Relâchement, au cœur de la pratique de Tamura senseï
Le relâchement est l'un des Graals des arts martiaux. Un principe que toutes les écoles sont censées développer chez leurs adeptes. Plus ou moins important selon la discipline et lié à des concepts parfois différents, il s'agissait d'une notion fondamentale dans la pratique de l'Aïkido de Tamura senseï.
A quoi sert le relâchement?
De toutes les capacités physiques, le relâchement est la plus importante pour l'adepte car lui seul permet d'atteindre trois des principaux objectifs aboutissant à l'efficacité martiale:
-effacer le signal de l'attaque
-percevoir l'action de son adversaire
-économiser son énergie
Effacer le signal de l'attaque
La première nécessité du combat est d'agir sans être perçu. C'est en quelque sorte la recherche d'un geste "invisible". Un geste ainsi réalisé sera alors virtuellement impossible à arrêter par l'adversaire. Dans la pratique martiale un tel geste implique plusieurs processus complexes. Je ne décrirai ici que le plus fondamental qui met parfaitement en lumière la nécessité de l'utilisation du relâchement.
Lorsqu'un homme du commun réalise un geste, il le fait en contractant ses muscles. Afin d'accentuer l'efficacité de la contraction musculaire il utilise généralement le relâchement comme étape préliminaire. Un exemple typique de ce processus est l'action de l'haltérophile qui relâche ses muscles à l'instant qui précède son effort. Il est évident que, quelque soit la puissance développée, un tel mouvement n'a aucun intérêt dans la pratique martiale tant il est visible. A l'inverse, l'action de l'adepte naît du relâchement. La décontraction ne nécessitant aucune préparation son geste est immédiat et, de fait, très difficile à percevoir.
Percevoir l'action de l'adversaire
Si masquer ses mouvements est un élément essentiel de la pratique martiale, saisir ceux de l'adversaire est son pendant naturel. Cette capacité permet alors à celui qui la maîtrise d'annihiler tout geste adverse avant qu'il ne se développe ou de le guider à son avantage. Cette action est aussi le résultat de plusieurs processus physiques et mentaux. L'un d'entre eux, essentiel, est la capacité à percevoir avec notre corps. Capacité intrinsèquement liée au relâchement.
Généralement les hommes ne perçoivent les mouvements que lorsqu'ils sont "grossiers" et arrivent en fin de course. Si ressentir le geste lorsqu'il arrive à son terme, bien que très désavantageux, reste concevable lorsqu'il s'agit d'une saisie ou éventuellement d'une frappe, cela signifie la mort lors d'une coupe. L'adepte doit développer une capacité à ressentir l'action la plus infime alors même qu'elle est initiée. De façon imagée cela correspond à être encore plus sensible qu'une feuille qui ondule au moindre souffle du vent. Afin d'être capable de cela il est nécessaire de conserver le corps dans un état de relâchement, toute tension excessive attirant l'esprit comme un aimant et l'empêchant d'être partout, sensible au moindre changement. Aujourd'hui la science vient confirmer ce fait qui fut compris empiriquement par les bushis il y a plusieurs siècles, puisque des recherches récentes ont mis en évidence le fait qu'une forte contraction musculaire diminuait la sensibilité de celui qui l'exerçait.
Economiser son énergie
"Sei ryoku zen yo", le meilleur emploi de l'énergie, est un principe commun à tous les arts martiaux formulé par Kano Jigoro. Aujourd'hui pourtant les pratiquants martiaux ne cherchent pas tant à mieux employer leur énergie qu'à la développer de la même façon que les sportifs en augmentant leurs capacités physiques, masse musculaire, endurance… Ici plus encore que dans les processus précédents, le relâchement est le secret de l'efficacité.
La pratique martiale est née dans un contexte où son adepte avait de fortes chances de se retrouver dans des situations aux frontières de la mort. Blessé, faisant face à des adversaires en supériorité numérique, plus jeunes, mieux armés, le bushi n'avait pour toute ressource que la sophistication de son art. Une technique ne reposant pas sur des qualités athlétiques mais sur l'efficacité maximale du geste minimum. Un savoir-faire qui lui permettait de combattre de l'aube au crépuscule harnaché d'une armure au poids quasiment égal à celui de son corps.
Comme nous l'avons vu plus haut, les gestes de l'homme du commun naissent de la contraction musculaire. Chaque action brûle de l'énergie et crée des déchets, principalement sous la forme d'acide lactique. Une telle utilisation du corps permet de déployer une grande force durant de brèves périodes ou une force limitée durant un temps plus long. Des capacités insuffisantes lorsqu'il s'agit de rester mobile en supportant une charge importante des heures durant. C'est pourquoi les traditions martiales ont développées une utilisation du corps où les mouvements de l'adepte sont le résultat, non d'une contraction, mais d'un relâchement.
Comment utiliser le relâchement?
Ne pas confondre mou et relâché
La définition fondamentale du relâchement est une diminution de la tension. Il s'agit dans la pratique martiale d'un phénomène actif qui permet notamment de générer le mouvement avec le minimum d'énergie possible. Trop souvent pourtant le relâchement est confondu avec la mollesse. Les pratiquants auxquels on demande par exemple de relâcher leur bras tendent à enlever toute tension musculaire de leur membre avant de le contracter dès le départ de leur geste. Remède pire que le mal puisque l'action ainsi effectuée est à la fois perceptible, brusque et viendra heurter aïte. Si comme nous l'avons vu ce type de mouvement utilisé en sport est efficace pour développer une force brute, il est à l'opposé du but de la pratique martiale qui tend à être efficace de la façon la plus économique possible sans être perçu.
Une légère tension continue et globale
Afin de générer un mouvement par le relâchement il est nécessaire de conserver une tension imperceptible dans l'ensemble du corps. C'est alors par l'infime relâchement de ces tensions minuscules que les mouvements naissent.
C'est un point très difficile pour deux raisons. D'une part parce qu'une tension importante épuisera le corps et rendra ses gestes lents. D'autre part parce que la conscience étant limitée elle ne pourra effectuer cette action de façon globale, ne permettant de mettre en tension que les parties auxquelles elle "pense". C'est un travail qui doit se reposer sur une sensation globale du corps. On touche là à un de ces points où le travail "technique" nécessite une modification de l'état d'esprit afin d'arriver à changer l'utilisation du corps. Un de ces points où la pratique, bien plus que les discours philosophiques, nous amène à un autre état d'être.
Comment le relâchement se manifestait-il dans l'enseignement de Tamura senseï?
Le relâchement était au cœur de la pratique de Tamura senseï. C'est ce qui rendait ses gestes imperceptibles, rapides et efficaces malgré le poids des années.
Dans le domaine de la pratique martiale, même s'il est possible de concevoir intellectuellement certains concepts, il est clair que seule l'expérience nous permet de "connaître" réellement et de développer un savoir-faire. Dans un monde où le secret était de rigueur il est évident que l'essentiel est invisible. Si les formes techniques avaient une importance ce n'était pas pour l'invulnérabilité de tel enchaînement ou l'invincibilité de telle position, mais pour ce qu'elles permettaient au pratiquant de développer. Répéter les formes extérieures sans en connaître les clés n'avait et n'a donc toujours qu'un intérêt très limité. L'une de ces clés les plus importantes est le relâchement. C'est la raison pour laquelle Tamura senseï, plutôt que de discourir sur la technique, passait l'intégralité de ses cours et stages à faire sentir, tantôt en attaquant les élèves, tantôt en leur appliquant les techniques. Dans son enseignement c'est lorsqu'il nous saisissait que l'exigence de relâchement était la plus importante.
Kagami, le miroir
Le miroir, kagami, est avec le joyau et l'épée un des trois trésors de la religion Shinto. Sa symbolique religieuse se double d'une signification spirituelle et technique. Lorsqu'il nous saisissait Tamura senseï ne faisait rien d'autre que nous tendre un miroir. Miroir aussi impitoyable que sa saisie était légère et où toute trace de tension, de désir, créait immédiatement une réaction. Tamura senseï, impassible, nous renvoyait simplement face à nos manques, nos imperfections. Image souvent difficile à accepter et action que certains, n'en percevant pas la finalité, qualifiaient parfois de tricherie.
Tamura senseï ne venait pas mesurer la justesse de la forme mais son fond. L'imitation parfaite de ses gestes dans leur angle et leur distance ne suffisait en aucun cas à ce qu'il vous laisse passer si tant est qu'il restait la moindre once de tension. Et la puissance et la rapidité ne changeaient rien à la donne tant leur utilisation rend les actions facilement perceptible.
Bien peu malheureusement semblaient comprendre ce travail et c'est toujours peiné que je les voyais ruer, heurter un vieillard au physique fragile. Un jour sans doute, l'un d'entre eux serait arrivé à passer, peut-être au détriment de l'intégrité physique de senseï. Ce succès aurait alors paradoxalement été la preuve ultime de l'incompréhension de son enseignement.
Lorsque l'on était saisi point n'était besoin de forcer, enlever sa force pour la remettre de plus belle, se précipiter. Il convenait de sentir, chercher à percevoir à chaque tentative l'erreur que l'on avait commise. S'arrêter après avoir heurté celui qui nous saisit signifie que l'on s'arrête après avoir été coupé. Quand bien même notre action ne peut atteindre sa finalité il convient de changer son cours afin de ne pas être coupé lorsqu'on s'en rend compte. Il n'y aura alors aucun heurt…
Relâchement sportif et martial, deux conceptions diamétralement opposées
L'utilisation du corps des hommes du commun ne diffère en rien de celle des sportifs. Il ne s'agit que d'une question de degré. Le sportif fait fondamentalement la même chose que tout homme. Il a simplement soumis son corps à un entraînement poussé qui lui permet de le faire mieux et plus longtemps. Souvent bien mieux et bien plus longtemps. C'est un travail remarquable qui demande une somme d'efforts et de sacrifices dont on n'a souvent pas conscience à voir évoluer ces héros des temps modernes. Mais il s'agit d'un travail intrinsèquement différent de l'adepte martial.
Dans le sport moderne il est courant d'utiliser le terme relâchement. Mais l'utilisation du relâchement y est souvent opposée à ce qui est recherché dans la pratique martiale. Comme nous l'avons vu, lorsqu'un athlète se relâche il s'agit généralement d'un instant où il enlève toutes les tensions possibles de son corps, cette action lui permettant ensuite d'effectuer une contraction maximale de ses fibres musculaires. Contraction qui est à l'origine de l'efficacité de ses gestes.
Dans la pratique martiale l'utilisation du relâchement est inverse, le mouvement n'étant pas postérieur mais simultané au relâchement puisque généré par lui. Dans cet esprit une projection par exemple ne sera pas le résultat d'une force mais d'un vide, une disparition, une soustraction. En japonais pour parler de relâchement on a d'ailleurs généralement recours à l'expression "chikara wo nuku", "retirer la force", qui décrit précisément l'action désirée et transmet clairement cette notion de soustraction.
Afin de réaliser une performance optimale le sportif ajoute. Il cherche à gagner de la masse musculaire, développer la vitesse de contraction de leurs fibres, leur force, leur endurance. Et l'adepte peut aussi arriver à une grande efficacité en ayant recours à ces moyens. Mais s'il choisit ce chemin, son efficacité, comme l'apogée du sportif, sera brève. Rapidement il se retrouvera face à des gens plus jeunes, plus forts. A une époque pas si lointaine son espérance de vie aurait alors été très limitée…
Les principales écoles martiales du Japon ont été créées à une époque où les bushis pouvaient avoir à porter une armure. Ce harnachement qui pesait fréquemment une quarantaine de kilos ne devait pas empêcher le guerrier de se battre efficacement, parfois du matin au soir. Il n'existe probablement aujourd'hui qu'une poignée de sportifs au faîte de leur forme qui seraient capables de se mouvoir pendant des heures avec un tel fardeau. Les samouraïs devaient en être capables au péril de leur vie, les plus jeunes souvent dès treize ans, les plus âgés parfois à soixante ans passés. Impossible dès lors de se reposer sur des qualités athlétiques…
La priorité numéro un de l'être humain est sa survie. Il n'y a aucun autre but qui soit aussi puissant. Face à la mort l'être humain est capable de prouesses phénoménales. Dans l'instant comme dans la durée. Et c'est dans la durée, faisant face quotidiennement à l'idée de la mort, que les bushis ont élaborés les pratiques martiales. Ne passons pas à côté de la richesse d'un tel trésor en choisissant une efficacité rapide mais fugace.
Accepter son reflet
Un sportif cherche à développer un corps surhumain afin de pouvoir réaliser ses performances. Un budoka modifie l'utilisation de son corps de façon à pouvoir réaliser des actions surhumaines avec un corps ordinaire. L'une des clés de cette utilisation du corps est le relâchement. Ce relâchement qui était au cœur de l'enseignement de maître Tamura.
Ayons le courage de regarder en face le reflet que senseï nous tendait en faisant office de miroir. Ce n'est qu'en voyant nos imperfections que nous avons une chance de les corriger. En modifiant notre façon d'utiliser notre corps c'est notre esprit que nous changeons. En corrigeant notre technique c'est notre cœur que nous polissons. Ce n'est qu'ainsi qu'au-delà d'une technique martiale l'Aïkido prendra toute sa dimension, celle d'un misogi.
Merci d'avoir été mon miroir senseï.
(photo Marc Le Tissier)
"L’Aïkido est une voie qui permet de se découvrir soi-même et de se construire en tant qu’être humain afin de vivre une vie pleine et heureuse."
Tamura Nobuyoshi