j'ai commencé à avoir des doutes. J'ai alors été dans de nombreux ryuha, mais où que j'aille la puissance physique restait un facteur majeur qui limitait les possibilités de ceux qui en étaient dépourvus.
Au Japon il y a un très ancien proverbe qui dit "Ju yoku go o seï suru." Cela signifie que les choses souples l'emportent sur celles qui sont dures, que la douceur surpasse la force. J'avais entendu cette phrase de Mifune Kyuzo lorsque j'étais en primaire.
Mifune Kyuzo est véritablement l'un des kamis du Judo. A l'époque il n'y avait pas de télé mais il y avait ces sortes de petits livres ou des photos successives sont liées ensemble et que l'on regarde en faisant glisser les pages entre ses doigts pour avoir une impression de mouvement. Et il y en avait avec Mifune. C'est ainsi que j'avais découvert son célèbre kukinage à l'école primaire. J'étais stupéfait!
Si la souplesse l'emporte sur la force pourquoi les petits ne pouvaient-ils vaincre les grands? Je trouvais cela étrange et j'ai alors commencé a chercher par moi-même tout en continuant à aller voir et pratiquer dans d'autres écoles en même temps que je continuais le Shorinji Kempo.
(Note du traducteur : -Ryuha: école traditionnelle.
-Kami: en japonais on appelle kami les esprits divins. Certaines personnes ayant atteint une technique divine sont appelée kami de leur vivant en rapport avec leur domaine de réalisation. Cela est à différencier du statut de kami que l'on atteint dans la mort.
-Mifune Kyuzo: Mifune (1883/1965) fut l'un des plus grands maîtres du Judo. Surnommé "l'homme qui n'a jamais été projeté" et le "Dieu du Judo", il fut l'un de ceux qui aidèrent Kano Jigoro à formaliser la discipline qu'il créa.)
-Kukinage: Projection de l'air, célèbre technique de Mifune qui était comparée aux Kokyu nages de Ueshiba.)
Vous avez alors ouvert votre propre Dojo?
Non. Je continuais ma carrière de batteur professionnel et pour être franc, au fond de moi je commençais à croire qu'il était impossible au faible de vaincre le fort… Je continuais à pratiquer et chercher seul mais j'avais à moitié renoncé à trouver un principe permettant au souple de vaincre le dur.
Je n'avais aucune piste quand j'ai appris par hasard qu'un professeur chinois venait d'être invité à enseigner le Taï Chi Chuan et le Kung-fu de Shaolin au Japon. Je me suis dit que ce principe existait sans doute dans les arts martiaux chinois et je suis allé observer.
Le professeur était une femme, une grand-mère à la pratique très souple. J'étais perplexe et je me demandais s'il s'agissait d'une gymnastique de santé ou d'une technique martiale. Je lui ai posé la question et elle m'a répondu que c'était un art martial. Je lui ai alors dit: "Excusez-moi mais si c'est un art martial auriez-vous la gentillesse de me montrer ce que vous faites contre un chudan tsuki par exemple?". Elle m'a dit qu'il n'y avait aucun problème et je l'ai attaquée. Avant que je comprenne ce qui m'arrivait j'étais projeté!
Je me suis dit "Ca existe!". Bien que je ne sois pas grand j'étais encore un jeune homme plein de vigueur et une grand-mère venait de surpasser mon attaque grâce à la souplesse. Je venais de découvrir qu'il existait réellement des principes permettant de surpasser la force par la douceur. J'étais sidéré mais je venais de découvrir une des clefs qui me permettrait de continuer ma recherche.
Vous avez alors débuté la pratique des arts martiaux chinois?
J'ai demandé à ce maître de m'enseigner sa technique mais elle m'a répondu que c'était impossible. Que le temps qu'elle restait au Japon était trop court et que j'étais trop âgé. J'avais plus de vingt-cinq ans et elle considérait que cela était trop vieux pour débuter la pratique des arts martiaux chinois, que pour atteindre la véritable efficacité il fallait commencer à pratiquer très jeune. Je lui ai répondu que ça m'était égal et je lui ai demandé ce que je devais faire.
Il y avait dans son style une forme qui s'appelait Unshu, les mains nuages. Elle me l'a enseigné et m'a conseillé de la pratiquer quotidiennement.
C'est à cette époque qu'un de mes amis qui étudiait le Shito ryu Karaté m'a proposé de venir m'entraîner dans son Dojo. Je lui ai répondu que je n'étais pas intéressé car le Karaté reposait sur l'utilisation de la force mais il m'a répondu que ce n'était pas le cas là où il étudiait et que le Shito ryu qu'il pratiquait était très souple.
Dans ma tête j'étais persuadé qu'il n'existait pas de tel Karaté mais j'ai accepté d'aller voir. Et il s'est avéré que la pratique de son maître était réellement souple. Il avait au moins vingt ans de plus que moi et il m'a invité à l'attaquer. Je l'ai frappé avec toute ma puissance mais il a dévié l'attaque avec une douceur et un relâchement incroyables. C'était exactement la même sensation que j'avais eue lorsque j'avais attaqué le maître chinois.
Vous avez alors commencé à pratiquer le Shito ryu Karaté?
Oui. J'ai compris à ce moment qu'il existait un type de pratique fondé sur le relâchement chez certains maîtres de Karaté. C'est en fait logique dans la mesure où le Karaté a été en partie créé sur la base de techniques originaires d'Okinawa et de techniques venues de Chine.
Le maître me dit un jour: "A l'origine les techniques du Karaté étaient destinées au champ de bataille. Il ne s'agit pas d'un sport et les techniques sont inutilisables si elles ne sont pas effectuées en étant relâche."
En m'entraînant là-bas j'ai compris que mes recherches personnelles faisaient fausse route. Pourtant paradoxalement je crois que c'est grâce à ce travail et ces erreurs que j'ai pu ouvrir les yeux.
C'est ensuite que vous avez ouvert votre Dojo?
Oui. Après quelques années j'ai finalement ouvert mon propre Dojo avec la bénédiction de mon maître de Shito ryu. Et en réalité c'est à partir de là qu'ont véritablement commencé mes recherches.
Auparavant j'avais lu les écrits d'Itto Ittosaï, Yagyu Sekishusaï et autres kenshis, mais je ne comprenais pas comment mettre leurs principes en pratique. La pratique dans le Dojo de Shito ryu m'avait apporté de précieux indices qui m'ont permis de réellement avancer dans ma recherche. Même si ma pratique actuelle est totalement différente, c'est à partir de ces fondements que s'est réellement développée ma réflexion.
(N.d.t. Les kenshis sont des "saints du sabre", des individus qui se sont dévoués corps et âme à leur discipline jusqu'à en atteindre le plus haut niveau.)
Vous habitiez un quartier difficile dans votre jeunesse. Vous êtes-vous souvent battu à l'époque?
(Rires) Oui je me suis souvent retrouvé dans des bagarres. J'ai grandi dans un quartier mal famé d'Osaka où les bagarres se déclenchaient pour un rien. C'était une époque très dure. La guerre venait de se terminer et il y avait encore une très grande violence. Les couteaux et les chaînes de vélo sortaient tout de suite et on se battait comme ça.
J'essayais toujours de ne pas y être mêlé à mais c'était très difficile dès qu'apparaissait une arme en face. (Rires) Malheureusement il n'y avait souvent pas d'autre solution.
Avoir vécu cela m'avait profondément marqué. A mes débuts par exemple si je commençais à perdre au Dojo face à un 4ème dan en pratiquant dans "les règles", instinctivement je commençais à me battre différemment et on me rappelait à l'ordre en me disant de ne pas gagner en me "bagarrant".
C'est aussi ce genre de choses qui ont fait naître des doutes en moi et par la suite dans mon Dojo le combat était effectué sans règles. J'ai alors eu plusieurs fois l'occasion de voir l'effet pervers des règles quand de hauts gradés d'autres disciplines qui venaient chez moi étaient régulièrement pris par surprise sur tous les coups visant des cibles "interdites" dans leur Dojo. C'est le côté effrayant des règles.
Petit à petit vous avez alors développé votre pratique?
Oui. Il y avait des points techniques qui me laissaient perplexes mais en fin de compte c'est surtout l'état d'esprit "enfantin" des pratiquants qui me gênait. (Rires) Les gens cherchent à "être forts". Mais "être fort" a de nombreux sens. Il y a le fait d'être fort en bagarre, celui d'être fort en compétition, etc… Et c'est aussi ce que je cherchais et avais en tête au début de ma pratique. Mais petit à petit je me suis demandé ce que je désirais en voulant être fort. C'est une question que chacun doit se poser.
En lisant les écrits d'Ito Ittosaï ou de Miyamoto Musashi j'ai compris que la véritable force n'a rien à voir un niveau technique ou une capacité en combat. Bien sûr si on a pas pu trancher l'adversaire ou éviter d'être coupé on meurt. C'est évidemment une sorte de force.
Mais c'est une notion relative. Généralement quand on dit "être fort" cela sous entend une comparaison avec une ou plusieurs personnes. Et je me suis demandé ce que cela pouvait vouloir dire d' "être fort". Pas par rapport à quelqu'un mais dans l'absolu.
C'est une chose qui m'avait frappée et sur laquelle j'ai énormément réfléchi. J'ai alors pris conscience du fait que la force ou la faiblesse ne sont pas des choses réelles et que la pratique doit avoir un but bien plus élevé que celui de battre un adversaire.
Avez-vous étudié le Shinto ou le Zen en parallèle à votre pratique?
Je n'ai pas étudié ces sujets de manière scolaire ou intellectuelle. J'ai souvent ressenti des choses spontanément alors que je n'avais pas de curiosité particulière pour un sujet. La pratique authentique amène des changements naturellement.
Je me sens très souvent attiré dans des endroits comme ces montagnes où nous sommes ou le mont Hieï près de Kyoto. En allant dans les temples de Nara ou d'autres lieux spirituels un changement s'opère sans être lié à une étude particulière.
Quel type de changement?
Aujourd'hui une théorie est que sous l'influence de pratiques intensives, martiales ou religieuses, des modifications apparaissent au niveau des synapses du cerveau. C'est un sujet assez spécial que j'évite généralement mais à l'âge de trente-quatre ou trente-cinq ans j'ai été la proie de douleurs insupportables pendant trois jours. Même si j'arrivais à me lever j'étais incapable de faire le moindre geste et j'ai eu plus de 40° de fièvre pendant une semaine. Après cet expérience j'ai ressenti un profond changement en moi-même et dans mes perceptions.
Aviez-vous fait quelque chose de particulier avant que cela arrive?
Non, je m'entraînais juste intensément. Mais je ne m'entraînais pas en gesticulant juste pour m'entraîner. Je cherchais passionnément. Je cherchais à comprendre ce qui se passait lorsque je bougeais de telle ou telle manière, quel était l'effet de tel mouvement… Il y a eu une très longue période où je cherchais ainsi en m'entraînant quotidiennement de huit heures du matin à minuit.
Est-ce à ce moment que vous avez rencontré Hatsumi senseï ?
Cela est arrivé beaucoup plus tard. A cette époque j'étais déjà pleinement dans ma propre recherche. C'était plus de dix ans plus tard et j'avais déjà passé quarante ans. Un de mes amis m'avait apporté une vidéo de Hatsumi senseï et me dit "Regarde ce que j'ai trouvé. On dirait vraiment du cinéma."
J'ai regardé et j'ai été stupéfait. L'essence de son travail et celle de mes recherches étaient les mêmes! J'ai alors voulu aller le rencontrer pour être sûr. Mais après réflexion je me suis dit, évidemment à notre époque moderne si je me présente il acceptera de me recevoir. Mais finalement cela se résumera au fait que je devienne ou pas son disciple et je n'en ai pas du tout l'intention. Il ne me montrera donc pas la réalité de sa pratique. Et je me suis demandé comment étudier ce qu'il faisait par un autre biais.
A l'époque Hiden m'avait demandé de tenir une chronique dans leur magazine. Je suis alors allé le voir en tant que journaliste avec leur introduction et c'est ainsi que j'ai fait sa connaissance.
J'ai écrit un article sur lui qu'il a énormément apprécié. J'avais énormément réfléchi afin de transmettre par écrit ce que j'avais vu et senti à sa rencontre et il a été très surpris. Par la suite il m'a expliqué que j'écrivais des choses sur sa pratique qu'il ne savait pas exprimer lui-même et nous sommes devenus intimes.
Un jour je lui ai demandé de pratiquer avec moi et nous avons "joint nos mains". Il a semblé très étonné ce jour là et m'a dit qu'en me regardant il avait l'impression que je pratiquais son école Kage. Je bougeais simplement souplement et je pouvais suivre correctement ses techniques. Il m'a demandé qui m'avait enseigné cela et lorsque je lui ai dit que c'était le fruit de ma pratique personnelle il a été très surpris. Nous sommes restés liés depuis.
(N.d.t. : -Hiden, premier magazine mondial d'arts martiaux traditionnels.)
Y a-t-il d'autres maîtres dont la pratique vous a touché?
A peu près au même moment j'ai été voir Shioda senseï à l'époque où il enseignait près de Shinjuku. C'était véritablement exceptionnel. J'avais vu de magnifiques photos de Shioda senseï dans une revue et j'avais été frappé de voir un maître capable de démontrer d'aussi belles formes. Lorsque j'ai appris qu'il faisait une démonstration j'ai sauté sur l'occasion et je suis allé le voir.
Il était très petit, il faisait environ un mètre cinquante et devait peser dans les quarante-cinq kilos. En le voyant j'ai été tout simplement ébloui. Nous étions dans une immense salle mais mon amie et moi étions si enthousiastes que je crois que Shioda senseï l'a remarqué. (Rires) Il s'est approché et a fait le reste de sa démonstration juste devant nous.
Après cette démonstration j'ai beaucoup réfléchi à ce que j'avais vu. Il y avait bien sûr une virtuosité technique mais ce qui m'avait frappé était beaucoup plus profond que ça. J'en suis venu à la conclusion que Shioda senseï nous révélait la forme la plus compréhensible de l'utilisation du corps appliquant les principes des Bujutsu.
Il est presque impossible de saisir les mouvements de maîtres tels que Hatsumi senseï ou Kuroda senseï dont l'efficacité est cachée sans avoir atteint soi-même un haut niveau. A l'inverse Shioda senseï montrait à ceux qui ouvraient les yeux la quintessence de l'utilisation efficace du corps. C'était stupéfiant.
Y a-t-il d'autres maîtres d'Aïkido qui vous ont impressionné?
Je ne peux pas vraiment répondre car j'en ai vu très peu en réalité. Il y a probablement d'autres grands maîtres mais je ne les connaîs pas. Je dois dire que j'étais tellement comblé avec ce que j'avais vu de Shioda senseï que je n'ai pas cherché plus loin.
Après l'avoir vu je voulais absolument saisir l'essence de sa pratique. Je m'étais juré de maîtriser cette essence quoi qu'il en coûte. C'est aussi ce que j'avais dit à Hatsumi senseï, "Je me permets de vous voler tout ce que je peux.". (Rires)
Ce sont des maîtres qui ont ou ont eu énormément de disciples qui étudient leurs techniques. Personnellement je n'ai cherché à saisir que l'essence de leur pratique. Les techniques en elles-mêmes ne m'intéressaient pas plus que ça. Ce sont les principes universels utilisables par les pratiquants indépendamment de leur discipline, qui ont un véritable intérêt.
Est-ce qu'en Aïkido, Judo ou Kage ryu les théories qui sous-tendent l'utilisation du corps sont les mêmes?
Oui, même s'il existe des différences mineures elles sont similaires. Dans les styles anciens tels que le Kage ryu on utilise une plus grande variété d'armes et cela augmente la difficulté puisque cela demande une adaptabilité supplémentaire par rapport aux disciplines modernes qui sont plus "spécialisées".
L'important chez les maîtres tels que Shioda senseï réside dans les principes fondamentaux qu'ils démontrent. Si on n'est pas capable de comprendre cela, on peut bouger aussi souplement que l'on veut, aucune efficacité ne peut naître et c'est une pratique qui n'a aucun sens.
Les Budo et bujutsu devraient donc utiliser les mêmes principes d'utilisation du corps?
Oui.
Vous évoquez la souplesse…
C'est une qualité fondamentale. Mais il y a une raison à cette souplesse. C'est parce que si on ne la possède pas il est impossible de réaliser ce que l'on désire qu'elle est nécessaire. Etre souple sans raison est inutile.
Quelle est pour vous la différence entre les Budo et les Bujutsu?
Pour répondre simplement je dirai que les Bujutsu sont essentiellement un Gijutsu, une technique. Ils enseignent un savoir-faire.
Les Budo sont des Voies. Mais ce sont des Voies qui nécessitent la pratique des techniques martiales pour être suivies. Si on reste au stade du Jutsu il ne s'agit que de technique. Il existe une expression qui dit "I tsuku wa shi, I tsuku zaru wa se". Brièvement cela signifie que si l'on se laisse "toucher" par la douleur on meurt, et que si on fait abstraction d'elle on vit. C'est une phrase très profonde qu'il ne faut pas simplement prendre au pied de la lettre et uniquement dans un contexte de combat. La douleur revêt par exemple aussi le sens de peines ou de pensées.
Mais il y a un revers à cette médaille. On ne peut simplement renoncer à tout sentiment et tout accepter en considérant que tout est toujours pour le mieux. C'est une chose que l'on doit sentir avec le corps autant que la tête.
C'est parce qu'il existe de tels proverbes que l'on peut rentrer dans le Do. Sans paroles comme celles-ci on ne peut rentrer dans la Voie. Comment suivre cet enseignement? C'est pour accomplir cet enseignement que l'on utilise les techniques comme support. Les techniques en elles-mêmes ne sont rien.
Dans les Budo/Bujutsu certaines écoles attachent énormément d'importance aux katas tandis que d'autres les considèrent presque comme secondaires. Quelle est votre opinion?
Les katas sont extrêmement importants. On ne peut pas pratiquer un kata ou une technique de la manière qui nous plaît. Le kata impose un mouvement précis pour une raison précise. Et on doit chercher le sens de ce travail avec son propre corps.
Dans tel kata on va bouger comme cela, en Yagyu on va bouger ainsi… et il faut chercher, avec le corps et non pas la tête, les raisons de tel ou tel mouvement, le sens de ce travail. Ce sont des éléments pédagogiques indispensables. Pratiquer sans ces fondements revient à vouloir écrire sans connaître l'alphabet.
Mais vous n'enseignez pas de katas?
(Rires) Oui.
C'est assez paradoxal…
La difficulté est que parmi les gens qui viennent étudier avec moi il y en a beaucoup qui arrivent avec des objectifs très divers. Ils cherchent à étudier des principes qu'ils pourront utiliser dans la danse, le Kick-boxing, le combat libre ou d'autres arts martiaux.
Si on pratique les katas il faut le faire scrupuleusement pour que cela ait un sens. Il est plus simple pour moi de leur enseigner le mécanisme d'utilisation du corps avant d'enseigner le kata à ceux qui approfondiront leur pratique. Au départ j'enseigne donc surtout les principes qui sont ensuite pratiqués sous forme de katas par les anciens.
Vous pratiquez le Taïjutsu, le Kenjutsu, le Iaïjutsu… Les principes qui sous-tendent vos pratiques sont-ils les mêmes?
Oui ce sont tous les mêmes.
Est-il important de pratiquer les armes où est-ce suffisant de travailler à mains nues?
Oui c'est très important. Un katana tranche immédiatement. On peut toujours se dire qu'il est possible d'encaisser un coup de poing mais c'est impossible face à une arme. C'est donc un travail plus subtil qui est indispensable.
Par contre il est impossible d'utiliser une arme si on ne connaît pas le Taïjutsu. Le lien dans l'utilisation du corps à mains nues et aux armes est indispensable. Même si les techniques sont différentes les principes sont les mêmes. Pratiquer différemment aux armes et à mains nues n'a pas de sens.
Quelles sont les principes de votre méthode?
Il est très difficile d'en parler sans les montrer. Disons qu'il y a des principes particuliers d'utilisation de la colonne vertébrale, des principes utilisant les mouvements de vrille, etc… L'essentiel est de sentir, "kanjiru", s'approprier réellement son corps, sentir ce qui se passe dans un mouvement.
Les gens ne contrôlent pas leur corps. Ils sont incapables de le bouger selon les indications qu'on leur donne. (Rires) Il y a aussi le principe de liaison, "tsunagaru".
Le but est de ne faire qu'un avec son corps. En Budo on dit "Shin shin ichi jo", le corps et l'esprit ne font qu'un.
Qu'entendez-vous concrètement par la liaison, "tsunagaru"? Est-ce de ne pas utiliser le corps de manière dissocié?
C'est une des choses. C'est aussi bouger sans rompre le contact d'une saisie, briser le lien que l'on a créé avec le partenaire. Ce sont des choses qu'il faut travailler avec le corps car la compréhension intellectuelle est un mirage.
Vous vous entraînez aussi au kiaï?
Oui. Par exemple nous travaillons un exercice où plusieurs personnes sont alignées. On se positionne dans leur dos et on pousse un kiaï dirigé vers l'un d'entre eux. Si celui vers qui était dirigé le kiaï lève la main l'exercice est réussi.
Des champions de Judo, Kickboxing ou autres sports de combat viennent vous voir. Que leur enseignez-vous?
Il leur manque souvent l'inspiration. A un mouvement il ne savent répondre que par un nombre très restreint de gestes. Leur panel est très limité. A l'inverse les danseurs sont amusants parce qu'ils font des choses totalement inattendues! (Rires) J'apprends beaucoup en les observant.
Est-ce que vous faites un travail particulier sur la respiration?
Non. Si le corps bouge naturellement la respiration sera juste. C'est parce que nos mouvements ne sont pas naturels que la respiration est perturbée. Les animaux font ça très naturellement. (Rires)
Pratiquez-vous des exercices de développement du Ki tels que le Qi Gong?
Notre pratique est basée sur la sensibilité et c'est cela qui développe le Ki. Il n'y a donc pas d'exercices spécifiques mais tout notre travail doit le développer naturellement.
Aujourd'hui de nombreux pratiquants d'arts martiaux font un entraînement de musculation ou d'endurance spécifique. Qu'en pensez-vous?
Je pense que ce n'est pas utile. La musculature dont nous avons besoin se développe naturellement dans nos activités quotidiennes. La développer plus que cela est bizarre.
Il est normal que les combattants professionnels de sport de combat développent leur musculature pour absorber une partie de dommages qu'ils reçoivent. C'est justifié par leur activité. Mais cela est fait dans le contexte des sports de combats qui sont très différents des arts martiaux et cela est souvent aux dépens de la qualité de leurs mouvements.
Aujourd'hui certains maîtres disent que l'utilisation du corps actuelle est très différente de celle de nos ancêtres. Qu'en pensez-vous?
C'est vrai, cela est dû au mode de vie qui a évolué. C'est une évidence qu'il y a une différence. Mais j'ai envie de dire "Et alors?". C'est naturel que cela évolue avec l'époque où l'on vit.
Lorsque j'étais enfant c'était encore la "culture du seïza". Aujourd'hui c'est différent et les gens sont presque toujours assis sur des chaises. Est-ce que cela revient à dire que "le monde des chaises" est mauvais?
De toute façon il est impossible de détruire ce "monde des chaises". C'est l'évolution. Il est plus intéressant de se demander comment bouger correctement dans le monde actuel. Cela n'a pas de sens de ressasser un âge d'or qui n'existe plus, ne reviendra pas, et n'a peut-être même jamais existé… Les gens du 16ème siècle regrettaient probablement le 15ème siècle. C'est toujours la même chose. (Rires)
Est-il important de mettre de la puissance lorsque l'on frappe à mains nues ou avec une arme ou le relâchement est-il plus efficace?
La puissance n'est pas du tout un élément fondamental. Au sabre il est très important de "sentir" le poids de l'arme. Lorsqu'on a développé un corps sensible au poids de l'arme il devient possible d'acquérir une véritable efficacité. En revanche le relâchement est un élément indispensable. C'est le relâchement qui permet l'utilisation du corps de façon liée et le transfert du poids du corps dans une seule partie.
C'est aussi parce que le corps est relâché qu'il peut "sentir". Si on saisit avec force il est impossible de "sentir". Si on sent son propre corps il devient possible d'utiliser son propre poids efficacement. C'est un point très important. Mais là encore il ne s'agit pas d'être relâché sans but, cela n'a pas de sens. Il faut être relâché parce que c'est une nécessité et que cela permet une plus grande efficacité.
Y a t il un rapport entre la musique et la pratique martiale?
Oui, notamment au niveau du "ma" qui est une composante majeure dans les traditions japonaises. Il y a aussi le zanshin. Le zanshin est une façon de saisir le "ma". L'absence de mouvement dans la pratique est, comme le silence dans la musique, un moment très important.
J'ai probablement découvert certaines choses plus facilement parce que j'étais musicien.
(N.d.t. : Ma se traduit généralement par intervalle, espace-temps.)
Comment avez-vous fait la connaissance de William Forsythe?
Il y a quelques années une danseuse de sa troupe qui s'appelle t il Yoko qui voulait pratiquer un Budo est venue chez moi et je l'ai acceptée comme élève. Etant japonaise elle pensait qu'elle se devait de connaître le Budo mais elle n'avait aucune idée de ce que c'était. (Rires)
J'ai commencé à lui enseigner et il semble que cela l'a profondément touchée. Elle est d'abord venue dix jours et je lui ai surtout expliqué comment et pourquoi se réalisaient tel ou tel mouvement.
Bien sûr on n'atteint pas une efficacité martiale en dix jours. Cependant ses mouvements avaient énormément changés. William Forsythe et les autres danseurs de sa troupe ont été très étonnés et lui ont demandé ce qu'elle avait étudié. Elle leur a alors expliqué que c'était du Budo et elle a commencé à leur montrer ce que je lui avais fait travailler. Cela a éveillé leur curiosité et ils m'ont téléphoné pour me demander de venir leur enseigner.
(N.d.t. : William Forsythe est l'un des plus grands chorégraphes contemporains.)
Que leur avez-vous enseigné?
Au départ ils étaient très perplexes et ne savaient pas vraiment à quoi s'attendre. Je ne leur ai pas enseigné le Budo en tant que technique martiale. Je leur ai appris à utiliser leur corps et à développer leur sensibilité comme nous le faisons dans le Budo.
Je leur enseigne maintenant chaque année et ils s'investissent très sérieusement dans cette recherche. Nos relations s'approfondissent et je suis très touché par leurs efforts et leur volonté d'aller au fond des choses.
Quelle différence avez-vous noté entre les mouvements des danseurs et ceux des budokas?
Paradoxalement leur façon de bouger est souvent assez proche. La principale différence est que les mouvements des danseurs ne développent pas de puissance. En Budo un mouvement sans effet n'a pas de sens. Un geste dont la seule efficacité est esthétique est inutile dans un monde où l'on marche sur la frontière qui sépare la vie et la mort.
C'est la principale différence.
Comment êtes-vous venu habiter dans les montagnes de Wakayama?
J'avais un Dojo à Osaka mais je cherchais une montagne où je pourrais me consacrer à ma pratique sans avoir de préoccupations matérielles. Ca a été très difficile parce que les endroits bon marché étaient souvent inaccessibles ou interdits à la construction.
Finalement un de mes élèves a raconté mon histoire à un jeune de Wakayama qui lui a dit qu'il y avait beaucoup de place dans la région. J'ai trouvé cette place et je me suis présenté au propriétaire en lui expliquant mon projet de Dojo. Ca l'a amusé et il a accepté de me louer cet endroit.
Vous avez tout construit tout seul?
Oui avec des élèves et ma compagne. Des plans à la réalisation j'ai tout fait moi-même. Cela a pris dix ans. Je construisais avec l'argent que j'avais et une fois la somme épuisée je retournais travailler pour pouvoir acheter les matériaux nécessaires à la poursuite de la construction.
Les gens du coin ont dû être très étonnés?
Ils ont été très étonnés. (Rires)
Au départ il y avait sept uchi deshis et les gens se demandaient ce qu'était ce groupe de jeunes aux cheveux longs. Ils s'imaginaient que nous étions un groupe d'extrémistes ou une nouvelle secte religieuse!
Ils pensaient que nous nous étions construits un refuge et comme les rumeurs enflaient des policiers sont venus de Tanabe. Pendant environ trois ans un groupe de six agents est venu ici chaque mois. Il leur était très difficile de comprendre qu'à notre époque nous nous consacrions à ce type de recherche.
Enseignez-vous différemment selon que vous êtes au Japon ou à l'étranger?
Non, j'enseigne exactement de la même manière. Absolument la même chose.
Etes-vous déjà venu en France?
Oui j'ai passé un mois en France il y a longtemps. J'ai voyagé de Paris jusqu'au sud de la France à l'époque où je pratiquais le Shito ryu. Un pratiquant français de Sète était venu au Dojo alors je suis allé voir leur pratique quand je suis venu en France. Ils pratiquaient dans un complexe sportif où il y avait beaucoup de disciplines, Aïkido, Judo, etc…
J'ai pratiqué avec le groupe de Shito ryu et ils m'ont demandé de rester un peu pour leur enseigner. Des pratiquants du Dojo m'ont accueilli chez eux et je suis resté quelques semaines. C'était drôle parce que je voulais toujours garder mon dictionnaire à portée de main mais ils me répétaient que c'était inutile alors que je ne parlais pas français! (Rires)
Qu'est ce que le misogi?
Si on explique cela en termes modernes on peut dire que cela consiste à chercher son propre point de contradiction. En dépassant ses propres limites par une ascèse physique on cherche à entrer dans un état de conscience dépassant le monde de la dualité…
S'entraîner à résister à la douleur ou ce type d'entraînement est-il nécessaire?
Non, c'est un travail inutile. Ce sont nos blocages spirituels qui limitent notre corps.
Quelle est l'importance du regard?
C'est primordial mais le travail dépend du niveau.
Jusqu'à un certain niveau il faut absolument fixer le regard. Dans le Budo nous devons pouvoir saisir les informations qui sont dans un "angle mort". Une des erreurs communes en Karaté est d'essayer de regarder l'adversaire dans sa globalité. C'est parce qu'on se concentre sur un point qu'il est possible de voir la totalité. Ceux qui ne comprennent pas ce mécanisme utilisent souvent l'expression "Enzan no mikata", regarder un volcan au loin. En Aïkido il y a aussi des personnes qui disent qu'il ne faut pas regarder l'adversaire. Cela aussi est étrange.
Lors de vos cours vous insistez souvent sur l'importance du kimochi. Pouvez-vous nous parler de ce concept plus en détail?
C'est un élément majeur de ce que j'enseigne. Il est indispensable d'être capable de sentir le kimochi d'aïte et de pouvoir lui faire ressentir le nôtre.
Chez les êtres humains tout mouvement est le fruit d'un sentiment ou d'une intention. Chaque geste naît d'une nécessité ou d'une émotion. Si je lève ma tasse pour boire c'est parce que je ressens la soif.
Il est impossible de saisir un mouvement. Lorsque le geste est perçu il est déjà trop tard. Une des clés de l'efficacité est donc la capacité à saisir le kimochi d'aïte.
Lorsque le poing de l'adversaire arrive il est trop tard. Il ne faut pas considérer le poing qui vient mais l'intention de frapper, la volonté d'agir. Ce n'est qu'ainsi que l'on peut retourner une situation. Il n'y a pas d'erreur possible sur la question.
Un travail basé sur le contrôle de l'attaque de l'adversaire sans travailler sur son kimochi n'a aucun sens. C'est son kimochi qui est important. On doit agir en saisissant son kimochi. C'est là la véritable technique du Budo. C'est le point le plus important.
Dans le même esprit il est possible de créer un effet sur aïte uniquement grâce au kimochi. Il réagira à l'intention que nous lui faisons percevoir. Au plus haut niveau il est possible de résoudre tout conflit par le kimochi.
(N.d.t. : -Kimochi peut se traduire par "le port du Ki". Cela désigne les émotions d'une manière très large.
-Aïte peut signifier à la fois partenaire et adversaire.)
Il ne faut donc pas se reposer sur une efficacité purement technique.
Absolument. Lorsque j'enseigne je résume souvent le problème ainsi: j'attaque, vous bloquez durement, j'ai mal et mon bras est sans doute brisé. L'amertume est inévitable…
Une victoire temporaire qui ne brise pas le cycle de la violence n'est pas le résultat de l'étude du Budo.
Il ne faut absolument pas chercher à faire mal. La victoire est sans importance. Il faut chercher à toucher l'esprit, les sentiments de l'adversaire. Lui infliger des dommages physiques est sans intérêt.
Cela semble assez proche de la philosophie du fondateur de l'Aïkido.
Oui mais je pense qu'au-delà c'est une manière de penser qui est commune à tous les grands maîtres du Budo. On retrouve ce concept en Aïkido, dans le Yagyu ryu, etc…
En pratique malheureusement cela n'existe pas et tout le monde cherche à faire mal, à contrôler par la douleur. (Rires)
Merci pour votre temps Senseï.
Hino senseï est un personnage de roman. Grandissant dans les bas-fonds d'Osaka il sera très tôt le témoin et parfois l'acteur involontaire de violentes rixes. Adolescent il s'oriente vers la musique qui l'orientera indirectement vers la Voie des arts martiaux. Auteur de nombreux livres et vidéos il est aujourd'hui un de ceux dont la voix porte bien au-delà des frontières du monde martial. Aujourd'hui médaillés olympiques, champions de Kick-boxing et de combat libre, footballeurs et joueurs de rugby professionnels côtoient danseurs, acteurs et thérapeutes pour venir étudier auprès de lui l'utilisation efficace du corps selon les principes du Budo.
Rencontre avec un maître d'exception.
Hino Akira senseï
Senseï, quand avez-vous commencé la pratique des arts martiaux?
J'avais vingt et un ans. J'ai commencé par pratiquer le Shorinji Kempo, mais pas celui qui est connu en Occident. Le style que j'ai étudié est une toute petite école très ancienne dont mon professeur était le 36ème soke.
C'est une école qui n'a aucun rapport avec le Shorinji Kempo développé par So Doshin?
Absolument aucun. Les techniques sont totalement différentes. Le Kempo que je pratiquais était un Kobujutsu, une école de techniques martiales traditionnelle japonaise. On y pratiquait aussi bien les techniques à mains nues que les armes anciennes telles que le kusarigama.
Et cela s'appelle aussi Shorinji Kempo?
Oui, bien que leurs racines aient été totalement différentes, ces deux écoles portaient exactement le même nom. L'affaire a malheureusement été portée devant les tribunaux qui tranchèrent en faveur de cette petite école car elle possédait les preuves les plus anciennes de son existence au Japon, ce qui est naturel puisque le Shorinji Kempo de So Doshin est originaire de Chine.
Pour quelles raisons avez-vous débuté la pratique des arts martiaux?
(Rires) Au départ c'était pour la batterie. Je suis batteur de jazz et je n'arrivais pas à égaler la puissance des musiciens occidentaux. Alors que je cherchais une solution à ce problème je me suis souvenu d'une personne qui enseignait les arts martiaux dans le voisinage, et dont j'avais trouvé que d'une certaine manière les mouvements présentaient une similarité avec ce que je cherchais à faire. C'était le soke du Shorinji Kempo.
La pratique vous a-t-elle apporté ce que vous cherchiez?
En fait, très vite un problème m'a sauté aux yeux. Je me suis rendu compte qu'à pratique égale les gens de petit gabarit ne pouvaient rivaliser avec ceux ayant un gros gabarit. Plus encore je me suis aperçu que l'entraînement, au lieu de résoudre ce problème, figeait la situation et rendait la victoire des petits impossible.
J'ai trouvé ça étrange et j'ai commencé à avoir des doutes. J'ai alors été dans de nombreux ryuha, mais où que j'aille la puissance physique restait un facteur majeur qui limitait les possibilités de ceux qui en étaient dépourvus.
Au Japon il y a un très ancien proverbe qui dit "Ju yoku go o seï suru." Cela signifie que les choses souples l'emportent sur celles qui sont dures, que la douceur surpasse la force. J'avais entendu cette phrase de Mifune Kyuzo lorsque j'étais en primaire.
Mifune Kyuzo est véritablement l'un des kamis du Judo. A l'époque il n'y avait pas de télé mais il y avait ces sortes de petits livres ou des photos successives sont liées ensemble et que l'on regarde en faisant glisser les pages entre ses doigts pour avoir une impression de mouvement. Et il y en avait avec Mifune. C'est ainsi que j'avais découvert son célèbre kukinage à l'école primaire. J'étais stupéfait!
Si la souplesse l'emporte sur la force pourquoi les petits ne pouvaient-ils vaincre les grands? Je trouvais cela étrange et j'ai alors commencé a chercher par moi-même tout en continuant à aller voir et pratiquer dans d'autres écoles en même temps que je continuais le Shorinji Kempo.
(Note du traducteur : -Ryuha: école traditionnelle.
-Kami: en japonais on appelle kami les esprits divins. Certaines personnes ayant atteint une technique divine sont appelée kami de leur vivant en rapport avec leur domaine de réalisation. Cela est à différencier du statut de kami que l'on atteint dans la mort.
-Mifune Kyuzo: Mifune (1883/1965) fut l'un des plus grands maîtres du Judo. Surnommé "l'homme qui n'a jamais été projeté" et le "Dieu du Judo", il fut l'un de ceux qui aidèrent Kano Jigoro à formaliser la discipline qu'il créa.)
-Kukinage: Projection de l'air, célèbre technique de Mifune qui était comparée aux Kokyu nages de Ueshiba.)
Kyuzo Mifune, Kuki nage à 1,05
Vous avez alors ouvert votre propre Dojo?
Non. Je continuais ma carrière de batteur professionnel et pour être franc, au fond de moi je commençais à croire qu'il était impossible au faible de vaincre le fort… Je continuais à pratiquer et chercher seul mais j'avais à moitié renoncé à trouver un principe permettant au souple de vaincre le dur.
Je n'avais aucune piste quand j'ai appris par hasard qu'un professeur chinois venait d'être invité à enseigner le Taï Chi Chuan et le Kung-fu de Shaolin au Japon. Je me suis dit que ce principe existait sans doute dans les arts martiaux chinois et je suis allé observer.
Le professeur était une femme, une grand-mère à la pratique très souple. J'étais perplexe et je me demandais s'il s'agissait d'une gymnastique de santé ou d'une technique martiale. Je lui ai posé la question et elle m'a répondu que c'était un art martial. Je lui ai alors dit: "Excusez-moi mais si c'est un art martial auriez-vous la gentillesse de me montrer ce que vous faites contre un chudan tsuki par exemple?". Elle m'a dit qu'il n'y avait aucun problème et je l'ai attaquée. Avant que je comprenne ce qui m'arrivait j'étais projeté!
Je me suis dit "Ca existe!". Bien que je ne sois pas grand j'étais encore un jeune homme plein de vigueur et une grand-mère venait de surpasser mon attaque grâce à la souplesse. Je venais de découvrir qu'il existait réellement des principes permettant de surpasser la force par la douceur. J'étais sidéré mais je venais de découvrir une des clefs qui me permettrait de continuer ma recherche.
Rencontre avec le Taï Chi Chuan (photo Jean-Baptiste Rosello)
Vous avez alors débuté la pratique des arts martiaux chinois?
J'ai demandé à ce maître de m'enseigner sa technique mais elle m'a répondu que c'était impossible. Que le temps qu'elle restait au Japon était trop court et que j'étais trop âgé. J'avais plus de vingt-cinq ans et elle considérait que cela était trop vieux pour débuter la pratique des arts martiaux chinois, que pour atteindre la véritable efficacité il fallait commencer à pratiquer très jeune. Je lui ai répondu que ça m'était égal et je lui ai demandé ce que je devais faire.
Il y avait dans son style une forme qui s'appelait Unshu, les mains nuages. Elle me l'a enseigné et m'a conseillé de la pratiquer quotidiennement.
C'est à cette époque qu'un de mes amis qui étudiait le Shito ryu Karaté m'a proposé de venir m'entraîner dans son Dojo. Je lui ai répondu que je n'étais pas intéressé car le Karaté reposait sur l'utilisation de la force mais il m'a répondu que ce n'était pas le cas là où il étudiait et que le Shito ryu qu'il pratiquait était très souple.
Dans ma tête j'étais persuadé qu'il n'existait pas de tel Karaté mais j'ai accepté d'aller voir. Et il s'est avéré que la pratique de son maître était réellement souple. Il avait au moins vingt ans de plus que moi et il m'a invité à l'attaquer. Je l'ai frappé avec toute ma puissance mais il a dévié l'attaque avec une douceur et un relâchement incroyables. C'était exactement la même sensation que j'avais eue lorsque j'avais attaqué le maître chinois.
Vous avez alors commencé à pratiquer le Shito ryu Karaté?
Oui. J'ai compris à ce moment qu'il existait un type de pratique fondé sur le relâchement chez certains maîtres de Karaté. C'est en fait logique dans la mesure où le Karaté a été en partie créé sur la base de techniques originaires d'Okinawa et de techniques venues de Chine.
Le maître me dit un jour: "A l'origine les techniques du Karaté étaient destinées au champ de bataille. Il ne s'agit pas d'un sport et les techniques sont inutilisables si elles ne sont pas effectuées en étant relâche."
En m'entraînant là-bas j'ai compris que mes recherches personnelles faisaient fausse route. Pourtant paradoxalement je crois que c'est grâce à ce travail et ces erreurs que j'ai pu ouvrir les yeux.
Une formation en Shito ryu
(photos Jean-Baptiste Rosello)
C'est ensuite que vous avez ouvert votre Dojo?
Oui. Après quelques années j'ai finalement ouvert mon propre Dojo avec la bénédiction de mon maître de Shito ryu. Et en réalité c'est à partir de là qu'ont véritablement commencé mes recherches.
Auparavant j'avais lu les écrits d'Itto Ittosaï, Yagyu Sekishusaï et autres kenshis, mais je ne comprenais pas comment mettre leurs principes en pratique. La pratique dans le Dojo de Shito ryu m'avait apporté de précieux indices qui m'ont permis de réellement avancer dans ma recherche. Même si ma pratique actuelle est totalement différente, c'est à partir de ces fondements que s'est réellement développée ma réflexion.
(N.d.t. Les kenshis sont des "saints du sabre", des individus qui se sont dévoués corps et âme à leur discipline jusqu'à en atteindre le plus haut niveau.)
Vous habitiez un quartier difficile dans votre jeunesse. Vous êtes-vous souvent battu à l'époque?
(Rires) Oui je me suis souvent retrouvé dans des bagarres. J'ai grandi dans un quartier mal famé d'Osaka où les bagarres se déclenchaient pour un rien. C'était une époque très dure. La guerre venait de se terminer et il y avait encore une très grande violence. Les couteaux et les chaînes de vélo sortaient tout de suite et on se battait comme ça.
J'essayais toujours de ne pas y être mêlé à mais c'était très difficile dès qu'apparaissait une arme en face. (Rires) Malheureusement il n'y avait souvent pas d'autre solution.
Avoir vécu cela m'avait profondément marqué. A mes débuts par exemple si je commençais à perdre au Dojo face à un 4ème dan en pratiquant dans "les règles", instinctivement je commençais à me battre différemment et on me rappelait à l'ordre en me disant de ne pas gagner en me "bagarrant".
C'est aussi ce genre de choses qui ont fait naître des doutes en moi et par la suite dans mon Dojo le combat était effectué sans règles. J'ai alors eu plusieurs fois l'occasion de voir l'effet pervers des règles quand de hauts gradés d'autres disciplines qui venaient chez moi étaient régulièrement pris par surprise sur tous les coups visant des cibles "interdites" dans leur Dojo. C'est le côté effrayant des règles.
Hino senseï, l'un des rares maîtres contemporains à avoir connu le combat de rue et la pratique sans règles
(photo Jean-Baptiste Rosello)
(photo Jean-Baptiste Rosello)
Petit à petit vous avez alors développé votre pratique?
Oui. Il y avait des points techniques qui me laissaient perplexes mais en fin de compte c'est surtout l'état d'esprit "enfantin" des pratiquants qui me gênait. (Rires) Les gens cherchent à "être forts". Mais "être fort" a de nombreux sens. Il y a le fait d'être fort en bagarre, celui d'être fort en compétition, etc… Et c'est aussi ce que je cherchais et avais en tête au début de ma pratique. Mais petit à petit je me suis demandé ce que je désirais en voulant être fort. C'est une question que chacun doit se poser.
En lisant les écrits d'Ito Ittosaï ou de Miyamoto Musashi j'ai compris que la véritable force n'a rien à voir un niveau technique ou une capacité en combat. Bien sûr si on a pas pu trancher l'adversaire ou éviter d'être coupé on meurt. C'est évidemment une sorte de force.
Mais c'est une notion relative. Généralement quand on dit "être fort" cela sous entend une comparaison avec une ou plusieurs personnes. Et je me suis demandé ce que cela pouvait vouloir dire d' "être fort". Pas par rapport à quelqu'un mais dans l'absolu.
C'est une chose qui m'avait frappée et sur laquelle j'ai énormément réfléchi. J'ai alors pris conscience du fait que la force ou la faiblesse ne sont pas des choses réelles et que la pratique doit avoir un but bien plus élevé que celui de battre un adversaire.
Avez-vous étudié le Shinto ou le Zen en parallèle à votre pratique?
Je n'ai pas étudié ces sujets de manière scolaire ou intellectuelle. J'ai souvent ressenti des choses spontanément alors que je n'avais pas de curiosité particulière pour un sujet. La pratique authentique amène des changements naturellement.
Je me sens très souvent attiré dans des endroits comme ces montagnes où nous sommes ou le mont Hieï près de Kyoto. En allant dans les temples de Nara ou d'autres lieux spirituels un changement s'opère sans être lié à une étude particulière.
"La pratique authentique amène des changements naturellement." (photo Jean-Baptiste Rosello)
Quel type de changement?
Aujourd'hui une théorie est que sous l'influence de pratiques intensives, martiales ou religieuses, des modifications apparaissent au niveau des synapses du cerveau. C'est un sujet assez spécial que j'évite généralement mais à l'âge de trente-quatre ou trente-cinq ans j'ai été la proie de douleurs insupportables pendant trois jours. Même si j'arrivais à me lever j'étais incapable de faire le moindre geste et j'ai eu plus de 40° de fièvre pendant une semaine. Après cet expérience j'ai ressenti un profond changement en moi-même et dans mes perceptions.
Aviez-vous fait quelque chose de particulier avant que cela arrive?
Non, je m'entraînais juste intensément. Mais je ne m'entraînais pas en gesticulant juste pour m'entraîner. Je cherchais passionnément. Je cherchais à comprendre ce qui se passait lorsque je bougeais de telle ou telle manière, quel était l'effet de tel mouvement… Il y a eu une très longue période où je cherchais ainsi en m'entraînant quotidiennement de huit heures du matin à minuit.
Est-ce à ce moment que vous avez rencontré Hatsumi senseï ?
Cela est arrivé beaucoup plus tard. A cette époque j'étais déjà pleinement dans ma propre recherche. C'était plus de dix ans plus tard et j'avais déjà passé quarante ans. Un de mes amis m'avait apporté une vidéo de Hatsumi senseï et me dit "Regarde ce que j'ai trouvé. On dirait vraiment du cinéma."
J'ai regardé et j'ai été stupéfait. L'essence de son travail et celle de mes recherches étaient les mêmes! J'ai alors voulu aller le rencontrer pour être sûr. Mais après réflexion je me suis dit, évidemment à notre époque moderne si je me présente il acceptera de me recevoir. Mais finalement cela se résumera au fait que je devienne ou pas son disciple et je n'en ai pas du tout l'intention. Il ne me montrera donc pas la réalité de sa pratique. Et je me suis demandé comment étudier ce qu'il faisait par un autre biais.
A l'époque Hiden m'avait demandé de tenir une chronique dans leur magazine. Je suis alors allé le voir en tant que journaliste avec leur introduction et c'est ainsi que j'ai fait sa connaissance.
J'ai écrit un article sur lui qu'il a énormément apprécié. J'avais énormément réfléchi afin de transmettre par écrit ce que j'avais vu et senti à sa rencontre et il a été très surpris. Par la suite il m'a expliqué que j'écrivais des choses sur sa pratique qu'il ne savait pas exprimer lui-même et nous sommes devenus intimes.
Un jour je lui ai demandé de pratiquer avec moi et nous avons "joint nos mains". Il a semblé très étonné ce jour là et m'a dit qu'en me regardant il avait l'impression que je pratiquais son école Kage. Je bougeais simplement souplement et je pouvais suivre correctement ses techniques. Il m'a demandé qui m'avait enseigné cela et lorsque je lui ai dit que c'était le fruit de ma pratique personnelle il a été très surpris. Nous sommes restés liés depuis.
(N.d.t. : -Hiden, premier magazine mondial d'arts martiaux traditionnels.)
Y a-t-il d'autres maîtres dont la pratique vous a touché?
A peu près au même moment j'ai été voir Shioda senseï à l'époque où il enseignait près de Shinjuku. C'était véritablement exceptionnel. J'avais vu de magnifiques photos de Shioda senseï dans une revue et j'avais été frappé de voir un maître capable de démontrer d'aussi belles formes. Lorsque j'ai appris qu'il faisait une démonstration j'ai sauté sur l'occasion et je suis allé le voir.
Il était très petit, il faisait environ un mètre cinquante et devait peser dans les quarante-cinq kilos. En le voyant j'ai été tout simplement ébloui. Nous étions dans une immense salle mais mon amie et moi étions si enthousiastes que je crois que Shioda senseï l'a remarqué. (Rires) Il s'est approché et a fait le reste de sa démonstration juste devant nous.
Après cette démonstration j'ai beaucoup réfléchi à ce que j'avais vu. Il y avait bien sûr une virtuosité technique mais ce qui m'avait frappé était beaucoup plus profond que ça. J'en suis venu à la conclusion que Shioda senseï nous révélait la forme la plus compréhensible de l'utilisation du corps appliquant les principes des Bujutsu.
Il est presque impossible de saisir les mouvements de maîtres tels que Hatsumi senseï ou Kuroda senseï dont l'efficacité est cachée sans avoir atteint soi-même un haut niveau. A l'inverse Shioda senseï montrait à ceux qui ouvraient les yeux la quintessence de l'utilisation efficace du corps. C'était stupéfiant.
Y a-t-il d'autres maîtres d'Aïkido qui vous ont impressionné?
Je ne peux pas vraiment répondre car j'en ai vu très peu en réalité. Il y a probablement d'autres grands maîtres mais je ne les connaîs pas. Je dois dire que j'étais tellement comblé avec ce que j'avais vu de Shioda senseï que je n'ai pas cherché plus loin.
Après l'avoir vu je voulais absolument saisir l'essence de sa pratique. Je m'étais juré de maîtriser cette essence quoi qu'il en coûte. C'est aussi ce que j'avais dit à Hatsumi senseï, "Je me permets de vous voler tout ce que je peux.". (Rires)
Ce sont des maîtres qui ont ou ont eu énormément de disciples qui étudient leurs techniques. Personnellement je n'ai cherché à saisir que l'essence de leur pratique. Les techniques en elles-mêmes ne m'intéressaient pas plus que ça. Ce sont les principes universels utilisables par les pratiquants indépendamment de leur discipline, qui ont un véritable intérêt.
"Ce sont les principes universels utilisables par les pratiquants indépendamment de leur discipline, qui ont un véritable intérêt."
Un travail fondamental qui attire des pratiquants de toutes disciplines à chaque stage de Hino senseï
(photos Sébastien Chaventon)
Est-ce qu'en Aïkido, Judo ou Kage ryu les théories qui sous-tendent l'utilisation du corps sont les mêmes?
Oui, même s'il existe des différences mineures elles sont similaires. Dans les styles anciens tels que le Kage ryu on utilise une plus grande variété d'armes et cela augmente la difficulté puisque cela demande une adaptabilité supplémentaire par rapport aux disciplines modernes qui sont plus "spécialisées".
L'important chez les maîtres tels que Shioda senseï réside dans les principes fondamentaux qu'ils démontrent. Si on n'est pas capable de comprendre cela, on peut bouger aussi souplement que l'on veut, aucune efficacité ne peut naître et c'est une pratique qui n'a aucun sens.
Les Budo et bujutsu devraient donc utiliser les mêmes principes d'utilisation du corps?
Oui.
Vous évoquez la souplesse…
C'est une qualité fondamentale. Mais il y a une raison à cette souplesse. C'est parce que si on ne la possède pas il est impossible de réaliser ce que l'on désire qu'elle est nécessaire. Etre souple sans raison est inutile.
Quelle est pour vous la différence entre les Budo et les Bujutsu?
Pour répondre simplement je dirai que les Bujutsu sont essentiellement un Gijutsu, une technique. Ils enseignent un savoir-faire.
Les Budo sont des Voies. Mais ce sont des Voies qui nécessitent la pratique des techniques martiales pour être suivies. Si on reste au stade du Jutsu il ne s'agit que de technique. Il existe une expression qui dit "I tsuku wa shi, I tsuku zaru wa se". Brièvement cela signifie que si l'on se laisse "toucher" par la douleur on meurt, et que si on fait abstraction d'elle on vit. C'est une phrase très profonde qu'il ne faut pas simplement prendre au pied de la lettre et uniquement dans un contexte de combat. La douleur revêt par exemple aussi le sens de peines ou de pensées.
Mais il y a un revers à cette médaille. On ne peut simplement renoncer à tout sentiment et tout accepter en considérant que tout est toujours pour le mieux. C'est une chose que l'on doit sentir avec le corps autant que la tête.
C'est parce qu'il existe de tels proverbes que l'on peut rentrer dans le Do. Sans paroles comme celles-ci on ne peut rentrer dans la Voie. Comment suivre cet enseignement? C'est pour accomplir cet enseignement que l'on utilise les techniques comme support. Les techniques en elles-mêmes ne sont rien.
"Les techniques en elles-mêmes ne sont rien."
Dans les Budo/Bujutsu certaines écoles attachent énormément d'importance aux katas tandis que d'autres les considèrent presque comme secondaires. Quelle est votre opinion?
Les katas sont extrêmement importants. On ne peut pas pratiquer un kata ou une technique de la manière qui nous plaît. Le kata impose un mouvement précis pour une raison précise. Et on doit chercher le sens de ce travail avec son propre corps.
Dans tel kata on va bouger comme cela, en Yagyu on va bouger ainsi… et il faut chercher, avec le corps et non pas la tête, les raisons de tel ou tel mouvement, le sens de ce travail. Ce sont des éléments pédagogiques indispensables. Pratiquer sans ces fondements revient à vouloir écrire sans connaître l'alphabet.
Mais vous n'enseignez pas de katas?
(Rires) Oui.
C'est assez paradoxal…
La difficulté est que parmi les gens qui viennent étudier avec moi il y en a beaucoup qui arrivent avec des objectifs très divers. Ils cherchent à étudier des principes qu'ils pourront utiliser dans la danse, le Kick-boxing, le combat libre ou d'autres arts martiaux.
Si on pratique les katas il faut le faire scrupuleusement pour que cela ait un sens. Il est plus simple pour moi de leur enseigner le mécanisme d'utilisation du corps avant d'enseigner le kata à ceux qui approfondiront leur pratique. Au départ j'enseigne donc surtout les principes qui sont ensuite pratiqués sous forme de katas par les anciens.
Vous pratiquez le Taïjutsu, le Kenjutsu, le Iaïjutsu… Les principes qui sous-tendent vos pratiques sont-ils les mêmes?
Oui ce sont tous les mêmes.
Est-il important de pratiquer les armes où est-ce suffisant de travailler à mains nues?
Oui c'est très important. Un katana tranche immédiatement. On peut toujours se dire qu'il est possible d'encaisser un coup de poing mais c'est impossible face à une arme. C'est donc un travail plus subtil qui est indispensable.
Par contre il est impossible d'utiliser une arme si on ne connaît pas le Taïjutsu. Le lien dans l'utilisation du corps à mains nues et aux armes est indispensable. Même si les techniques sont différentes les principes sont les mêmes. Pratiquer différemment aux armes et à mains nues n'a pas de sens.
"Les armes, un travail subtil indispensable."
Quelles sont les principes de votre méthode?
Il est très difficile d'en parler sans les montrer. Disons qu'il y a des principes particuliers d'utilisation de la colonne vertébrale, des principes utilisant les mouvements de vrille, etc… L'essentiel est de sentir, "kanjiru", s'approprier réellement son corps, sentir ce qui se passe dans un mouvement.
Les gens ne contrôlent pas leur corps. Ils sont incapables de le bouger selon les indications qu'on leur donne. (Rires) Il y a aussi le principe de liaison, "tsunagaru".
Le but est de ne faire qu'un avec son corps. En Budo on dit "Shin shin ichi jo", le corps et l'esprit ne font qu'un.
Qu'entendez-vous concrètement par la liaison, "tsunagaru"? Est-ce de ne pas utiliser le corps de manière dissocié?
C'est une des choses. C'est aussi bouger sans rompre le contact d'une saisie, briser le lien que l'on a créé avec le partenaire. Ce sont des choses qu'il faut travailler avec le corps car la compréhension intellectuelle est un mirage.
Vous vous entraînez aussi au kiaï?
Oui. Par exemple nous travaillons un exercice où plusieurs personnes sont alignées. On se positionne dans leur dos et on pousse un kiaï dirigé vers l'un d'entre eux. Si celui vers qui était dirigé le kiaï lève la main l'exercice est réussi.
Des champions de Judo, Kickboxing ou autres sports de combat viennent vous voir. Que leur enseignez-vous?
Il leur manque souvent l'inspiration. A un mouvement il ne savent répondre que par un nombre très restreint de gestes. Leur panel est très limité. A l'inverse les danseurs sont amusants parce qu'ils font des choses totalement inattendues! (Rires) J'apprends beaucoup en les observant.
Des principes qui s'expriment sans limite de formes...
Est-ce que vous faites un travail particulier sur la respiration?
Non. Si le corps bouge naturellement la respiration sera juste. C'est parce que nos mouvements ne sont pas naturels que la respiration est perturbée. Les animaux font ça très naturellement. (Rires)
Pratiquez-vous des exercices de développement du Ki tels que le Qi Gong?
Notre pratique est basée sur la sensibilité et c'est cela qui développe le Ki. Il n'y a donc pas d'exercices spécifiques mais tout notre travail doit le développer naturellement.
Aujourd'hui de nombreux pratiquants d'arts martiaux font un entraînement de musculation ou d'endurance spécifique. Qu'en pensez-vous?
Je pense que ce n'est pas utile. La musculature dont nous avons besoin se développe naturellement dans nos activités quotidiennes. La développer plus que cela est bizarre.
Il est normal que les combattants professionnels de sport de combat développent leur musculature pour absorber une partie de dommages qu'ils reçoivent. C'est justifié par leur activité. Mais cela est fait dans le contexte des sports de combats qui sont très différents des arts martiaux et cela est souvent aux dépens de la qualité de leurs mouvements.
Un corps forgé par une vie de pratique (photo Jean-Baptiste Rosello)
Aujourd'hui certains maîtres disent que l'utilisation du corps actuelle est très différente de celle de nos ancêtres. Qu'en pensez-vous?
C'est vrai, cela est dû au mode de vie qui a évolué. C'est une évidence qu'il y a une différence. Mais j'ai envie de dire "Et alors?". C'est naturel que cela évolue avec l'époque où l'on vit.
Lorsque j'étais enfant c'était encore la "culture du seïza". Aujourd'hui c'est différent et les gens sont presque toujours assis sur des chaises. Est-ce que cela revient à dire que "le monde des chaises" est mauvais?
De toute façon il est impossible de détruire ce "monde des chaises". C'est l'évolution. Il est plus intéressant de se demander comment bouger correctement dans le monde actuel. Cela n'a pas de sens de ressasser un âge d'or qui n'existe plus, ne reviendra pas, et n'a peut-être même jamais existé… Les gens du 16ème siècle regrettaient probablement le 15ème siècle. C'est toujours la même chose. (Rires)
Est-il important de mettre de la puissance lorsque l'on frappe à mains nues ou avec une arme ou le relâchement est-il plus efficace?
La puissance n'est pas du tout un élément fondamental. Au sabre il est très important de "sentir" le poids de l'arme. Lorsqu'on a développé un corps sensible au poids de l'arme il devient possible d'acquérir une véritable efficacité. En revanche le relâchement est un élément indispensable. C'est le relâchement qui permet l'utilisation du corps de façon liée et le transfert du poids du corps dans une seule partie.
C'est aussi parce que le corps est relâché qu'il peut "sentir". Si on saisit avec force il est impossible de "sentir". Si on sent son propre corps il devient possible d'utiliser son propre poids efficacement. C'est un point très important. Mais là encore il ne s'agit pas d'être relâché sans but, cela n'a pas de sens. Il faut être relâché parce que c'est une nécessité et que cela permet une plus grande efficacité.
Hino senseï et Brahim Si Guesmi (photos Sébastien Chaventon)
"Il faut être relâché parce que c'est une nécessité et que cela permet une plus grande efficacité."
"Il faut être relâché parce que c'est une nécessité et que cela permet une plus grande efficacité."
Le tsuki de Hino senseï
Y a t il un rapport entre la musique et la pratique martiale?
Oui, notamment au niveau du "ma" qui est une composante majeure dans les traditions japonaises. Il y a aussi le zanshin. Le zanshin est une façon de saisir le "ma". L'absence de mouvement dans la pratique est, comme le silence dans la musique, un moment très important.
J'ai probablement découvert certaines choses plus facilement parce que j'étais musicien.
(N.d.t. : Ma se traduit généralement par intervalle, espace-temps.)
Comment avez-vous fait la connaissance de William Forsythe?
Il y a quelques années une danseuse de sa troupe qui s'appelle t il Yoko qui voulait pratiquer un Budo est venue chez moi et je l'ai acceptée comme élève. Etant japonaise elle pensait qu'elle se devait de connaître le Budo mais elle n'avait aucune idée de ce que c'était. (Rires)
J'ai commencé à lui enseigner et il semble que cela l'a profondément touchée. Elle est d'abord venue dix jours et je lui ai surtout expliqué comment et pourquoi se réalisaient tel ou tel mouvement.
Bien sûr on n'atteint pas une efficacité martiale en dix jours. Cependant ses mouvements avaient énormément changés. William Forsythe et les autres danseurs de sa troupe ont été très étonnés et lui ont demandé ce qu'elle avait étudié. Elle leur a alors expliqué que c'était du Budo et elle a commencé à leur montrer ce que je lui avais fait travailler. Cela a éveillé leur curiosité et ils m'ont téléphoné pour me demander de venir leur enseigner.
(N.d.t. : William Forsythe est l'un des plus grands chorégraphes contemporains.)
Hino Akira et William Forsythe
Que leur avez-vous enseigné?
Au départ ils étaient très perplexes et ne savaient pas vraiment à quoi s'attendre. Je ne leur ai pas enseigné le Budo en tant que technique martiale. Je leur ai appris à utiliser leur corps et à développer leur sensibilité comme nous le faisons dans le Budo.
Je leur enseigne maintenant chaque année et ils s'investissent très sérieusement dans cette recherche. Nos relations s'approfondissent et je suis très touché par leurs efforts et leur volonté d'aller au fond des choses.
Des compagnies du monde entier font appel à Hino senseï afin d'améliorer l'utilisation du corps de leurs danseurs et développer leur sensibilité
Quelle différence avez-vous noté entre les mouvements des danseurs et ceux des budokas?
Paradoxalement leur façon de bouger est souvent assez proche. La principale différence est que les mouvements des danseurs ne développent pas de puissance. En Budo un mouvement sans effet n'a pas de sens. Un geste dont la seule efficacité est esthétique est inutile dans un monde où l'on marche sur la frontière qui sépare la vie et la mort.
C'est la principale différence.
Comment êtes-vous venu habiter dans les montagnes de Wakayama?
J'avais un Dojo à Osaka mais je cherchais une montagne où je pourrais me consacrer à ma pratique sans avoir de préoccupations matérielles. Ca a été très difficile parce que les endroits bon marché étaient souvent inaccessibles ou interdits à la construction.
Finalement un de mes élèves a raconté mon histoire à un jeune de Wakayama qui lui a dit qu'il y avait beaucoup de place dans la région. J'ai trouvé cette place et je me suis présenté au propriétaire en lui expliquant mon projet de Dojo. Ca l'a amusé et il a accepté de me louer cet endroit.
Vous avez tout construit tout seul?
Oui avec des élèves et ma compagne. Des plans à la réalisation j'ai tout fait moi-même. Cela a pris dix ans. Je construisais avec l'argent que j'avais et une fois la somme épuisée je retournais travailler pour pouvoir acheter les matériaux nécessaires à la poursuite de la construction.
Le dojo de Hino senseï...
... au coeur des montagnes de Wakayama...
... un paradis de Budoka (photos Jean-Baptiste Rosello)
Les gens du coin ont dû être très étonnés?
Ils ont été très étonnés. (Rires)
Au départ il y avait sept uchi deshis et les gens se demandaient ce qu'était ce groupe de jeunes aux cheveux longs. Ils s'imaginaient que nous étions un groupe d'extrémistes ou une nouvelle secte religieuse!
Ils pensaient que nous nous étions construits un refuge et comme les rumeurs enflaient des policiers sont venus de Tanabe. Pendant environ trois ans un groupe de six agents est venu ici chaque mois. Il leur était très difficile de comprendre qu'à notre époque nous nous consacrions à ce type de recherche.
Enseignez-vous différemment selon que vous êtes au Japon ou à l'étranger?
Non, j'enseigne exactement de la même manière. Absolument la même chose.
Etes-vous déjà venu en France?
Oui j'ai passé un mois en France il y a longtemps. J'ai voyagé de Paris jusqu'au sud de la France à l'époque où je pratiquais le Shito ryu. Un pratiquant français de Sète était venu au Dojo alors je suis allé voir leur pratique quand je suis venu en France. Ils pratiquaient dans un complexe sportif où il y avait beaucoup de disciplines, Aïkido, Judo, etc…
J'ai pratiqué avec le groupe de Shito ryu et ils m'ont demandé de rester un peu pour leur enseigner. Des pratiquants du Dojo m'ont accueilli chez eux et je suis resté quelques semaines. C'était drôle parce que je voulais toujours garder mon dictionnaire à portée de main mais ils me répétaient que c'était inutile alors que je ne parlais pas français! (Rires)
Qu'est ce que le misogi?
Si on explique cela en termes modernes on peut dire que cela consiste à chercher son propre point de contradiction. En dépassant ses propres limites par une ascèse physique on cherche à entrer dans un état de conscience dépassant le monde de la dualité…
S'entraîner à résister à la douleur ou ce type d'entraînement est-il nécessaire?
Non, c'est un travail inutile. Ce sont nos blocages spirituels qui limitent notre corps.
Quelle est l'importance du regard?
C'est primordial mais le travail dépend du niveau.
Jusqu'à un certain niveau il faut absolument fixer le regard. Dans le Budo nous devons pouvoir saisir les informations qui sont dans un "angle mort". Une des erreurs communes en Karaté est d'essayer de regarder l'adversaire dans sa globalité. C'est parce qu'on se concentre sur un point qu'il est possible de voir la totalité. Ceux qui ne comprennent pas ce mécanisme utilisent souvent l'expression "Enzan no mikata", regarder un volcan au loin. En Aïkido il y a aussi des personnes qui disent qu'il ne faut pas regarder l'adversaire. Cela aussi est étrange.
Metsuke (photo Jean-Baptiste Rosello)
Lors de vos cours vous insistez souvent sur l'importance du kimochi. Pouvez-vous nous parler de ce concept plus en détail?
C'est un élément majeur de ce que j'enseigne. Il est indispensable d'être capable de sentir le kimochi d'aïte et de pouvoir lui faire ressentir le nôtre.
Chez les êtres humains tout mouvement est le fruit d'un sentiment ou d'une intention. Chaque geste naît d'une nécessité ou d'une émotion. Si je lève ma tasse pour boire c'est parce que je ressens la soif.
Il est impossible de saisir un mouvement. Lorsque le geste est perçu il est déjà trop tard. Une des clés de l'efficacité est donc la capacité à saisir le kimochi d'aïte.
Lorsque le poing de l'adversaire arrive il est trop tard. Il ne faut pas considérer le poing qui vient mais l'intention de frapper, la volonté d'agir. Ce n'est qu'ainsi que l'on peut retourner une situation. Il n'y a pas d'erreur possible sur la question.
Un travail basé sur le contrôle de l'attaque de l'adversaire sans travailler sur son kimochi n'a aucun sens. C'est son kimochi qui est important. On doit agir en saisissant son kimochi. C'est là la véritable technique du Budo. C'est le point le plus important.
Dans le même esprit il est possible de créer un effet sur aïte uniquement grâce au kimochi. Il réagira à l'intention que nous lui faisons percevoir. Au plus haut niveau il est possible de résoudre tout conflit par le kimochi.
(N.d.t. : -Kimochi peut se traduire par "le port du Ki". Cela désigne les émotions d'une manière très large.
-Aïte peut signifier à la fois partenaire et adversaire.)
Agir en saisissant le Kimochi (photos Sébastien Chaventon)
Il ne faut donc pas se reposer sur une efficacité purement technique.
Absolument. Lorsque j'enseigne je résume souvent le problème ainsi: j'attaque, vous bloquez durement, j'ai mal et mon bras est sans doute brisé. L'amertume est inévitable…
Une victoire temporaire qui ne brise pas le cycle de la violence n'est pas le résultat de l'étude du Budo.
Il ne faut absolument pas chercher à faire mal. La victoire est sans importance. Il faut chercher à toucher l'esprit, les sentiments de l'adversaire. Lui infliger des dommages physiques est sans intérêt.
Cela semble assez proche de la philosophie du fondateur de l'Aïkido.
Oui mais je pense qu'au-delà c'est une manière de penser qui est commune à tous les grands maîtres du Budo. On retrouve ce concept en Aïkido, dans le Yagyu ryu, etc…
En pratique malheureusement cela n'existe pas et tout le monde cherche à faire mal, à contrôler par la douleur. (Rires)
Merci pour votre temps Senseï.
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