Les maîtres du passé, par Pascal Krieger
Pascal Krieger a suivi l'enseignement de plusieurs maître dans son long cheminement sur la Voie. Il partage ici quelques réflexions sur la richesse de leur enseignement, et d'émouvantes anecdotes sur leur transmission.
En ce qui me concerne, aux trois questions ci-dessous je n’ai que des réponses évidentes…
Qu’est-ce que les rencontres avec mes Maîtres m’apportent encore aujourd’hui ?
Au début, tout mon enseignement était basé sur les concepts que ces Maîtres m’avaient transmis. Mais les avais-je bien compris ? Ce n’est qu’avec le temps et l’expérience que je suis arrivé à mieux les comprendre et à les transmettre dans ma version, une version que je ne finis pas de peaufiner chaque jour.
Pour les élèves qui ne les ont pas connus, ces enseignements sont-ils utiles ou non ?
Personne n’a connu les Maîtres de ses Maîtres ! L’enseignement des Maîtres du passé est arrivé à nous à travers leurs élèves, donc nos Maîtres. De mettre en doute l’utilité des enseignements des Maîtres de mes Maîtres ne me viendrait pas à l’esprit.
Qu’est-ce que ces enseignements apportent au Budô ?
C’est ce qui fait sa richesse. Sans ces enseignements du passé, chaque enseignant devrait tout reprendre à zéro, ce qui n’est pas possible car le contexte a totalement changé. C’est grâce à ces enseignements, ainsi que l’apport personnel de chaque professeur, que le Budô peut continuer, de nos jours, à enrichir les pratiquants.
Mais, en vérité, tout cela n’est pas si simple…
Lorsque mes Maîtres m’expliquaient un concept qu’ils avaient acquis après des décennies de recherche et de doute, ils ne s’attendaient pas à ce que je le comprenne. C’était juste une manière de me montrer la direction du chemin à prendre. Ils savaient, par expérience, que ce voyage m’amènerait à des conclusions peut-être différentes, personnelles, mais pour eux, c’était important de m’orienter dans la bonne direction. Ils savaient aussi que certains aspects de ces concepts, sans savoir lesquels, m’interpelleraient plus que d’autres. Et c’est bien ce qui est arrivé.
Rétrospectivement, quand je pense au Japon de la fin des années dans lequel l’étranger était encore très rare et difficilement intégré, je dois admettre que l’ouverture dont ont fait preuve les Maîtres que j’ai rencontrés m’impressionne encore aujourd’hui. Lorsque je suis tombé sur une calligraphie intitulée "Dai-Dô-Mu-Mon" (aux grandes idées, pas de portail), j’ai tout de suite su que c’était là un de ces nombreux concepts dont les Maîtres ne nous parlent pas, mais qu’ils pratiquent. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’il ne fallait pas seulement écouter ces Maîtres, mais les observer. Dès ce jour-là, je n’ai jamais repoussé un/une élève qui s’intéressait à ce que j’enseignais, qui qu’il/elle soit, et quelle que soit son statut, son origine, son appartenance.
J’ai reçu plusieurs autres leçons silencieuses et je m’aperçois que c’est celles qui ont eu le plus d’impact. C’est aussi celles que je tiens absolument à transmettre.
Quelques exemples : Me Shimizu m’enseignait un nouveau kata environ tous les 20 jours. Il prenait position à ma gauche, faisait le kata sans une explication, doucement, trois fois. Une semaine plus tard, il me demanda de faire le kata. Je lui avouai que je l’avais oublié. Sans un mot, il partit s’occuper d’autres élèves. Je suis resté plus de deux mois sans nouvel enseignement.
Me Kuroda était très content de me revoir lorsque je suis retourné brièvement au Japon dans les années 80. Il m’a joyeusement invité à son cours d’Iaï. Comme j’avais commencé à travailler avec Me Tiki Shewan, je n’ai pu résister à me rendre intéressant en demandant à Me Kuroda, en pleine leçon, "si on pouvait aussi faire comme ça" (un mouvement légèrement différent de ce qu’il enseignait). Sans un mot, Me Kuroda s’est levé, a pris ses affaires et est rentré à la maison. Une leçon silencieuse que je n’ai jamais oubliée.
Me Draeger m’avait encouragé à venir en Malaisie avec lui pour l’aider à transmettre le Jô à un groupe de Pénang. Il avait choisi un des seniors pour en faire l’enseignant du groupe malaisien et lui demanda de diriger le groupe un après-midi. Ce senior, tout fier, donna le cours en enchaînant des explications orales à n’en plus finir. Après le cours, nous sommes allés nous désaltérer dans un restaurant. Me Draeger, une carafe d’eau à la main, a demandé si le senior bavard en voulait. Sur sa réponse affirmative, il s’est mis à lui verser de l’eau, continuant une fois que le verre était plein et débordait. Devant la grande flaque sur la table, nous n’avons pas eu besoin d’explications. Confucius avait déjà répondu (ce que j’entends, je l’oublie, ce que je vois je m’en souviens, ce que je fais, je le comprends).
Les Maîtres du passé, des êtres parfaits ?…
Sen-Sei signifie "qui a vécu avant". Cela n’en fait pas des "dieux", mais des gens qui ont expérimenté la vie et les arts qui nous intéressent, et qui, avec une grande générosité, ont décidé de nous en faire profiter.
Observer ses Maîtres, cela ne signifie pas qu’on doive les "mimer". Par exemple, Me Shimizu, souffrant d’arthrose sévère des hanches, ressemblait à Charlie Chaplin lorsqu’il marchait sur le plancher du dôjô. Heureusement, tous ses élèves étaient assez sensés pour ne pas l’imiter dans sa démarche. Observer, et non mimer.
Me Draeger, suite à une clé de bras en compétition de Jûdô, avait le bras droit à angle droit. En Iaï et en Jô, il devait constamment nous corriger pour qu’on le tende, ce bras droit. Cela m’émeut encore aujourd’hui, étant donné que j’ai hérité du même handicap.
Me Nishioka était très nerveux lors d’un Embu, oubliant parfois les techniques, s’inclinant pour s’excuser. Quelque chose qui commence à m’arriver de plus en plus souvent…
Me Kuroda m’avait invité à une réunion de policiers pour manger avec eux. Une discussion s’engagea sur la présence de trop d’étrangers au Japon. S’apercevant de ma présence, un des plus virulents orateurs, goguenard, me demanda ce que j’en pensais. Je lui citai, devant mes sushi, le thème de la calligraphie que Me Kuroda m’avait fait travailler le matin même : "Le poisson ne peut pas vivre dans l’eau pure". Un éclat de rire général, surtout de Me Kuroda, et plusieurs réactions positives, humblement soulignées d’une inclinaison du buste…
Confronté à ces imperfections, l’élève a, en général, une réaction saine. Il comprend, peut quelquefois en rire respectueusement, et retire parfois une certaine fierté de pouvoir "dépasser son Maître" dans un domaine insignifiant, car pour tout le reste… ça va prendre du temps !
Les Maîtres du passé n’étaient pas des dieux, c’était des êtres humains, mais pleins de sagesse et de générosité, qui passaient leur temps à transmettre aux générations futures ce que les générations précédentes leur avaient enseigné et qu’ils considéraient comme essentiel et enrichissant pour leurs élèves dont certains sont devenus "nos" Maîtres.
… et les Maîtres d’aujourd’hui ?
Tout comme ceux du passé, les Maîtres actuels transmettent généreusement ce qu’ils/elles ont reçu. Cependant, le contexte actuel ne facilite pas les choses. Nous sommes à plusieurs siècles de la période durant laquelle ces fameux concepts sont nés. L’environnement a complètement changé. Le comportement humain n’est plus le même, à fortiori hors du Japon. L’attitude des élèves a également beaucoup changé. Internet est venu bousculer le rythme d’apprentissage et il est devenu très difficile de soumettre un/une élève à une progression lente et profonde.
Les pièges se sont multipliés. Il faut prendre garde à les éviter. Pour moi, les plus dangereux sont les suivants :
L’enseignement condescendant. N’ayant (heureusement) aucune expérience de combat réel, le professeur se doit de transmettre humblement ces principes de combat d’un autre âge, dans quelle que discipline que ce soit.
L’ego surdimensionné. Un des pièges le plus difficile à éviter. Constamment sur le devant de la scène, respecté, voire adulé par de nombreux pratiquants, invité à des stages dans toutes les régions du pays ou du continent, quand ce n’est pas du globe, il faut constamment se remettre soi-même à sa place : un enseignant humble, sans expérience réelle de combat à mort, un enseignant qui apprécie la confiance que les gens lui font et fait ce qu’il peut pour qu’ils sortent de ses stages enrichis.
Je suis le Maître, donc je n’ai plus rien à apprendre. Une erreur grossière, mais assez commune. La perfection n’est pas de ce monde ! Non seulement on peut toujours progresser, même en enseignant, mais on doit le faire. De plus, l’âge venant, on doit constamment réajuster son travail à son physique et à son mental.
La référence récurrente au "Maître". Maître untel faisait comme ça ! (Alors que l’enseignant mesure 40 cm de plus que le Maître cité, qu’il a 40 ans de moins, et qu’il a 40 ans d’expérience en moins. Le besoin de citer le Maître à tout bout de champs dénote un certain manque d’assurance.
Si je parle, peut-être d’une manière péremptoire de ces pièges, c’est parce que j’y suis tombé plusieurs fois.
Pour terminer, je tiens à exprimer ma sincère gratitude à tous ces Maîtres disparus (à part mon Maître actuel de calligraphie, plus jeune que moi). Ce dernier m’a d’ailleurs entraîné à faire une calligraphie qui devrait mettre plus d’un Maître devant son miroir... Il s’agit de : Katachi Tadashikereba, Kage Naosu : Si la forme est correcte, son ombre se corrigera d’elle-même…
Je regarde souvent les photos de mes Maîtres, parle avec eux dans mon cœur. Je suis tellement fier quand je découvre par moi-même, tout seul, un principe de base que je me dépêche de transmettre à mes élèves… jusqu’à ce que je réalise qu’il m’avait été transmis il y a 45 ans, mais que je ne l’avais pas compris à l’époque…
Photos, calligraphies et cartoons
Pascal Krieger