Le Japon, culture du vide
Les arts martiaux, comme toute tradition culturelle, sont profondément marqués par la civilisation qui leur a donné naissance. L'Aïkido reflète ainsi, sans doute plus que toute autre discipline de l'archipel, l'essence de la culture traditionnelle japonaise. Une des notions majeures de l'esprit nippon, caractérisé par la simplicité et l'austérité, est le principe de mu, vide. La compréhension de cette notion est non seulement nécessaire à la connaissance de l'esprit de l'Aïkido, mais elle est surtout une des clés fondamentales de son efficacité.
Société de l'accumulation
Dans la civilisation contemporaine et particulièrement occidentale, tout ne se mesure qu'en termes de profits, gains, dans une vaine course à l'accumulation. Et cette recherche d'accumulation de richesses contaminant tous les domaines est finalement devenue un des piliers de la pensée actuelle. Les arts martiaux ne font malheureusement pas exception et les voies d'éducation qu'étaient les budo vendent à présent santé, efficacité en self-défense, illumination spirituelle, confiance en soi…
La pratique concrète n'est pas épargnée et elle repose de plus en plus sur l'accumulation de techniques, la recherche de spectaculaire, l'augmentation de la masse musculaire, de l'endurance. Le développement de résultats superficiels "visibles" est devenu un but en soi au détriment du travail de qualités profondes mais invisibles d'une pratique juste.
Mu, le vide
Mu est un concept étroitement lié au bouddhisme zen. Le zen qui naquit en Inde puis passa par la Chine avant d'arriver au Japon, ne trouva nulle part terreau plus fertile pour se développer que sur l'archipel et mu est aujourd'hui une notion faisant partie intégrante de toute chose dans la culture nippone.
On trouve d'abord la notion de mu dans l'urbanisme. Ainsi, le cœur de Tokyo, occupé par le palais impérial, est un centre où nul ne peut pénétrer. Et c'est autour de ce vide métaphorique que s'est développé la plus grande mégalopole du monde.
C'est ensuite dans l'architecture que l'on retrouve la notion de mu. Les shoji et fusuma, multiples panneaux coulissants des bâtiments japonais traditionnels donnent vie au vide. Les pièces se joignent et se divisent, les murs disparaissent laissant la nature pénétrer puis se ferment pour créer un espace intime. Et ce principe de mobilité s'étend jusqu'au mobilier, tel le futon qui disparaît au petit matin. Le vide est alors au cœur du bâtiment et l''espace ainsi vécu permet par de multiples variations une infinité de possibilités.
Mu est aussi un des fondements des do, les voies de réalisation. Dans le kado (ikebana), la voie des fleurs (arrangements floraux), chaque élément est ainsi mis en valeur par le vide. Le chado, voie du thé, se pratique dans un pavillon dépouillé que l'on surnomme "demeure du vide". Dans le shodo, la voie de la calligraphie, on dit que le vide revêt autant de signification que les traits du pinceau. Dans la peinture traditionnelle japonaise, nihonga, et particulièrement dans la peinture à l'encre, sumie, le vide permet à l'œuvre de respirer, de prendre son envergure. On peut dire que les do sont l'art de vivre avec le vide. Tour à tour en s'harmonisant avec lui ou en le mettant en ordre, en le faisant vivre tout simplement.
Mu est aussi présent dans des domaines aussi divers que l'art culinaire ou le septième art nippons, au point que Ozu Yasujiro, l'un des maîtres du cinéma japonais fit simplement graver ce caractère sur sa tombe.
Le vide, la science et le zen
Le zen se réfère énormément au concept de vide, plus précisément de vacuité, et à l'illusion. Que nous enseigne la science à ce sujet?
La matière est composée d'atomes qui sont principalement constitués de vide et d'une infime partie de matière. Si on grossissait mille milliard de fois un atome d'hydrogène le noyau aurait une taille d'un millimètre, l'unique électron une taille inférieure à un micron, mais le volume de l'atome serait d'environ 100 mètres de diamètre. Le volume d'un atome est donc constitué d'au moins 99,9999999999999% de vide. Si on ajoute que les particules formant les protons et les neutrons sont comme l'électron des particules ponctuelles, c'est-à-dire sans volume, en théorie un atome est constitué de… 100% de vide. Sachant que nous sommes constitués d'atome… N'est-ce pas la preuve scientifique que nous existons sans exister, que notre essence est le vide?
Le vide en Aïkido
L'Aïkido nous enseigne que la technique et l'esprit ne font qu'un. Je commencerai toutefois pour plus de clarté à séparer la notion de vide appliquée à l'un ou à l'autre.
Si l'on exclue la compassion et la recherche d'harmonie qui sont au cœur de l'Aïkido, l'état d'esprit sans attentes et préconceptions, est commun aux budo. Un état désigné par l'expression mushin no shin, l'esprit de l'absence d'esprit (dans le sens de pensée, émotion) ou l'esprit de l'esprit vide. Cet état est le sujet de nombreux ouvrages célèbres de grands adeptes, notamment le Heiho kadensho de Yagyu Munenori.
Une fois mushin no shin réalisé, le pratiquant agit librement et spontanément. L'esprit clair il devient capable de sentir les intentions de son adversaire tandis que, étant sans intentions, désirs ni attentes, ce dernier ne peut prédire les siennes. Tel un miroir il reflète parfaitement aïte avec qui il devient un. C'est une des significations du premier caractère de l'Aïkido, aï, union, harmonie.
Le vide dans la technique
Mais, outre un principe esthétique et spirituel, mu est aussi un fondement de la technique de l'Aïkido. On peut considérer le Judo comme l'application raisonnée du principe yo (yang en chinois), concept évoquant la plénitude, le principe actif. Les projections s'y effectuent généralement en ajoutant sa puissance à celle de son adversaire et/ou en lui présentant un obstacle. L'Aïkido en revanche est l'expression du in (yin en chinois), exprimant la notion de vide, le principe "passif". Mais il ne s'agit pas là de passivité négative mais de laisser-agir, d'être l'instrument des lois de l'univers ou, plus concrètement des techniques qui en sont l'expression.
Alors qu'une technique reposant sur des qualités physique se retrouve rapidement face à ses limites, celle qui repose sur le vide est, en principe, illimitée. Pratiquement, elle offre une perspective bien plus vaste dans son champ d'application et bien plus longue au regard du temps où il est possible de la mettre en œuvre malgré l'âge, car nécessitant des efforts physiques bien moindres.
Dans la technique d'Aïkido telle que la démontre maître Tamura, l'essentiel est ainsi ce qui n'est pas. Le corps qui n'est plus où on l'attend, la tension qui en s'effaçant absorbe notre force, tout ce qui disparaît et nous laisse finalement face au vide. Un vide qui nous contrôle et nous oppose l'inefficacité de notre attaque, conséquence de son inutilité.
Une improbable quête de rien
Mu , vacuité, néant, vide… est au cœur de l'âme japonaise et de l'Aïkido. Sérénité de l'esprit dans l'action, épuration du geste, relâchement des tensions concourent tous à sa recherche. Un travail en soustraction, aussi difficile qu'improbable mais sans doute d'autant plus indispensable qu'il est à l'opposé des concepts de notre société de consommation.
L'Aïkidoka qui aura intégré les principes de mu dans ses expressions techniques et spirituelles aura alors réalisé le plus haut niveau de la pratique.
Note: Cet article a été publié dans le numéro 3 de la revue Shumeïkan.
Ryoanji, Kyoto
Société de l'accumulation
Dans la civilisation contemporaine et particulièrement occidentale, tout ne se mesure qu'en termes de profits, gains, dans une vaine course à l'accumulation. Et cette recherche d'accumulation de richesses contaminant tous les domaines est finalement devenue un des piliers de la pensée actuelle. Les arts martiaux ne font malheureusement pas exception et les voies d'éducation qu'étaient les budo vendent à présent santé, efficacité en self-défense, illumination spirituelle, confiance en soi…
La pratique concrète n'est pas épargnée et elle repose de plus en plus sur l'accumulation de techniques, la recherche de spectaculaire, l'augmentation de la masse musculaire, de l'endurance. Le développement de résultats superficiels "visibles" est devenu un but en soi au détriment du travail de qualités profondes mais invisibles d'une pratique juste.
Mu, le vide
Mu est un concept étroitement lié au bouddhisme zen. Le zen qui naquit en Inde puis passa par la Chine avant d'arriver au Japon, ne trouva nulle part terreau plus fertile pour se développer que sur l'archipel et mu est aujourd'hui une notion faisant partie intégrante de toute chose dans la culture nippone.
On trouve d'abord la notion de mu dans l'urbanisme. Ainsi, le cœur de Tokyo, occupé par le palais impérial, est un centre où nul ne peut pénétrer. Et c'est autour de ce vide métaphorique que s'est développé la plus grande mégalopole du monde.
C'est ensuite dans l'architecture que l'on retrouve la notion de mu. Les shoji et fusuma, multiples panneaux coulissants des bâtiments japonais traditionnels donnent vie au vide. Les pièces se joignent et se divisent, les murs disparaissent laissant la nature pénétrer puis se ferment pour créer un espace intime. Et ce principe de mobilité s'étend jusqu'au mobilier, tel le futon qui disparaît au petit matin. Le vide est alors au cœur du bâtiment et l''espace ainsi vécu permet par de multiples variations une infinité de possibilités.
Mu est aussi un des fondements des do, les voies de réalisation. Dans le kado (ikebana), la voie des fleurs (arrangements floraux), chaque élément est ainsi mis en valeur par le vide. Le chado, voie du thé, se pratique dans un pavillon dépouillé que l'on surnomme "demeure du vide". Dans le shodo, la voie de la calligraphie, on dit que le vide revêt autant de signification que les traits du pinceau. Dans la peinture traditionnelle japonaise, nihonga, et particulièrement dans la peinture à l'encre, sumie, le vide permet à l'œuvre de respirer, de prendre son envergure. On peut dire que les do sont l'art de vivre avec le vide. Tour à tour en s'harmonisant avec lui ou en le mettant en ordre, en le faisant vivre tout simplement.
Mu est aussi présent dans des domaines aussi divers que l'art culinaire ou le septième art nippons, au point que Ozu Yasujiro, l'un des maîtres du cinéma japonais fit simplement graver ce caractère sur sa tombe.
Mu, tombe de Ozu Yasujiro
Le vide, la science et le zen
Le zen se réfère énormément au concept de vide, plus précisément de vacuité, et à l'illusion. Que nous enseigne la science à ce sujet?
La matière est composée d'atomes qui sont principalement constitués de vide et d'une infime partie de matière. Si on grossissait mille milliard de fois un atome d'hydrogène le noyau aurait une taille d'un millimètre, l'unique électron une taille inférieure à un micron, mais le volume de l'atome serait d'environ 100 mètres de diamètre. Le volume d'un atome est donc constitué d'au moins 99,9999999999999% de vide. Si on ajoute que les particules formant les protons et les neutrons sont comme l'électron des particules ponctuelles, c'est-à-dire sans volume, en théorie un atome est constitué de… 100% de vide. Sachant que nous sommes constitués d'atome… N'est-ce pas la preuve scientifique que nous existons sans exister, que notre essence est le vide?
Le vide en Aïkido
L'Aïkido nous enseigne que la technique et l'esprit ne font qu'un. Je commencerai toutefois pour plus de clarté à séparer la notion de vide appliquée à l'un ou à l'autre.
Si l'on exclue la compassion et la recherche d'harmonie qui sont au cœur de l'Aïkido, l'état d'esprit sans attentes et préconceptions, est commun aux budo. Un état désigné par l'expression mushin no shin, l'esprit de l'absence d'esprit (dans le sens de pensée, émotion) ou l'esprit de l'esprit vide. Cet état est le sujet de nombreux ouvrages célèbres de grands adeptes, notamment le Heiho kadensho de Yagyu Munenori.
Une fois mushin no shin réalisé, le pratiquant agit librement et spontanément. L'esprit clair il devient capable de sentir les intentions de son adversaire tandis que, étant sans intentions, désirs ni attentes, ce dernier ne peut prédire les siennes. Tel un miroir il reflète parfaitement aïte avec qui il devient un. C'est une des significations du premier caractère de l'Aïkido, aï, union, harmonie.
Tamura Nobuyoshi
Le vide dans la technique
Mais, outre un principe esthétique et spirituel, mu est aussi un fondement de la technique de l'Aïkido. On peut considérer le Judo comme l'application raisonnée du principe yo (yang en chinois), concept évoquant la plénitude, le principe actif. Les projections s'y effectuent généralement en ajoutant sa puissance à celle de son adversaire et/ou en lui présentant un obstacle. L'Aïkido en revanche est l'expression du in (yin en chinois), exprimant la notion de vide, le principe "passif". Mais il ne s'agit pas là de passivité négative mais de laisser-agir, d'être l'instrument des lois de l'univers ou, plus concrètement des techniques qui en sont l'expression.
Alors qu'une technique reposant sur des qualités physique se retrouve rapidement face à ses limites, celle qui repose sur le vide est, en principe, illimitée. Pratiquement, elle offre une perspective bien plus vaste dans son champ d'application et bien plus longue au regard du temps où il est possible de la mettre en œuvre malgré l'âge, car nécessitant des efforts physiques bien moindres.
Dans la technique d'Aïkido telle que la démontre maître Tamura, l'essentiel est ainsi ce qui n'est pas. Le corps qui n'est plus où on l'attend, la tension qui en s'effaçant absorbe notre force, tout ce qui disparaît et nous laisse finalement face au vide. Un vide qui nous contrôle et nous oppose l'inefficacité de notre attaque, conséquence de son inutilité.
Une improbable quête de rien
Mu , vacuité, néant, vide… est au cœur de l'âme japonaise et de l'Aïkido. Sérénité de l'esprit dans l'action, épuration du geste, relâchement des tensions concourent tous à sa recherche. Un travail en soustraction, aussi difficile qu'improbable mais sans doute d'autant plus indispensable qu'il est à l'opposé des concepts de notre société de consommation.
L'Aïkidoka qui aura intégré les principes de mu dans ses expressions techniques et spirituelles aura alors réalisé le plus haut niveau de la pratique.
Ueshiba Moriheï
Note: Cet article a été publié dans le numéro 3 de la revue Shumeïkan.
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