Aïkido dans l'Équipe, le nouveau crime de lèse-majesté de la famille Tamaki
Vendredi 7 août 2020, dans la chaleur accablante de la canicule qui frappe la France, les réseaux sociaux du microcosme de l'Aïkido frémissent… Un évènement inattendu sort les pratiquants de leur torpeur estivale, le grand journal l'Équipe parle de LEUR discipline !
Fierté, échanges de félicitations et enthousiasme. Grâce à ce monument de la presse et à un journaliste courageux, la discipline va sortir de la mauvaise passe qu'elle traverse injustement depuis trop longtemps.
Des images s'échangent. Las… on y voit les frères Tamaki. Vite, aller voir l'article déjà présent sur le site du quotidien. Et là, stupéfaction :
"Moriheï Ueshiba, le vieux sage pas si pacifique de l'Aïkido"
Au siècle dernier, le Japonais Morihei Ueshiba a fondé l'aïkido, synthèse d'arts de combat ancestraux. Une discipline prônant l'esquive et l'harmonie, qui séduit aujourd'hui près de 70 000 pratiquants en France. Son fondateur ne fut pourtant pas un modèle de sagesse...
Immédiatement des cris s'élèvent ! C… c… comment !!! LE Fondateur, Ueshiba Morihei lui-même, est critiqué ? Et par qui en sus, un journaliste incapable dans un torchon pour footeux ! Pas surprenant quand on voit les sources, des pratiquants indépendants qui refusent simultanément pour l'Aïkido, le contrôle bienveillant de l'état et celui désintéressé de la famille Ueshiba.
Le reste de l'article sera-t-il lu par ces gardiens du temple autoproclamés ? JAMAIS ! Hors de question de verser un centime à un torchon manipulé par (remplir avec votre cible habituelle), pour un article écrit par un (remplir avec votre insulte préférée) !
La grenouille qui pratiquait l'Aïkido
Trop souvent les adeptes de l'Aïkido agissent comme la grenouille de la fable dans son puit. Ils imaginent que la discipline qui occupe une place centrale dans leur vie occupe une place à part et importante dans le monde. Au mieux, ils savent qu'elle est méconnue, mais lui prêtent des caractéristiques quasi-divines. L'Aïkido pratiqué par tous rendrait le monde meilleur, peu de choses nous sépare de la Paix universelle…
Las, l'Aïkido auquel j'ai consacré ma vie est probablement à son crépuscule. Les habitants du Japon qui lui a donné naissance le confondent dans le meilleur des cas avec une sorte de Karaté. Quant à son potentiel pacificateur, il suffit de voir les luttes de pouvoir qui animent les fédérations et écoles du monde pour en rire.
Alors oui, voir l'Aïkido dans l'Équipe est une chance. Parce que pour qu'une discipline vive il faut qu'on en parle. Aussi quand mon frère Isseï m'a proposé de l'accompagner pour répondre aux questions de Karim Ben-Ismail, j'ai volontiers accepté. Karim est un pratiquant d'arts martiaux de longue date, familier avec l'Aïkido. Il s'attelait à une série d'articles sur les fondateurs de disciplines, Pilates, Bikram Yoga, etc., et envisageait de présenter Kano Jigoro pour le Judo quand il pensa à l'Aïkido.
Photo Alexis Réau
Le côté obscur de l'Aïkido
Karim avait fait ses recherches, et avait des questions très précises. Pour être franc, il questionnait l'efficacité de la discipline, mais avait une vision très positive de Ueshiba Moriheï, façonnée par les hagiographies que l'on trouve dans les livres et nombreux sites consacrés à l'Aïkido.
Isseï et moi étions un peu gênés. Alors nous lui avons demandé ce qu'il souhaitait. Nous lui avons expliqué qu'il y avait une histoire officielle et que c'était probablement le mieux et le plus simple pour présenter la discipline, mais aussi une vérité occultée dont nous pouvions parler entre nous, mais qui provoquerait une levée de boucliers chez la majorité des pratiquants d'Aïkido.
Je réponds régulièrement à des interviews, généralement pour des chaînes et journaux locaux. Leurs auteurs souhaitent simplement aller au plus simple et c'est parfaitement compréhensible. Je leur livre alors la version officielle. Mais Karim, probablement en partie parce qu'il est pratiquant et amateur d'arts martiaux, voulait de l'authentique. Même si cela serait amer pour des aïkidokas naïfs ou idolâtres.
Non ce n'est pas parce qu'il imaginait faire bondir les ventes du magazine avec un article putaclic. Karim savait dès le départ que le texte serait survolé par la majorité des lecteurs. C'est son amour des arts martiaux et de la vérité qui, au-delà de ses recherches, l'ont conduit à passer plusieurs heures avec nous avant d'écrire son article. Alors qu'il ne pouvait rien en attendre professionnellement, et que nous l'avions prévenu des inévitables retours négatifs. Pour cela, je tiens à saluer son courage et son professionnalisme. À l'heure où il est de bon ton de conspuer les journalistes, il faut savoir reconnaître l'engagement et la compétence.
Photo Alexis Réau
Mais d'où viennent ces mensonges ?!
L'article n'est en aucun cas une interview d'Isseï et moi. Nous n'avons été qu'une des sources de ses recherches. Je l'admets, la version que nous lui avons présentée lui était peu familière. Mais d'où viennent nos infos ?!
Eh bien en 25 ans dans le monde de l'Aïkido, j'ai rencontré 27 élèves de Ueshiba Morihei, dont 24 ont étudié régulièrement avec lui, pratiqué avec 21 d'entre eux, et interviewé 13 (généralement pour plusieurs heures). Sans compter les échanges que j'ai pu avoir avec des chercheurs comme Stanley Pranin, Ellis Amdur, ou des élèves d'autres disciples proches du Fondateur que je n'ai pu rencontrer. Certains entretiens n'ont pas été publiés pour des raisons diverses, et pour tous je n'ai diffusé que ce qui me semblait utile à la diffusion de l'enseignement de mon interlocuteur et de la discipline.
Je ne citerai pas ici la liste des ouvrages que j'ai lus. Si certains tels ceux d'Ellis Amdur sont passionnants, d'autres comme ceux de John Stevens franchissent souvent la barrière de la mystification. Sans compter que beaucoup ne sont que des redites, répétant simplement les informations glanées chez Pranin, Stevens et Ueshiba Kisshomaru.
Je me suis donc généralement gardé de parler des aspects les plus noirs qui concernent Ueshiba Morihei. La raison en est simple. J'ai comme tant d'autres, été attiré par l'image du sage guerrier. Cet idéal m'a permis de me dépasser, de donner le meilleur de moi-même. Et par chance, quand peu à peu j'ai été confronté à des faits qui m'ont choqué, j'avais assez de recul et de maturité pour comprendre que l'homme ne définissait pas la discipline.
Photo Alexis Réau
Mais alors pourquoi maintenant ?
Tout d'abord j'ai toujours accepté de parler de ces choses lorsque mon interlocuteur était passionné et capable de recul. L'autre raison pour laquelle j'hésite moins à évoquer la face obscure de Ueshiba, est que l'époque a changée. Que l'on pense aux héros de notre enfance, justiciers sans peur et sans reproches. La moindre aspérité vous laissait rejoindre le camp des "méchants". Mais aujourd'hui les héros s'appellent Dr House, Vic Mackey et Cal Lightman. Sans doute le public est-il plus prêt à relativiser, contextualiser.
Enfin, il y a urgence. Urgence parce que la discipline est en déclin. Et qu'une des nombreuses de ce déclin est la divinisation de Ueshiba, et par là-même, la légitimisation de sa descendance. Que l'on s'entende bien, si j'ai le plus grand dédain pour Mitsuteru au regard de sa pratique et la façon dont j'ai pu le voir agir à diverses reprises, j'ai beaucoup d'affection pour son père, le Doshu actuel. Pour autant, le système actuel est délétère et dessert l'Aïkido. Il est plus que temps que les pratiquants qui défendraient la laïcité et démocratie de leur vie, regardent en face leur dissonance cognitive qui les voit agir comme des serfs et des intégristes religieux dès lors qu'il s'agit d'Aïkido.
Au point que certains eurent des réactions épidermiques que j'ai pu observer soit en direct, soit par copie d'écran que l'on m'a envoyés, soit dans des échanges publics ou privés. Jusqu'à des messages anonymes insultants…
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Et l'article dit quoi au fait ?
Le plus amusant est que nombre de commentateurs ont vu la colère monter en eux en lisant simplement l'introduction :
"Moriheï Ueshiba, le vieux sage pas si pacifique de l'Aïkido"
Au siècle dernier, le Japonais Morihei Ueshiba a fondé l'aïkido, synthèse d'arts de combat ancestraux. Une discipline prônant l'esquive et l'harmonie, qui séduit aujourd'hui près de 70 000 pratiquants en France. Son fondateur ne fut pourtant pas un modèle de sagesse...
En effet, il faut être abonnée pour lire l'article complet. 0,99€ pour le premier mois sans engagement. Mais pour beaucoup c'est trop pour se faire une opinion basée sur des faits. Cela me rappelle les discussions il y a 20 ans avec le distributeur officiel des vidéos d'AikiNews de l'époque. Il m'expliquait que la France qui était le pays où il y avait le plus de pratiquants était celui où il vendait le moins de vidéos de Ueshiba. Car chacun copiait et n'estimait pas nécessaire de rémunérer qui que ce soit.
Spoiler alerte. L'article remet simplement les choses en perspective. Sans insulter quiconque ni rentrer dans trop de détails, il invite juste à considérer Ueshiba Morihei, non sous un jour négatif, mais dans toute sa complexité. Surtout, il réhabilite son fils, Kisshomaru, à qui nous devons tous tant.
Ce matin Karim Ben-Ismail nous écrivit à Isseï et moi un élégant message dont je souhaite vous partager un extrait :
Je partais sans a priori, prêt moi aussi à conter la fable de d O sensei. Avec précision et élégance vous avez su apporter un nouvel éclairage. Intéressant, intriguant, amusant. Avec distance et maturité aussi. Alors merci encore
(…)
Je ne sais pas pourquoi, mais je suis plutôt fier de ce papier. J'en ai écrit des milliers mais celui-ci a un petit truc en plus : il parle avec nuance et élégance de la relation père-fils, du poids de l'héritage, il montre le masque et ce qui se cache derrière...
Photo Alexis Réau
L'impact sur le public
Certains en apprenant que l'Équipe allait parler d'Aïkido espéraient que l'article permettrait de remplir les dojos. En lisant l'introduction du texte ils s'étranglèrent. C'est sûr, maintenant les gens allaient avoir une mauvaise image de la discipline et ne s'inscriraient pas.
Cela m'a fait sourire. Le public de l'Aïkido est fait de beaucoup de rêveurs, et ils imaginent qu'il faut préserver le songe pour attirer de nouveaux adeptes. C'est méconnaître la société actuelle. Sans doute maladroitement, elle veut la vérité. Chacun cherche à comprendre, et ce n'est qu'en nous adressant à tous comme à des adultes capables de faire la part des choses que nous pouvons espérer redonner vigueur à l'Aïkido.
L'Équipe n'est pas le journal local destiné à supporter le forum des associations. Au lieu de nous offusquer de voir notre fantaisie se fissurer, nous devrions rendre hommage à une publication qui consacre trois pleines pages qui ne brossent pas ses lecteurs dans le sens du poil.
Merci à l'auteur Karim Ben-Ismail,
Au photographe Alexis Réau,
À Isseï pour m'avoir invité à partager ces instants,
À chacun de vous pour m'avoir lu jusqu'ici !
Photo Alexis Réau