Budo no Nayami

Préserver une tradition et faire évoluer un savoir-faire, la double exigence des traditions martiales

3 Novembre 2013 , Rédigé par Léo Tamaki Publié dans #Budo - Bujutsu

Les pratiques martiales sont des savoir-faire transmis de générations en générations. Comme toutes traditions, elles sont traversées par deux tensions contradictoires, le désir de préserver l'enseignement reçu, et la volonté de perpétuer l'élan qui leur a donné naissance. Ces tendances sont-elles toutes deux nécessaires? Sont-elles compatibles?

 

Ueshiba Moriheï et un groupe de disciples

De gauche à droite Kurita Yutaka, Shimizu Kenji, Saotome Mitsugi, Kanai Mitsunari, Toheï Akira, Ueshiba Kisshomaru, Maruyama Shuji, Watanabe Nobuyuki

 

Pas de tradition sans préservation

Il va de soi que la nature même d'une tradition est fondée sur la transmission. Dans les pratiques martiales qui sont par essence extrêmement riches et sophistiquées, cela s'est fait depuis l'antiquité grâce à l'exemple physique, l'enseignement oral et l'écrit. Si les médias modernes que sont la photographie et la vidéo commencent à faire partie du processus, cela reste encore à la marge, de nombreux experts considérant leurs apports au mieux limités, au pire néfastes.

Grâce à ces divers moyens, chaque maître transmet à ses élèves la tradition qu'il a reçue, plus ou moins agrémentée de ses apports personnels. Il devient ainsi un maillon de la chaîne de la transmission. Mais en quoi consiste ce qui est transmis? S'agit-il d'une forme, d'un état d'esprit? Doit-on tenter d'être une "photocopie" aussi neutre que possible, ou doit-on adapter, faire évoluer ce que l'on a reçu? Comme bien souvent, il n'y a pas de réponse simple à ces questions. Considérons les deux options.

 

Le savoir inaltéré des gardiens du temple

Tout d'abord il convient de noter que, si la tradition japonaise a développé un système de transmission extrêmement exigeant mais efficace, il ne peut permettre l'impossible et un élève présentera toujours des différences avec son maître, quel que soit son désir de l'imiter à la perfection. S'effaçant devant l'art, il a toutefois la possibilité de transmettre de façon aussi précise que possible l'enseignement reçu. Cette démarche, nécessaire et louable, est celle que l'on retrouve en Aïkido chez des adeptes tels que que Saïto Morihiro ou Arikawa Sadateru. Limitant les interprétations, ces adeptes semblent avoir eu à cœur de transmettre aussi fidèlement que possible la pratique de leur maître, Ueshiba Moriheï. Ce sont, au sens le plus noble du terme, des gardiens du temple.

 

Saïto Morihiro à Iwama, avec Daniel Toutain

 

Les écueils du traditionalisme

Bien entendu cette démarche à ses limites, notamment celle des choix qui ne peuvent manquer de se poser. En effet, l'Aïkido est-il ce que faisait Osenseï en 1935, 45, 55 ou 65? Ayant évolué tout au long de sa vie, celui qui cherche à transmettre son enseignement se trouve face à l'inéluctabilité de faire des choix. Par nécessité, il ne pourra transmettre qu'un instantané de la pratique d'un moment T. Son enseignement ne sera donc pas celui du parcours du maître, mais de la partie qu'il estime la plus achevée, amputée de ce qui lui est antérieur et/ou postérieur.

Un autre travers est celui de l'intégrisme. Figeant une pratique qu'ils estiment aboutie, les tenants du conservatisme peuvent avoir tendance à considérer de haut ce qu'ils considèrent comme des formes inachevées ou des déviances.

 

Poursuivre la route

Pour d'autres adeptes, la transmission passe par la nécessité de continuer le chemin, perpétuer l'élan donné par le maître. Après la maîtrise du savoir reçu, ils continuent alors à explorer, tentant d'enrichir, d'épurer leur pratique. Parmi les tenants de ces choix on peut citer les maîtres Yamaguchi Seïgo, Nishio Shoji, Kobayashi Hirokazu, Tamura Nobuyoshi ou Noro Masamichi. Chacun a, à sa façon, approfondi une facette de l'art d'Osenseï. Ils représentent chacun un possible, une évolution qu'aurait pu prendre le Fondateur s'il avait vécu plus longtemps.

 

Tamura Nobuyoshi

(photo Marc Le Tissier)

 

Les pièges de l'innovation

Ici aussi, on ne peut manquer de relever les limites de la démarche, là encore principalement liées aux choix. Est-il pertinent de continuer le processus jusqu'à dissoudre la notion de martialité, doit-on adapter les techniques à l'époque dans laquelle vivent les pratiquants? A partir de quand une évolution fait-elle perdre son essence à une pratique? Et cette problématique se pose pour le contenu, mais aussi la façon de le transmettre. L'absence de quelles étapes devient-elle un handicap au lieu d'un gain de temps? Tous ces choix sont autant de risques pris par ceux qui choisissent d'innover.

 

Deux tensions opposées mais également nécessaires

Une brève réflexion amène à la conclusion évidente que la richesse d'une discipline vient de la coexistence des deux facettes que sont la transmission et l'adaptation, le renouvellement. Entre les extrêmes que sont le savoir figé et l'improbable évolution, il y a un monde de possibles dans lequel il revient à chaque adepte de se positionner comme il le souhaite. Et si l'histoire est ingrate, se souvenant principalement de ceux qui ont créé, fait évoluer, comme maître Ueshiba, ceux qui dans l'ombre ont choisi de préserver, sont des maillons moins scintillants mais aussi essentiels.

 

L'évolution, à l'encontre de la tradition japonaise?

L'évolution est un processus inévitable, inscrit au plus profond de nos gènes. Les traditions martiales japonaises en sont-elles dénuées, vouées par essence à la disparition, arc-boutées sur un enseignement figé et anachronique? 

L'adjectif traditionnel est souvent mal compris, particulièrement dans le Japon contemporain. La culture japonaise est inclusive. C'est celle d'un peuple qui crée, mais qui absorbe aussi, digère et recrée. Et leurs traditions martiales ont évoluées au cours des siècles pour s'adapter à leur environnement. Aujourd'hui malheureusement l'essence de la tradition est méconnue, et on en fait un carcan castrateur qui étouffe les possibilités d'évolution et d'adaptation. Ceux qui font avancer les choses sont souvent considérés comme de dangereux avant-gardistes, des sortes d'hérétiques. Mais c'est l'intégrisme qui est la véritable hérésie dans le domaine martial où le dogme ne devrait pas avoir de place. Les traditions martiales japonaises ont pu traverser les siècles car elles ont su évoluer, s'adapter. Elles sont condamnées à cette perpétuelle réinvention, sous peine de disparaître dans les limbes de l'histoire.

 

Kono Yoshinori, préserver et faire évoluer

 

Entre tradition et trahison

Les mots tradition et trahison ont la même étymologie latine, tradere. Souvenons-nous donc qu'entre trahir et transmettre il n'y a que l'épaisseur d'une lame de sabre. Chaque adepte doit répondre au défi qui consiste à faire coexister la double exigence de la transmission et de l'évolution. Ne pas céder aux sirènes de la modernité sans s'enfermer dans un folklore dépassé, préserver son identité sans être figé dans un passé idéalisé.

Les élèves de chaque maître auront un jour à faire un choix. Souvenons-nous que des positions différentes des nôtres ne sont synonymes ni de reniement, ni de trahison. Ceux qui choisissent la préservation d'une forme ne sont pas plus à louer ou blâmer que ceux qui privilégient la perpétuation d'un élan. Personne n'est responsable ou détenteur d'une discipline. La maîtrise, ri, emprunte de nombreux chemins, et a de multiples expressions. Lorsque l'on prend du recul, tous les choix qui semblent opposés en apparence coexistent harmonieusement, participant conjointement à la vie d'un tout bien plus grand que la somme de ses individualités.

 

Note:

Cet article a été initialement publié sur AikidoJournal. Le site internet du magazine propose un contenu très riche que je vous invite à consulter régulièrement.

 

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I
<br /> Superbe article Léo. <br /> <br /> <br /> Je me disais un peu bêtement qu'il peut exister une troisième voie entre conserver un art martial dans sa forme et le modifier. Ce serait tenter de revenir en arrière, de rechercher les sources.<br /> Par exemple, de l'aïkido vers l'aïkijutsu, vers je ne sais quelle école ancienne ou forme ancienne comme le yawara. Enfin, c'est là une obsession de chercheur pas forcément de pratiquant.<br /> <br /> <br /> Voilà, c'était juste pour mettre mon grain de seil :-D<br />
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L
<br /> <br /> Merci Ivan.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Effectivement c'est un cheminement possible. Même si il vaut parfois mieux essayer d'aler pratiquer les disciplines do'rigine si elles existent encore. Sinon l'archéologie martiale peut donner<br /> des résultats intéressants, commepour les arts martiaux historiques européens (AMHE).<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> En tout cas il est clair que pratiquer un Jujutsu ancien m'a permis de mieux comprendre le mode de pensée des guerriers du passé, et apporte un autre éclairage sur l'Aïkido.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Léo<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />