La pédagogie en Aïkido, réflexions sur l'enseignement de Tamura senseï
L'essence d'une voie martiale est la pratique. Mais les budos et autres bujutsus ne seraient pas parvenus jusqu'à nous s'ils n'avaient été transmis. Dès lors l'enseignement est une étape naturelle du cheminement martial. La difficulté qui se pose toutefois aujourd'hui, est que le nombre de pratiquants et d'enseignants étrangers dépasse largement celui des japonais. S'il est encore trop tôt pour savoir quelles seront les conséquences de cet état de fait sur la transmission, il est intéressant de s'interroger sur les différences de pédagogie, leurs origines et les choix de Tamura senseï.
Pédagogie
La pédagogie est la science de l'éducation. C'est un sujet qui est au cœur des réflexions des éducateurs en Occident depuis plusieurs siècles. Des générations de pédagogues ont réfléchi sur la meilleure façon de transmettre le savoir et, dans ce domaine comme dans tant d'autres, le vingtième siècle a vu émerger de très nombreuses théories.
Au regard de cette science de l'éducation, l'Asie, et le Japon en particulier, semblent particulièrement rétrogrades. Leurs méthodes autoritaires semblent dépassées, et cela notamment dans le domaine de la pratique martiale où l'esprit de hiérarchie reste très fort. Aux Platon, Maria Montessori ou Jean-Jacques Rousseau de l'Occident, l'Asie oppose des penseurs plus que des pédagogues tels Confucius.
Les koryus
Les koryus sont les anciennes traditions martiales japonaises. Les traces les plus reculées concernant ces écoles qui nous sont parvenues datent du 14ème siècle, mais il est probable que leurs origines soient encore plus anciennes. Si l'origine de ces ryus remonte parfois à des fondateurs qui guerroyèrent sur les champs de bataille, il est à noter qu'elles ne se développèrent réellement que lors de l'époque Edo, durant une période de paix civile. Toutefois même si leurs adeptes pouvaient vivre une existence entière sans jamais avoir à utiliser leurs compétences, les occasions où elles faisaient la différence entre la vie et la mort restaient bien présentes. La qualité de l'enseignement et le sérieux de la transmission étaient donc au cœur de leurs préoccupations. Si aujourd'hui certains ryus se sont adaptés à la société contemporaine en limitant leurs exigences et ouvrant leur enseignement au public, d'autres continuent à cultiver le secret. Parmi ces dernières de nombreuses disparaissent d'ailleurs au fil des années, le maître préférant la fin de l'école à sa transmission tronquée.
Les koryus sont nés dans un monde féodal dans la caste des guerriers. Toutefois, et bien qu'ils soient très hiérarchisés, à la différence des budos qui sont fortement marqués par le système militaire, les koryus fonctionnent sur le modèle d'une famille. Les écoles étant souvent circonscrites à un domaine ou une région les membres étaient fortement liés entre eux. Le maître était un père et les élèves ses enfants, les anciens occupant la position d'aînés. Il s'agit sans aucun doute de la façon dont Tamura senseï reçut l'Aïkido du fondateur comme en témoignent ses paroles:
"Il est certain que la relation directe du maître au disciple qui est la relation traditionnelle, identique dans son essence à la relation des parents à leurs enfants est la meilleure possible. Dans le monde moderne, une telle relation est malheureusement devenue pratiquement impossible."
Comme l'indique Tamura senseï ce type de relation est aujourd'hui difficilement viable et cela explique en partie la disparition de certains koryus.
Les budos
Les budos, voies martiales japonaises, furent pour la plupart formalisées au vingtième siècle. Si contrairement aux bujutsus leur application pratique n'était pas le but premier, il n'en reste pas moins que ces méthodes d'éducation avaient gardé à leurs débuts un très fort esprit guerrier, notamment en raison de l'ambiance militariste qui baignait le Japon à l'époque.
Tandis que les bujutsu se transmettaient normalement dans un cercle fermé et que l'enseignement s'y faisait du maître à l'élève, les budo se sont adaptés à l'afflux de pratiquants en s'inspirant des méthodes de formation de l'armée. Méthodes importées de l'Occident, notamment de Prusse et de France. Le système de grades kyu/dan de même que l'uniformisation des tenues sont des exemples de l'influence du système militaire sur la pratique martiale. L'enseignement des budos se fait alors en groupe et la transmission individuelle disparaît peu à peu. L'exemple le plus frappant est celui de dizaines d'élèves parfaitement alignés répétant les mouvements d'un instructeur situé sur une plateforme.
Le cas de l'Aïkido
L'Aïkido est un cas très particulier pour de nombreuses raisons. D'une part parce que les origines même de l'art, le Daïto ryu, sont obscures et qu'il est très probable qu'il s'agisse d'une discipline créée à la fin du dix-neuvième siècle, et d'autre part parce que Ueshiba Moriheï ne formalisa jamais non plus sa pratique.
Ecoutons ce que nous dit Tamura senseï de l'enseignement du fondateur:
"Osenseï n'avait pas la pédagogie d'un maître d'école. Il ne m'a pas semblé non plus que son enseignement ait suivi la progression traditionnelle des écoles classiques du budo japonais."
Bien qu'elle ait revêtue des formes différentes, la précision était un élément commun de la transmission des budos et des bujutsus. Précision qui semble avoir fait défaut non pas dans les exigences d'Osenseï, mais dans son enseignement. Un trait qu'il semble avoir hérité de son maître, Takeda Sokaku.
"Evidemment il ne fournissait aucune explication sur les taïsabaki ou les techniques et disparaissait comme le vent à la fin de l'exercice. A l'époque, je trouvais cela terrible mais c'était bien ainsi car cela nous obligeait à travailler nous-mêmes et surtout à mieux regarder, mieux voir."
Il est aisé d'imaginer le désarroi des élèves en lisant Tamura senseï. Mais si cette forme de transmission n'était pas la norme dans le monde des arts martiaux, elle semble très proche de celles de certaines écoles de zen.
"La "pédagogie" d'Osenseï consistait simplement à faire partager à ses disciples le véritable sens de sa recherche en le leur exposant sans fard."
La méthode, ici, n'est pas sans rappeler certains principes de la pédagogie active où l'élève est responsable de son évolution et progresse par tâtonnement à travers diverses mises en situation.
Shu Ha Ri
Malgré l'originalité de sa démarche dans le domaine martiale, les élèves d'Osenseï suivirent les étapes du processus de transmission traditionnel, shu ha ri que Suga senseï définit ainsi:
"Shu, ha et ri sont trois étapes qui sont suivis par les voies traditionnelles japonaises classiques. En simplifiant on peut dire que shu correspond à l'intégration, c'est une période où l'élève travaille dans une imitation totale de son maître. Ha est la période "destructrice". L'élève travaille dans des directions parfois opposées à celle de son maître et fais le maximum d'expériences possibles afin de s'approprier ce qu'il a reçu dans l'étape précédente. Finalement le dernier stade, ri, est l'expression véritable de l'art que l'élève, devenu maître à son tour, a développé. Il est au-delà de la dualité et ne cherche ni à imiter ni à se différencier. Il est devenu son art et l'art s'exprime spontanément à travers lui. C'est l'état qu'a atteint aujourd'hui Tamura senseï dans sa pratique de l'Aïkido."
Tamura senseï dit d'ailleurs:
"(Shu ha ri) s’applique à toutes les techniques traditionnelles, que ce soit dans le Chado, la voie du thé, du Kado, l’arrangement floral, etc... Toutes ces voies s’étudient ainsi et passent par ces étapes.
Shu est l’étape où l’on suit scrupuleusement l’enseignement de son maître jusqu’à arriver à reproduire exactement les techniques. Une fois arrivé à ce niveau on essaye de voir ce que tel ou tel changement implique. On sort du moule pour continuer son étude. C’est Ha. Finalement on dépasse les contradictions et le technique devient sienne. C’est Ri."
Japon et Occident
Toute généralité renferme les germes de ses erreurs et les tentatives d'explications qui suivent ne feront pas exception. Je n'aborderai pas le sujet sous l'angle Orient/Occident mais Japon/Occident car, d'une part je connais trop mal le reste de l'Orient pour en parler, d'autre part le Japon possède de nombreuses spécificités culturelles qui en font un cas à part.
Tout d'abord la langue japonaise est l'une des plus vagues au monde. Associé au fait que l'efficacité des techniques nécessite un nombre incroyable d'actions simultanées aux vitesses et directions variées qui nécessiteraient des heures de verbalisation rien que pour les gestes les plus fondamentaux, c'est tout naturellement que l'enseignement oral y a toujours été considéré avec circonspection. Mitsuzuka Takeshi, célèbre maître de sabre, dit d'ailleurs:
"Un professeur qui explique est un professeur stupide qui forme des pratiquants stupides."
Un autre point important concerne le fait de chercher à appréhender les choses en les divisant comme c'est généralement le cas en Occident, ou dans leur globalité comme cela était la norme au Japon. Sujet que Tamura senseï a fréquemment abordé dans ses écrits:
"Lorsque l'on entreprend l'étude d'un sujet, il est normal, pour arriver à le comprendre, de rechercher d'abord son origine, de connaître son point de départ. (…) Nos méthodes pour atteindre ce but sont, je crois, différentes de celles de l'Occident. (…) Pour tous les hommes (…) le chemin sera long et dur, peut-être même que le résultat de leurs efforts n'aboutira pas au but cherché s'ils ne comprennent pas que la manière d'aborder ces études est différente au Japon et en Occident."
"La manière de penser de l'Occident procède de la science et la science constitue l'essence de votre civilisation. Vous divisez, décomposez pour connaître; c'est votre façon d'étudier, le point de départ de vos études. Chez nous, au contraire, nous nous attachons à la notion de globalité, nous considérons l'ensemble."
Les traditions martiales japonaises se sont ainsi transmises en essayant de court-circuiter l'intellect et de privilégier le ressenti dans une relation d'âme à âme, i shin den shin. N'est-ce pas ce dont parle maître Tamura lorsqu'il dit:
"En Orient, pour connaître la vie de la fleur, nous essayons pour commencer, de devenir la fleur elle-même, et de saisir ce sentiment."
L'étude logique qui forme la base de l'enseignement contemporain et particulièrement occidental était délaissée par les bushis car elle ne correspondait pas à leur culture mais surtout ne permettait pas de transmettre efficacement les actions si subtiles de leurs traditions.
L'enseignement de Tamura senseï
Le processus de transmission traditionnel implique un temps de pratique considérable dans un enseignement direct et exclut tout enseignement de masse. Par ailleurs, très lié à sa culture japonaise d'origine, il est difficilement transposable tel quel. Ce sont des paramètres que Tamura senseï a parfaitement intégrés. Pour autant il n'a jamais sacrifié à la facilité en enseignant une gymnastique vide de sens. Son enseignement est marqué par la volonté de transmettre l'Aïkido dans toute sa richesse. C'est ainsi qu'il a développé une pédagogie conservant l'essence de la tradition tout en la mettant à la portée de ses élèves occidentaux.
Il existe en japonais plusieurs expressions désignant l'action d'enseigner. Celle que Tamura senseï utilise avec prédilection est "shido suru". Si on peut traduire cette forme par "enseigner", elle exprime plus particulièrement le fait de diriger, d'instruire. Comme Ueshiba Moriheï, maître Tamura a toujours cherché à rendre ses élèves responsables de leur progression en présentant un modèle sans jamais imposer.
"Do indique une direction montrée par la tête. Cette direction est claire et tout un chacun peut s'y engager. Il importe donc que nous tous, qui pratiquons ou qui enseignons l'Aïkido, nous nous engagions dans cette Voie avec la volonté de prendre par la main et de guider les autres pour faire vivre cet idéal afin que le do de la Voie, et le do de l'enseignement se complètent et s'enrichissent.
Pour ce faire, il faut savoir clairement où l'on entraîne les élèves, en suivant quelle méthode et sur quels points il est nécessaire de porter l'attention."
"Enseigner, c'est donner un modèle technique et spirituel idéal et surtout transmettre à chacun l'envie d'y parvenir."
Confiant dans la rencontre de deux cultures il dit d'ailleurs:
"Quand on se connaît bien réciproquement, on complète ce qui peut manquer et on se débarrasse de ce qui est en excès. A eux deux, l'Orient et l'Occident forment la trame et la chaine. Et parce qu'ils sont deux, on peut tisser de l'Orient et de l'Occident une superbe étoffe."
Au-delà d'un exercice de santé ou d'une méthode de self-défense l'Aïkido permet de pénétrer au cœur de l'esprit japonais. L'étudier en acceptant un système de transmission différent du leur permettra aux pratiquants de comprendre un mode de pensée d'autant plus enrichissant qu'il leur est étranger.
Note: Cet article a été publié dans le n°5 de la revue Shumeïkan en juin 2010.