L’Eutonie, la recherche d’une tonicité musculaire adaptée à chaque action du quotidien
Un but plus important que les moyens
J’ai toujours considéré la pratique martiale comme un Do, une voie permettant de développer sa conscience intérieure et extérieure. L’objectif, ambitieux et propre aux errements, ne saurait être assujetti aux frontières artificielles que sont les noms d’école, styles et techniques. Des dénominations utiles pour communiquer, ordonner son étude, mais qui jamais ne devraient priver d’une piste d’étude. C’est avec cet état d’esprit que j’ai navigué entre les disciplines martiales, pratiquant l’une pour mieux comprendre l’autre, cherchant leur fond commun au-delà des rivalités de chapelle. Malgré tout c’est tardivement, arrivé à quarante ans, après plus de trois décennies de pratique, que j’ai perçu l’entrelacement de toutes les voies de développement humain. Ainsi aujourd’hui, Keith Jarrett derrière son piano ou Al Pacino sur les planches, m’inspirent autant sinon plus que tout expert martial. Dans cette approche globale de la pratique, l’Eutonie a été un élément particulièrement précieux.
J’ai évoqué l’Eutonie dans un article intitulé « Eutonie et Aikido, juste tension et laisser-agir ». Je partage aujourd’hui un texte écrit par Jacline Perrod, qui eut la gentillesse d’animer la partie Eutonie du stage de Valencia l’an dernier. Je souhaite que ses explications limpides permettent au maximum de personnes de découvrir cette méthode de développement de la conscience du corps, et leur donne envie de franchir le pas. Pour tous les parisiens, et au risque d’avoir encore plus de mal à obtenir un rendez-vous, je conseille de travailler avec Marie Froidevaux.
L’Eutonie propose une recherche adaptée au monde occidental, pour aider l’homme de notre temps à atteindre une conscience approfondie de sa propre réalité corporelle et spirituelle dans une véritable unité.
L’eutonie est un état d’équilibre qui consiste à avoir toutes les parties de son corps à un degré de tension musculaire optimale en rapport avec l’action que le sujet se propose de faire, tout étant capable d’observer l’action en cours. Ceci nécessite l’unité du corps et le contact avec le milieu environnant.
Historique
Créée par Gerda Alexander, l’Eutonie est une méthode de développement personnel à partir du corps. Eutonie, du grec « EU » = bien, harmonie, juste et « TONOS » = tonus, tension.
Gerda Alexander (1908-1994), d’origine danoise, musicienne formée à la Rythmique Jacques Dalcroze (improvisation musicale et corporelle), s’est intéressée durant toute sa vie au mouvement naturel du corps humain.
Atteinte à 20 ans de rhumatisme articulaire aigu, ses graves problèmes de santé lui font renoncer à une carrière artistique mais sont à la source de l’élaboration de sa méthode :
- La recherche du mouvement naturel et harmonieux, créé de l’intérieur, en dehors des mécanismes de la reproduction et du conditionnement, basé sur la prise de conscience corporelle et ses moyens d’expression.
- La recherche du juste tonus, adapté à l’action à vivre par une qualité de présence qui s’exprime dans chaque action du quotidien1.
En 1940, elle fonde son école à Copenhague et forme des générations de professeurs en Eutonie.
Démarche
L’Eutonie nous propose de devenir acteur de notre mieux-être corporel, chacun à notre rythme et selon nos possibilités, par une démarche progressive, un travail approfondi et global, et une libération des tensions excessives qui résultent la plupart du temps de nos stress physiques et psychiques.
Les propositions y sont équilibrées entre la prise de conscience des sensations intérieures et l’ouverture au monde extérieur pour parvenir à se détendre sans s’isoler, être présent à l’autre sans se perdre soi-même, s’intégrer dans un groupe tout en gardant son individualité propre. L’Eutonie fait appel au développement d’une « multi- conscience » de soi, de l’espace et de l’autre.
Pédagogie
L’animateur en Eutonie évite toute induction, toute suggestion. Le guidage se fait sous forme de propositions et d’interrogations. C’est la pédagogie de la découverte, une invitation à prendre conscience de ce qui se vit dans l’instant.
L’animateur tient compte de l’état tonique des participants pour mener son atelier. Il adapte les propositions aux besoins et aux possibilités des personnes présentes, tout en gardant le fil conducteur de la séance.
Les explorations corporelles évoluent des plus simples aux plus complexes. Les propositions s’emboîtent, s’enrichissent, s’approfondissent d’un cours à l’autre en faisant appel à la mémoire du corps – les élèves s’appuyant sur les expériences vécues dans les cours précédents pour développer et affiner leurs sensations.
La détente, la dé-tension musculaire, l’équilibre tonique qui résultent de ces différentes explorations mènent les pratiquants vers une économie de l’effort dans le geste et une manière de se mouvoir plus juste pour leur système locomoteur.
Au début de chaque séance, c’est d’abord une invitation à se retrouver dans l’« ici et maintenant», à prendre conscience, à accueillir et à récolter les différentes perceptions/sensations, à s’interroger sur son état de réceptivité, sa qualité de présence. Choisissant une position de détente, les pratiquants font une sorte d’« inventaire » en prenant conscience de chaque partie de leur corps et de l’organisation de ce corps dans sa globalité.
L’éveil corporel est facilité par l’utilisation de différents objets. Balles, ballons, bambous, foulards de soie, petits sacs remplis de graines ou de marrons d’Inde, demi-bûches sont autant de supports pour éveiller et affiner les sens, prendre conscience des différents tissus corporels : peau, muscles, os et jeux articulaires.
Au cours d’une séance d’Eutonie, les ponts peuvent se faire facilement avec la Méthode des Chaînes, et particulièrement avec la trame de la vague GDS et ses vagues d’évolutions, processus de consolidation et de nourriture des différentes structures de notre personnalité. Lors d’une séance, ces structures et leurs passages y sont vécus corporellement.
Exemple de matériel utilisé en Eutonie
Conscience de peau
En expérimentant le toucher conscient, nous faisons l’expérience du volume extérieur du corps cherchant à nous vivre délimités, précisés, unifiés. Le toucher nous renseigne aussi sur les caractéristiques de notre environnement : températures, consistances, formes, textures... Il nous permet de détecter l’impact de cet environnement sur notre corps : manifestations de températures, pressions, douleurs...
Avec le toucher, se mettent en place les notions de limites, de frontières. Nous nous vivons localisés, orientés dans un espace avec lequel nous entretenons des relations. Sécurité du contenant, notion d’Existant pour employer un langage « Chaînes », tout ce qui va nourrir notre structure AM et activer la triade dynamique AP/PL/AL.
Contact
La notion de frontière introduit celle d’espace intérieur et d‘espace extérieur.
En vivant l’expérience du contenant, un chemin devient alors possible vers notre espace corporel, vers ce qui est contenu sous une épaisseur de peau que nous pouvons évaluer. Nous expérimentons alors le contact conscient, établissant une relation plus profonde avec notre corps et plus intime avec notre environnement en dépassant les limites. Les zones de toucher deviennent zones d’échanges, chemins d’explorations, la conscience se mouvant librement d’un espace à l’autre.
La mise en place du contact et son développement nécessitent un état d’être particulier : une sorte de neutralité par rapport à l’événement en cours, un lâcher-prise, une disponibilité, un non vouloir.
Cet état de neutralité et d’écoute contient en son germe la possibilité d’une autre motricité, une micro-motricité de l’ordre de l’intention pour «laisser apparaître», laisser se faire des mobilisations fines de nos différents tissus corporels en dehors de tout mouvement musculaire volontaire.
Un éveil et une libération de nos structures musculaires PAAP dans le non vouloir de PM.
Cette technique du contact conscient a une action très forte sur la régulation du tonus et l’amélioration de la circulation sanguine. Ces propositions de micro-motricité, lorsqu’elles s’adressent aux pièces osseuses, sont susceptibles de modifier leur équilibre articulaire en améliorant leur congruence.
Conscience de l’os
Orientée vers l’espace intérieur, la recherche laisse alors émerger les repères osseux, précise leurs consistances, leurs tailles, leurs formes. Cette intégration de la charpente osseuse peut être étayée par la visualisation de références extérieures (moulages ou os réels).
Intériorisant ainsi sa structure PM, le corps est construit et sécurisé pour l’agir, pour prendre appui, observer la réponse (réaction) de l’osseux aux forces gravitaires, expérimenter le « Transport » : organisation réflexe des forces antigravitaires au travers des suites articulaires.
Le système osseux, dont l’efficacité est toute contenue dans la beauté de ses formes, porte en lui toutes les possibilités du mouvement.
Unité du corps en mouvement
La finalité de l’Eutonie reste toujours le mouvement.
Le mouvement, réalisé seul ou en relation avec d’autres, qui naît d’une sensibilisation proprioceptive affinée et se construit à partir des « repoussés » dans le sol ou sur tout autre support résistant. Faisant appel à nos facultés de pluri-conscience somatique, il met en place une régulation du tonus favorisant l’expression de la personne dans sa spécificité et son unité en dehors de tout modèle.
Structuré par l’appui, il se développe à partir de régions corporelles motrices. Espace, contact, anticipation, mémoire... sont de nature à le nourrir et à le fluidifier.
Ouvertures
Aïkido et Eutonie se retrouvent sur le chemin du développement personnel par le corps. Plusieurs Maîtres en arts martiaux s’y sont intéressés. Ce fut le cas de Masamichi Noro qui a fait évoluer son art de l’Aïkido vers le Kinomichi.
Aujourd’hui, Léo Tamaki2 inclut l’Eutonie dans sa pratique de l’Aïkido et la propose à ses élèves : «... l'Eutonie s'est révélée un outil passionnant que je conseille à tous les pratiquants d'arts martiaux ».
Léo Tamaki : Eutonie et Aïkido, juste tension et laisser agir
Dans le jeu dynamique du mouvement, avec la conscience de son propre espace intérieur, apparaît la relation avec l’espace extérieur et l’espace corporel des autres. Une nouvelle conscience se développe, qui inclut dans le même temps l’intérieur et l’extérieur.
J’ai pu apprécier au cours d’un stage commun combien ces pratiquants avancés en Aïkido étaient réceptifs à mes propositions en Eutonie et aptes à faire un retour sur eux- mêmes, utilisant ces acquis pour nourrir leur pratique3.
« Une des choses que j’apprécie particulièrement dans l’Eutonie, est l’accent qui est mis sur le réel »
« L'Eutonie permet de prendre conscience des représentations que nous avons de nous-mêmes, et de leur écart avec la réalité. Si cela peut être perturbant au départ, au point de baisser notre niveau d'exécution technique, c'est une étape temporaire qu'il faut savoir accepter pour pouvoir évoluer plus profondément ».
Léo Tamaki : Eutonie et Aïkido, juste tension et laisser agir
1 Les recherches de Gerda ont été nourries par ses rencontres avec Rastelli, jongleur (équilibre et maîtrise du corps) – Anna Hermann (façon dont certains montagnards en Inde récupèrent de leurs efforts) – Anita Hansen (découverte de mouvements aisés, légers, faciles : début du « mouvement naturel ».
2 Ecole Kishinkaï d’Aïkido fondée par Léo Tamaki, avec le soutien d’Issei Tamaki, Julien Coup et Tanguy Le Vourc’h.
3 Je remercie particulièrement Marie Froidevaux, kinésithérapeute Chaîniste et Eutoniste à Paris, à qui je dois ma rencontre avec LéoTamaki.
Pour en savoir plus :
Centre Régional de Recherche et d’Etude en Eutonie :
Jacline Perrod, Professeur d’Eutonie à Cluny Centre Régional d’Eutonie – Bourgogne
Formée à la méthode des Chaînes Musculaires GDS
Stage d’Eutonie
Avec Jacline Perrod
Cet été du 26 au 30 août au C.F.P.C à Camblain- l’Abbé - Pas de Calais
Ce texte a été publié avec l’aimable accord de l’APGDS* - revue Accordages 2019.
* Association des Praticiens de la méthode des chaînes musculaires et articulaires GDS