Interview Christian Tissier, la recherche de la perfection
On ne présente plus Christian Tissier. Parti à dix-huit ans au Japon pour six mois, il y restera finalement sept ans et deviendra l’un des plus célèbres experts d’Aïkido de notre époque. L'interview qui suit a été réalisée en février 2007. Ses réponses sur son parcours, sa pratique et le monde de l'Aïkido sont toutefois plus que jamais d'actualité.
Vous êtes parti au Japon à l’âge de 18 ans, c’était une grande décision pour quelqu’un de cet âge.
(Rires) Il faut replacer les choses dans leur contexte. Il y avait eu les évènements de 68. Depuis les gens partaient à Katmandou, en Inde ou au Mexique. J’avais aussi envie de voyager avant d’entamer des études supérieures, et j’ai décidé de partir au Japon. Je pratiquais déjà l’Aïkido, et je me suis dit que j’allais aller passer six mois là-bas et que ce serait bon.
Comme pour beaucoup de gamins, mes parents n’avaient pas spécialement d’argent alors j’ai cumulé les boulots, aux Halles et comme déménageur. Dès que j’ai eu l’argent j’ai pris un billet par le transsibérien. On ne peut pas se rendre compte maintenant, mais à l’époque c’était impensable de prendre l’avion, il n’y avait qu’un vol par semaine avec Air France. J’ai donc fait trois semaines de train et je suis arrivé à Tokyo.
A cette époque la distance impliquait une véritable séparation contrairement à aujourd’hui. Est-ce que vous avez eu des moments de solitude?
Il y a eu quelques moments difficiles mais pas trop. C’est probablement une question d’âge et de caractère. Moi j’étais jeune, très ouvert et curieux.
J’ai été bien accueilli à l’Aïkikaï. Au départ c’était un peu bizarre parce que les gens se demandaient qui j’étais, ce que je faisais. A cette époque il y avait très peu d’étrangers. Alors un gamin qui arrivait comme ça éveillait la curiosité. Le Doshu me regardait du coin de l’œil, et il se demandait si j’étais un fils de diplomate ou de business man.
Quand je suis arrivé au Japon on était vraiment très peu de français. Et tous les gens qui étaient là venaient pour le Budo. On était une communauté où on se connaissait tous, que l’on soir pratiquant de Karaté, Judo ou Kendo. Ce n’est plus le cas maintenant, car même dans l’Aïkido les gens se côtoient peu. Il y a des groupes, on s’aime, on ne s’aime pas. Nous, nous étions tellement peu nombreux qu’on se voyait partout, et on a lié des amitiés qui durent toujours.
Donc des moments de solitude il y en a eu un peu, il y en a toujours, mais franchement, le côté matériel était plus difficile au départ. Je n’avais pas d’argent parce que j’étais top jeune pour être crédible pour donner des cours de français. Mais j’ai eu un peu de chance. J’ai les yeux très clairs, bleus verts, j’étais plus mince que maintenant, il n’y avait pas beaucoup d’étrangers, et j’ai beaucoup travaillé dans la mode comme modèle. Maintenant ça ne marcherait probablement plus parce qu’il y a de vrais professionnels, mais à l’époque j’ai beaucoup travaillé comme cela, et ça m’a permis de rester au Japon.
La chance a ensuite continuée, et je suis devenu enseignant de français dans diverses institutions, jusqu’à être engagé à l’institut franco japonais où j’ai obtenu un poste qui me permettait de m’entraîner autant d’heures que je voulais, avec peu d’heures de travail.
En général les japonais regardent les étrangers arrivant dans un dojo avec un mélange de suspicion et de curiosité. Quand avez-vous senti que vous étiez accepté?
Il y avait de la curiosité effectivement, mais je ne m’en rendais pas compte à l’époque. C’est rétrospectivement, quand je me souviens comment ça s’est passé, que je vois les choses.
J’allais à tous les cours. Parce que ça me passionnait bien sûr, mais en plus je n’avais rien d’autre à faire de toute façons, car je n’avais pas un sou à mon arrivée. J’y étais le matin, j’y étais à trois heures, j’y étais jusqu’au soir. Donc assez vite comme ça j’ai sympathisé avec les gens.
J’étais 2ème dan déjà à l’époque mais franchement je n’avais pas un bon niveau. (rires) J’avais tout à revoir mais bon, je n’étais pas débutant, je savais chuter, je savais me protéger.
Je suis devenu copain très rapidement avec les uchi deshis de l’époque. Avec Endo, Suganuma, Toyoda qui est mort maintenant. Avec Yasuno aussi, Miyamoto qui est arrivé plus tard, puis Osawa senseï, Yokota senseï. C’est une période d’où sont issus les enseignants seniors de l’Aïkikaï d’aujourd’hui.
Et puis j’ai beaucoup travaillé avec quelqu’un qui avait une ceinture blanche à cette époque, Moriteru Ueshiba. Donc assez rapidement, son père m’a pris un peu sous son aile avec Yamaguchi senseï.
Après j’ai commencé à être l’uke du doshu une fois par semaine, puis deux, et au bout d’un an j’étais l’un de ses principaux ukes. J’ai aussi reçu la responsabilité de m’occuper des élèves étrangers, ce qui m’a valu un petit signe honorifique sur mon keïkogi. (rires)
On travaillait tous comme ça à l’Aïkikaï, autour du Doshu, de Yamaguchi senseï. Il n’y a donc pas un moment particulier qui me revient en mémoire parce que cela s’est fait très naturellement.
Est-ce que vous pensez qu’il est nécessaire d’aller étudier au Japon?
C’est une question un peu difficile. Je pense que maintenant ce n’est plus nécessaire dans certains pays comme la France, où il y a un bon niveau technique. Mais ça peut être intéressant d’y aller à partir d’un certain niveau, dans la mesure où vous avez quelqu’un qui s’occupe de vous.
Le gros problème des gens qui vont au Japon, c’est que généralement ils sont souples, ils savent bouger un petit peu, mais ils n’ont aucune construction. Très franchement, souvent quand ils reviennent, je ne les trouve pas bons. Quand vous voyez les uchi-deshis travailler à l’Aïkikaï, ce n’est pas du tout la façon dont travaillent les autres pratiquants. Ils sont très carrés. Parce que en dehors des cours, on leur explique que c’est comme ça qu’il faut travailler. Moi j’ai eu la chance d’être pris en main par le Doshu et Yamaguchi senseï, et d’être ami avec Saotome senseï. J’étais jeune, ils m’aimaient bien, et je pense qu’ils voyaient quelque chose en moi qui leur a plu. Donc ils ne me laissaient pas passer les choses. Ils m’ont enseigné comme on enseigne à un futur professionnel.
Ce qui n’est pas le cas de la majorité des gens. J’en connais qui sont restés vingt ans au Japon, avec qui c’est agréable de bosser, mais qui ne sont pas structurés, ni dans leur corps ni dans leur technique. C’est là le risque d’aller au Japon sans introduction. C’est un peu dur à dire, mais si on n’a pas d’introduction on est un touriste. Ca se passe bien, les senseïs sont sympas, ils vous prennent comme uke, mais ils ne vous considèrent pas comme quelqu’un qui va les représenter un jour, et ne vous forment pas profondément.
Ceci mis à part, l’Aïkikaï reste très intéressant parce qu’il ouvre l’esprit au niveau de la technique. Il y a un ensemble de professeurs qui ont chacun une forme différente, mais juste. On ne peut plus après être passé là-bas dire "C’est ça et pas autre chose.". Quand on a vu Osawa senseï pratiquer d’une certaine manière, et X ou Y travailler d’une autre, on comprend que les mêmes principes s’expriment sous des formes différentes.
A l’époque je passais d’un maître à l’autre sans être gêné. Maintenant les gens s’attachent à la forme, mais pas aux principes. Je peux le comprendre parce que je suis passé par là aussi. Mon deuxième jour au Japon je suis allé au cours du Doshu. Je le vois faire irimi nage et je me suis dit: "Mais qu’est ce que je fais là, il piétine, c’est nul ce qu’il fait." Et là on comprend que les images que j’avais, ma référence, ce que je trouvais bon, c’est ce que moi j’avais toujours vu. Je ne voyais pas qu’il était souple et mobile. Mes références étaient limitées par mon manque de connaissances.
Vous expliquez que vous suiviez tous les cours, est-ce que vous considérez qu’il est important d’aller voir des enseignants différents?
Je reviens d’un stage aux Etats-Unis où nous étions plusieurs enseignants, dont Ikeda Hiroshi. On a le même âge, on a beaucoup travaillé ensemble à l’Aïkikaï, mais on s’était un peu perdus de vue.
Il a développé une forme d’Aïkido qui est vraiment très particulière, c’est sa forme. Avec des mouvements très courts, le corps un peu penché. Ce n’est pas ce que j’ai envie de faire au niveau technique, mais c’est complètement logique et ça marche très bien. J’ai eu beaucoup d’intérêt et j’ai appris beaucoup de choses en le voyant faire, même si ma forme est différente.
Dans la mesure où on est capable de reconnaître un enseignement sérieux, il est intéressant de s’ouvrir pour comprendre d’autres approches. Mais il faut prendre garde à ne pas se perdre en essayant de tout intégrer à chaque fois, car on ne peut pas changer en permanence de forme de corps et de travail.
Durant votre séjour au Japon vous avez pratiqué le kick-boxing au Meïjiro gym à Tokyo. Qu’est ce que cela vous a apporté?
A l’époque j’étais avec un ami qui s’appelle Lilou Nadenicek, et qui pratiquait l’Aïkido et le Karaté. On était jeunes et on allait voir les combats de kick-boxing qui étaient très en vogue.
Et à un moment on a créé avec tous les français qui faisaient des arts martiaux, un rendez-vous hebdomadaire le dimanche matin sur la pelouse de l’institut franco-japonais. On avait décidé que tous les gens qui voulaient se confronter se retrouveraient là, et on mettait des gants, des plastrons, et on combattait. On s’est vite aperçus que chaque discipline avait des qualités et des lacunes.
Et un jour avec Lilou, on a décidé d’aller voir dans un gym. On est tombés sur le Meijiro gym, mais ça aurait pu être n’importe lequel. Quand on est arrivés il y avait deux mecs qui s’entraînaient, Shima, champion du Japon et Fujiwara, qui était le plus grand combattant de l’époque. Et après est arrivé Kurosaki, un des meilleurs combattants du Kyokushinkaï.
C’est assez marrant parce qu’on est allés voir Shima. Il était assis à un bureau, et il nous demande ce qu’on veut. Bon il faut voir l’ambiance, il fallait rentrer, crier "Ouss!", enlever ses chaussures, son manteau, s’approcher, attendre qu’on nous parle. Tout un rituel. Comme mon copain venait du Karaté, heureusement il connaissait tout ça.
Et Shima nous dit "Vous voulez quoi?". On lui répond qu’on voudrait s’inscrire. "Ah bon? Pourquoi?". Parce que on voudrait pratiquer un peu. "Ah bon, vous êtes américains?". Et pendant un quart d’heure comme ça, il nous pose des questions qui n’avaient pas de sens. Et à chaque fois, pourquoi, pourquoi?
A un moment je regarde mon copain Lilou et je lui dis "Il est bête ou quoi?". En fait il ne comprenait pas ce qu’on venait faire là, il ne pouvait pas imaginer ce qu’on pouvait venir faire ici. Maintenant l’époque a changé et ça ne surprendrait probablement personne.
Il nous a mis devant une glace, et il nous a montré le une deux et il est retourné à son bureau.
Nous après une demi-heure à faire du une deux, on se dit il va nous montrer autre chose et on s’arrête. Il hurle alors "Heeee!!!", et nous fait signe de continuer. Et puis on est revenus le lendemain. C’est ainsi que ça a commencé.
C’était une ambiance très éloignée de celle de l’Aïkikaï j’imagine.
C’était une ambiance très spéciale. Quand on arrivait on commençait à laver le parquet, même si le gars qui venait de partir à l’instant venait de le faire. Après on devait bien crier "Ouss, keïko onegaï shimasu !". Puis on faisait du saut à la corde, du sac et parfois il venait nous expliquer quelque chose, ou pas.
Finalement on est devenus assez amis, surtout avec Fujiwara qui est un type vraiment très, très sympa. Un artiste, il n’y avait que lui qui pouvait faire ce qu’il faisait.
On a suivi des tournois, on a tourné, on a fait quelques combats. Ca m’a permis de voir que ce n’est pas avec un coup de pied ou de poing qu’on tue. Ca m’a permis de relativiser, de comprendre que comme le disait Shima, le sac est le seul qui ne rend pas les coups, que même si un adversaire est plus faible on ne sait jamais. Et ça m’a donné une certaine confiance.
Ca m’a aussi beaucoup aidé lorsque je suis rentré en France. J’avais un ami qui est Jean-Pierre Lavoratto, et avec lui s’entraînait l’équipe de France de Karaté. Je suis arrivé un matin et il m’a présenté, voilà il va faire les cours d’Aïkido. J’ai commencé a faire les footings et m’entraîner avec eux tous les matins. Je leur montrais des trucs, et ils m’ont respecté en tant qu’aïkidoka. Je prenais des coups et je leur en donnais.
Est-ce que la pratique de l’Aïkido vous a aidé dans celle du kick-boxing ou pas du tout?
Au début non, au contraire parce que j’avais plus tendance à être un esquiveur. Par contre ce qui m’a aidé c’est le kenjutsu. En Kashima Shin ryu on a un coup très direct avec un départ très rapide, et je m’en suis beaucoup servi. Je me mettais un peu comme en waki gamae et j’envoyais la main à la volée, comme on enverrait un sabre. J’ai séché beaucoup de monde comme ça. (rires)
Par contre, grâce à l’Aïkido j’avais une meilleure vision que celle des kick-boxeurs sur certaines choses. Par exemple je lisais mieux la trajectoire des mawashi geris.
Quelle est selon vous la spécificité de l’Aïkido, qu’est ce qui le démarque des autres pratiques martiales?
Il y a plusieurs points distincts.
D’abord il y a le côté éducatif. L’Aïkido est un système d’éducation avec un support qui est l’art martial.
Ensuite il y a le côté technique. En Aïkido il y a des principes et des qualités. Les qualités sont plus du domaine de l’inné, alors que les principes sont du niveau de l’acquis. Les réflexes sont une qualité, on l’a tant mieux, on ne l’a pas, tant pis. Le shiseï par contre, est un principe. La vision, la distance qu’on résume par ma-aï, c’est un principe. La recherche d’efficacité maximum avec le minimum d’efforts est un principe.
Pour que l’Aïkido fonctionne il faut donc que tous ces principes soient présents. Plus ils le seront, plus la technique tendra à la perfection.
Le point important différenciant l’Aïkido de la plupart des arts martiaux est que les principes sont les éléments essentiels d’une technique, et ne peuvent pas être remplacés par le travail des qualités. On ne peut pas se satisfaire d’une technique qui marche de manière relative, grâce aux qualités physiques que sont la force ou la rapidité.
Il y a enfin l’aspect spirituel. Nishio disait que l’Aïkido était le yurusu Budo, le Budo du pardon. Et c’est ça, plus encore que tout le reste, qui est une spécificité de l’Aïkido. La notion de respect de l’intégrité. La sienne bien sûr, mais surtout celle du partenaire.
La recherche de l’Aïkido est celle du geste pur, en dépit des contraintes que sont les attaques des adversaires, dans le respect d’une éthique aux aspirations élevées. Car même si la plupart des Budo préconisent de n’agir que pour se défendre, l’idée de le faire en préservant son partenaire est spécifique à l’Aïkido.
Est-ce que vous considérez que le travail des armes fait partie intégrante de la pratique de l’Aïkido?
Fondamentalement, non. Mais je vais développer mon point de vue.
A l’Aïkikaï comme vous le savez, il n’y a pas de cours d’armes, point final. Il y a quelques bokkens si on veut faire quelques suburis, mais il ne faut pas en faire trop, et surtout éviter de travailler à deux.
Mais moi j’ai toujours été très intéressé par l’esprit du ken, cette façon d’aller droit dans l’action spécifique du kenjutsu, non circulaire. Et j’ai eu la chance d’être formé en kenjutsu par Inaba senseï au Shiseïkan.
Mais je ne considère pas qu’il est nécessaire de faire des armes pour faire de l’Aïkido. C’est bien d’en faire aussi dans la mesure où c’est un support ludique, qui apprends à gérer une autre distance. Mais on peut en dire autant de la boxe ou des disciplines pieds-poings. Ce sont des supports qui peuvent apporter quelques chose, qui sont intéressants qui mais ne sont pas l’essence de l’Aïkido.
J’enseigne toujours le ken dans les stages d’une semaine, parce que ça intéresse beaucoup de monde. Mais c’est un plus, ce n’est pas l’essentiel. Je n’ai rien contre ceux qui développent des systèmes d’armes, mais l’Aïkido c’est l’Aïkido. Les armes ça peut en faire partie mais on peut très bien avoir quelqu’un qui n’a jamais fait de ken de sa vie et qui fait de l’Aïkido correct avec exactement les mêmes sensations.
Est-ce que vous pensez que l’Aïkido doit évoluer dans sa forme et ses techniques?
Oui, comme toute chose, un Aïkido qui n’évolue pas c’est un Aïkido mort.
En Aïkido les techniques de base sont des katas. Et il est indispensable que tout le monde apprenne ces bases fondamentales. Ensuite il y a les applications. Et à partir de là, et bien heureusement, il y a des gens qui vont aller toujours plus loin. Qui vont créer, inventer, avoir une idée plus fine de la chose et la faire évoluer. C’est pour ça je pense que Osenseï n’a jamais dit que l’Aïkido était fini.
Quand je vois ce que des gens comme Yamaguchi senseï ont amené à l’Aïkido au niveau de la liberté je trouve ça exceptionnel. Si on part comme certains du principe que "Mon professeur était le meilleur, et moi je suis le meilleur après le professeur mais vous serez toujours moins bons que moi.", où arrive-t-on au final, ça n’a pas de sens.
Il faut bien sûr être très rigoureux sur les bases et les principes, mais toute chose évolue. C’est un processus naturel, et il n’y a pas de raisons que l’Aïkido ne le suive pas.
Est-ce que vous pensez qu’il y a des fondements qui sont inaltérables?
Ce qui est inaltérable et primordial c’est la recherche des principes, de la pureté dans le geste et dans le cœur.
La technique, à la limite, n’est pas inaltérable. Ce qu’il faut comprendre c’est la finalité d’une technique ou d’un type de travail. A partir de là on peut tout à fait imaginer qu’on trouve un jour d’autres techniques, d’autres formes de travail permettant de développer aussi bien ou même mieux l’effet, la qualité ou le principe recherché.
Est-ce que vous pensez que la pratique de l’Aïkido doit évoluer avec l’âge?
Moi l’Aïkido c’est ma vie. J’ai de plus en plus de plaisir à le faire, de plus en plus d’enthousiasme. Mais effectivement je sens bien que je n’ai plus les mêmes qualités qu’à vingt ans, et c’est naturel.
Mais je crois que si on s’est orienté vers une pratique juste, fondée sur le travail de la technique et des principes fondamentaux, on croît en efficacité avec le temps. L’erreur c’est de ne pas vouloir vieillir et de vouloir rester sur une pratique fondée sur des qualités physiques qui vont inévitablement en s’amenuisant.
Il y a des jours où je suis en forme, je vais prendre deux aspirines, travailler comme un jeune, bouger énormément, chuter, travailler avec le physique, mais le lendemain je le paye. (rires)
Par contre avec une technique précise on ne perds pas de rapidité. On affine, on apprends avec l’expérience à partir au bon moment avec le minimum d’efforts. C’est cela qui permet de devenir encore plus efficace en prenant de l’âge.
Vous voyagez énormément. Est-ce que vous voyez des différences culturelles dans la manière d’aborder l’Aïkido?
Un problème récurrent est celui du salut à genoux. Comme vous le savez dans la religion musulmane on ne se prosterne que devant Allah. Et le salut japonais est très proche de cela. Pour cette raison de nombreux pratiquants d’Aïkido musulmans ne le font pas.
Moi quand je vais en Algérie par exemple, souvent je suis le seul à faire le salut. C’est difficile comme situation parce qu’ils sont adorables, mais il est difficile de faire comprendre qu’il s’agit simplement de prendre conscience qu’avant nous il y a eu une longue transmission qui a eu lieu.
Moi j’ai des élèves musulmans qui ne font pas le salut. Ca ne me dérange pas outre mesure mais je crois que c’est dû à un malentendu sur la signification du geste.
Parfois je me demande comment ils feraient si ils allaient au Japon. Ils pourraient tomber sur un senseï dans un petit dojo qui comprendrait la situation, mais au Kyokushinkaï par exemple ils prendraient la porte après avoir pris une raclée. A l’inverse on voit des pratiquants occidentaux qui n’ont jamais été au Japon, qui font le salut shinto qu’on ne fait même pas à l’Aïkikaï.
Pour moi le salut a deux fonctions. C’est d’abord comme je l’ai dit précédemment de remercier toutes les personnes qui ont été les maillons de la transmission jusqu’à nous. Ensuite cela sert à ordonner son corps et son esprit. C’est une préparation à la pratique.
A l’Aïkikaï je rentrais et sortais fréquemment du Dojo pour une raison ou une autre. Des fois il m’arrivait de rentrer pour aller chercher un bokken par exemple et d’expédier le salut un peu rapidement. Eh bien je me disais "Repose le bokken, tu te retournes et tu le refais correctement.". Ca sert aussi à ne pas se laisser aller.
Que représente le ki pour vous?
La vie, le souffle de vie qui est en tout. Le problème du ki c’est son écoulement. Si le ki ne s’écoule pas naturellement on est malade, bioki.
Pratiquez-vous des exercices comme le chi-kung?
J’ai énormément de respect pour le chi-kung, le Taï chi. Mais je pense que leur propos est dans l’écoulement du ki et je pense que l’Aïkido le permet aussi sous une autre forme mais qui est suffisante.
Christian Tissier en stage au Japon
En quelques mots comment définiriez-vous les maîtres suivants:
Ueshiba Moriheï
Je dirai un personnage décalé dans son temps mais dont le message est celui de l’avenir.
Ueshiba Kisshomaru
C’est le respect, la rigueur, celui grâce à qui l’Aïkido dans le monde est ce qu’il est aujourd’hui. Celui qui a accepté la deuxième place, qui a été contesté, qui a assumé la succession. Pour moi c’est vraiment l’image de la responsabilité.
Et les autres n’ont pas été très sympas. Tous les autres, très franchement. Les gens qui sont aujourd’hui les maîtres de l’Aïkido ne sont pas uniquement les élèves d’Osenseï. Ce sont avant tout les élèves de Kisshomaru. Ce n’est pas Osenseï qui a soixante-dix ans leur a appris à chuter, leur a enseigné ikkyo, nikkyo… Ca les valorise d’avoir connu Osenseï, certainement, mais celui qui a vraiment été là, qui leur a enseigné, c’est Kisshomaru.
C’est aussi Kisshomaru qui a donné une bonne image de l’Aïkido à tous points de vue, qui l’a développé. Et il a beaucoup payé de sa personne.
Je peux en parler parce qu’en 1980 lorsqu’il y a eu le premier congrès mondial de la FIA à Paris, il y avait le fils Osawa, Moriteru et moi. Nous étions ses trois ukes. On était avec lui dans le vestiaire et quand je l’ai vu se changer, il ne faisait pas quarante kilos après son opération. Et quand il est monté sur le tapis c’était d’une dignité, c’était admirable. Il avait un message à transmettre et il est venu. Personne d’autre ne l’aurait fait. Un grand respect pour un maître qui a été trop longtemps mésestimé.
Ueshiba Moriteru
J’ai beaucoup d’espoir en lui parce que c’est un bon aïkidoka, il est moderne et il est intelligent. C’est très dur pour lui aussi mais il a bien su s’affranchir, il prend de plus en plus d’assurance. Il respecte les anciens mais prend ses décisions seul. On l’a souvent mésestimé comme son père, mais j’ai beaucoup travaillé avec lui et je sais qu’il tient la route.
Toheï Koichi
Ah c’est spécial Koichi Toheï. J’aimerais faire quelques cours avec lui maintenant. A l’époque je n’aimais pas ce qu’il faisait parce que j’avais l’impression qu’il se moquait de nous.
J’allais à ses cours tant qu’il était à l’Aïkikaï mais le côté "Tendez le bras, vous voyez, je vous le plie. Pensez à votre ki, vous voyez, je ne vous le plie plus." ça ne me convenait pas parce que je savais que ça n’était pas vrai.
Mais quelqu’un de très fort, on ne peut pas en douter.
Yamaguchi Seïgo
Le génie des génies, l’homme universel, une intelligence rare que tout le monde reconnaît.
Beaucoup de respect pour tout le travail qu’il a fait en Europe. Et énormément de respect pour sa technique. Par contre j’ai souvent le sentiment qu’il est mal entouré.
Noro Masamichi
Un homme exceptionnel.
Je n’ai jamais été élève de maître Noro parce que j’étais chez Nakazono senseï, et il y avait une rivalité entre eux. Mais aujourd’hui nous sommes amis, vraiment très amis. Il a même dit au Doshu "Il faut donner le 8ème dan à Christian!". (rires)
Et un parcours exceptionnel. Quand on sait l’accident qu’il a eu, d’où il revient et ce qu’il a fait, c’est formidable.
Il a créé son système mais je crois qu’au fond son truc, c’est l’Aïkido. Et c’est quelqu’un qui ne pense qu’à une seule chose, et il me le dit constamment, c’est la maison Ueshiba. C’est le giri.
Vraiment quelqu’un d’exceptionnel.
Saïto Morihiro
J’ai suivi ses cours quand il enseignait à l’Aïkikaï le dimanche mais je le connais très peu.
Un grand respect pour lui, grand technicien cela va sans dire. J’aimerais simplement parfois que certains de ses élèves soient un peu moins intégristes.
C’est vrai que Saïto senseï pensait qu’il avait raison, mais de toutes façons tous les senseïs que j’ai connus pensaient tous qu’ils avaient raison! (rires)
En avril j’ai un stage d’Aïkido aux Etats-Unis invité par Patricia Hendricks. Elle est très ouverte, à un Aïkido très dynamique qu’elle a développé à partir des bases inculquées par Saïto senseï. Malheureusement je trouve souvent le travail des élèves de Saïto senseï très rigoureux mais beaucoup trop statique.
Saotome Mitsugi
C’est un très bon ami, on a passé beaucoup de temps ensemble. Il m’a donné énormément de cours particuliers, surtout sur le jo. Tout le jo que j’ai appris vient de lui.
Pour moi c’est l’un des plus beaux Aïkido qui existent au niveau de la forme. Mais à un moment j’ai rompu un peu avec lui parce qu’il ne faisait plus de l’Aïkido, il se perdait dans sa recherche. Il faisait faire kote gaeshi sur chudan tsuki avec le pied, des choses comme ça. Mais il s’est retrouvé et quand il fait de l’Aïkido, c’est le meilleur.
Chiba Kazuo
Un personnage très attachant, une qualité technique exceptionnelle. Mais un côté caractériel et une pratique qui parfois donne l’impression d’une violence inutile.
Votre meilleur souvenir en Aïkido?
Mon meilleur souvenir est aussi le pire, c’est lorsque j’ai reçu le 7ème dan des mains du Doshu.
C’est un très beau souvenir, un moment très émouvant. Il m’avait invité chez lui et nous étions quatre, lui, son fils Moriteru, mon fils et moi-même. Il était intubé par le nez, on a passé une petite heure ensemble et je savais que c’était la dernière fois que je le voyais.
C’est un beau souvenir parce que ça venait de lui, un mauvais souvenir parce que je savais que je ne le reverrai plus.
Le 7ème dan en lui-même était sans importance. Je savais depuis longtemps que je serai 7ème dan un jour. Ce qui m’a fait plaisir c’est la reconnaissance, de savoir que oui, effectivement pour un occidental c’était possible de devenir un véritable 7ème dan. Quand je dis véritable c'est-à-dire Aïkikaï, pas un 7ème dan d’un groupe qui s’auto-décerne des diplômes.
Votre souvenir le plus drôle en Aïkido.
Oh j’en ai plusieurs. Un jour j’étais en démonstration avec le Doshu et ça faisait 20mn que j’attendais à genoux. Et au moment où il tend la main vers moi pour m’appeler je me lève, plus de genoux. Je m’écroule devant lui et impossible de me relever. Je n’avais plus de sang dans les jambes.
Une autre fois dans une démonstration il y avait un vieux monsieur japonais qui avait un peu trop bu avant. Et il n’avait pas vu qu’il avait mis les deux pieds dans la même jambe du hakama ! Et toute la démonstration s’est passée comme ça, c’était pas mal.
Vous sortez un nouveau DVD, pouvez-vous nous en parler un peu?
Je viens de terminer un nouveau DVD qui s’appele "Applications". C’est quelque chose de nouveau par rapport aux supports d’enseignements classiques. Il y a en fait deux axes.
Dans la première partie je pars de techniques épurées exécutées de manière fluide que je décline. L’idée est de montrer des choses nouvelles et d’autres sous un angle neuf.
Dans la seconde partie j’explique comment travailler sur des attaques telles que mae geri (coup de pied de face), mawashi geri (coup de pied circulaire), etc… Je ne reviens pas sur les techniques basiques qui consistent à prendre la jambe puis à projeter, mais je propose un travail basé sur les pivots, les esquives. L’idée était de montrer à un aïkidoka comment puiser dans son art les réponses à des frappes fréquentes dans le monde des arts martiaux actuels et souvent délaissées dans notre pratique.
Une solution par exemple sur un mae geri est de balayer la jambe d’attaque et d’initier une frappe au visage du partenaire qui par sa réaction nous permet d’appliquer kote gaeshi.
Ce n’est pas un travail que tout le monde va faire, mais je pense que cela répondra à beaucoup d’interrogations dans le monde de l’Aïkido où de nombreux pratiquants se sentent démunis face à ce type de situations.
Après il est difficile de faire travailler ce genre de chose régulièrement au dojo où le manque de temps oblige souvent à se consacrer aux fondamentaux. Parce que travailler ce genre de techniques nécessite aussi l’apprentissage de ces attaques et il y a une partie des pratiquants que cela n’intéresse pas forcément. Mais avec ce DVD les aïkidokas disposeront des outils nécessaires à la compréhension de ce travail.
Merci Christian Tissier.