Echanges avec un ami
Erwan est un adepte que j'apprécie beaucoup. Un homme droit qui ne cherche pas à paraître, un homme qui ne cherche ni à cacher ses faiblesses, ni à démontrer sa force. Si cela fait maintenant quelques années que je le connais, j'ai passé bien moins de temps avec lui que je ne l'aurai souhaité. Heureusement j'ai la chance qu'Erwan écrive un blog, "La Pratique Sauvage". Cela me donne l'impression d'échanger avec lui, et ses pensées nourrissent toujours mes réflexions.
Il y a quelques jours Erwan m'a proposé de participer à un exercice difficile, écrire sur l'un ou l'autre des quatre sujets suivants. Des questions qu'il avoue se poser à intervalles réguliers, avec l'humilité qui le caractérise.
I/ D'où parles-tu?
II/ Connais-toi toi-même?
III/ Les ancêtres et les morts?
IV/ Forger ses propres outils?
Des thèmes si profonds par leur simplicité, quel exercice compliqué. J'ai eu l'impression en les lisant d'être tranché par la réflexion d'Erwan, renvoyé au verbiage dont j'inonde mon blog. J'ai répondu favorablement, mais je me suis bien gardé de me mettre à écrire. Les multiples activités dans lesquelles j'essaie de surnager m'ont permis d'échapper au tranchant de ces questions. Mais me voilà au milieu de la nuit, quelques heures après la disparition de Mandela. Il est quatre heures du matin et je n'ai envie ni de me coucher ni de travailler. N'est-il pas temps de répondre aux questions d'Erwan, et ce faisant de se révéler un peu?
I/ D'où parles-tu?
Sans doute la plus difficile des questions proposées par Erwan. Je m'aperçois en essayant d'y répondre qu'elle implique de s'appuyer sur tant de choses aux définitions rassurantes qui ne reposent en fait que sur des constructions mentales. Illusions?
J'écris de Paris, en France, sur Terre, au milieu de l'univers… En une question me voilà renvoyé à l'infini et au vide……..
"Mu", le vide...
La question en appelle immédiatement tant d'autres. Qu'es-tu? D'où vient ton esprit? Toi qui ne sais pas même où tu es, qui es-tu pour parler? Etant peu doué pour la métaphysique, j'aborderai la question en écrivant sur une des interrogations les plus terre à terre qu'elle a fait naître en moi, "Qui es-tu pour parler?".
Je pratique pour apprendre à être. Parce que la qualité de ce que l'on vit tient à notre présence, ici et maintenant. Parce que le simple fait d'exister ne signifie pas que l'on est vivant. La pratique martiale, de par sa nature, nous amène à être. Se projeter dans le futur ou vivre le passé n'y pardonne pas. Plus on la pratique avec sincérité, avec de hautes exigences, plus on apprend à être avec chaque fibre de notre "être".
Sur le chemin que j'ai choisi j'ai rencontré beaucoup d'adeptes qui ont partagé avec moi, et quelques maîtres qui m'ont guidé et continuent à le faire aujourd'hui. Si nul autre que moi ne sait le fossé qui me sépare de ces géants, je parle pourtant. Pour deux raisons simples. Tout d'abord par respect pour le don qu'ils m'ont fait. Pour chacun de ces adeptes, la pratique était au cœur de leur vie, probablement leur bien le plus précieux. Le savoir qu'ils ont partagé avec moi est un feu qui doit être transmis au plus grand nombre. Donner à mon tour, aussi petite et vacillante soit la flamme que j'entretiens, est la seule chose que je puisse faire pour les remercier de leur générosité. Enfin parce que les sources de lumière se multipliant autour de moi je ne perds rien, mais je vois au contraire plus clair encore.
Voilà, je crois que nul n'a plus conscience que moi de mes limitations. Je sais qu'il y a des feux bien plus grands ailleurs, mais avec les gens qui me côtoient, je suis heureux de partager ce que j'ai reçu. Parler, écrire, revient à révéler son ignorance. J'accepte d'en faire étalage par gratitude et parce que j'ai l'intime conviction que plus les sources de lumière sont nombreuses, mieux l'on voit.
II/ Connais-toi toi-même?
Est-ce au fameux "Gnothi seauton" que pensait Erwan? Aux écrits de Sun Tzu? Ou à une autre tradition? Les multiples origines possibles de sa réflexion ne font qu'en souligner l'importance. Connaître dans son sens le plus large est à mon sens la qualité essentielle d'un adepte. Connaître c'est bien sur savoir, mais aussi comprendre, voir, évaluer. La pratique martiale nous met face à des situations concrètes qui exigent que l'on ait développé une capacité à connaître. Nous connaître, comprendre les autres, percevoir… le TOUT.
Si l'étude des arts martiaux contemporains ne nous amène pas à risquer notre vie, il nous faut tendre pour en recevoir les plus grands bénéfices au degré d'exigence qui était de mise lorsque les adeptes mettaient leur existence en jeu. Qu'un adepte comme Miyamoto Musashi ait affronté un adversaire de niveau trop supérieur durant son musha shugyo, et il aurait été défait, sans doute de façon définitive. Qu'il ait fait face à des guerriers trop faibles, et il n'aurait jamais pu atteindre les sommets de sa voie. Tout l'art consistait donc à savoir quelles étaient ses propres capacités, et à rencontrer des combattants qui l'obligeaient à se dépasser mais qu'il avait une chance de battre. Duels après duels, il a ainsi pu progresser, se connaître et au-delà… le TOUT.
Je suis heureux que nous vivions dans un monde où la violence recule. N'oublions pas pour autant l'exigence à laquelle se confrontaient les adeptes du passé. Pour rester humbles dans nos discours, pour aller aussi loin que possible. L'efficacité martiale ne saurait être une finalité du Budo. C'est en revanche la première marche de la connaissance. En nous obligeant à voir les choses telles qu'elles sont, elle est la première étape de la chute des illusions. En nous obligeant à nous connaître nous-même, elle nous donne une chance de devenir un jour UN avec le TOUT.
III/ Les ancêtres et les morts?
En un sens les deux questions précédentes sont intimement liées à celle-ci, car les ancêtres et les morts sont à la source de notre identité et de notre savoir. Paradoxalement la science même, qui montre de plus en plus que nos corps mais aussi nos actes sont liés à notre patrimoine physique, semble d'une certaine manière venir appuyer ces cultes que l'on voue à nos ancêtres. Mais je ne perçois pas cela comme triste et limitatif. Je crois au contraire que nous héritons de la richesse extraordinaire d'une multiplicité de possibilités.
Au-delà des ancêtres de sang dont l'empreinte est au cœur de nos corps, il y a aussi ceux que l'on a choisis, ceux qui nous inspirent, ceux avec qui nos cœurs font corps. Mais pour que ces relations choisies puissent prendre toute leur ampleur, il faut voir les choses telles qu'elles sont. Et nous voilà renvoyés au "connais toi toi-même"… Respecter nos maîtres sans les idéaliser, comprendre leurs forces et leurs limitations, sont nécessaires à une relation saine et harmonieuse. Prendre conscience, enfin, que nous ne pourrons jamais leur payer notre dette, et que notre seule façon de nous en approcher est d'essayer d'être dignes d'eux, tant par le partage que l'exigence envers nous-mêmes. Et nous voilà en quelque sorte renvoyés à la première question.
IV/ Forger ses propres outils?
Pourquoi forger ses propres outils? Ne suivons-nous pas des traditions qui ont prouvées leur efficacité? Sans aucun doute, sinon il est probable qu'elles auraient été emportées dans l'océan du temps. Mais un outil s'il doit être adapté à son but, doit aussi l'être à son environnement et son utilisateur.
La première chose à savoir est ce que l'on cherche. Pourquoi pratique-t-on? Une fois que l'on a découvert cela, il devient possible de se mettre à la recherche d'un enseignant qui saura nous guider dans cette direction. Celui-ci nous offrira probablement des outils, en les adaptant si nécessaires à nous-mêmes sur la base de ses expériences et de sa perception de nous. Si l'on pratique suffisamment, il arrivera toutefois un temps où il nous faudra adapter ces outils à notre recherche. Parce que nous sommes tous uniques, parce que l'environnement évolue constamment, parce que personne d'autre n'est nous.
Mais les outils que l'on forge ne seront véritablement efficaces que si l'on a compris comment sont faits ceux des autres, ceux du passé, nos spécificités et celles de notre environnement. Ce n'est qu'en étudiant tous ces éléments qu'il peut y avoir un sens à développer nos propres outils.
La transmission traditionnelle japonaise se fait selon les étapes de shu, ha, et ri. Grossièrement shu correspond à une période d'imitation. On essaye alors d'utiliser les outils du maître à sa façon. Ha correspond à l'exploration. C'est une étape où l'on a acquis une connaissance solide des outils du maître et de sa façon de les utiliser. On peut alors essayer de nouveaux outils, et d'autres façons d'utiliser ceux que l'on a déjà à notre disposition. Ri, enfin, est le temps de la maîtrise. Nous avons alors nos propres outils, sans doute similaires, sans doute différents de ceux du maître, mais avec lesquels nous ne faisons qu'un.
Pour que ce processus de transmission fonctionne, il va de soi qu'il faut des personnes le souhaitant des deux côtés… Un élève confiant désireux d'apprendre et d'être guidé, mais aussi un enseignant souhaitant partager et prendre la responsabilité de transmettre. Aujourd'hui malheureusement cette situation se fait de plus en plus rare. Les élèves n'ont plus de patience, et les professeurs veulent emprisonner au lieu de libérer. C'est pourquoi en tant qu'élève il est essentiel de choisir son enseignant avec soin, mais l'inverse est aussi vrai. Un jeune enseignant veut parfois créer une relation forte avec un élève qui présente des dispositions. S'il ne prend garde, il prend le risque d'investir un temps précieux avec une personne qui ne cherche qu'une relation superficielle. Les enseignants comme les élèves doivent veiller à utiliser judicieusement le temps dont ils disposent afin de pouvoir prendre leur place efficacement dans la tradition.
Cette quatrième question ne se révèle-t-elle pas finalement liée à toutes les autres?
Voilà une heure et demie que j'ai entamé ces quelques lignes. Il ne me reste que deux heures avant de partir en stage à Bruxelles, mais je suis heureux d'avoir pris sur mon sommeil pour discuter avec Erwan. L'air de rien, il m'a obligé à une introspection et une réflexion qui m'en ont appris sur moi-même, et seront je l'espère source de progrès en tant qu'adepte et enseignant. Ce faisant je prendrai un peu plus place dans la tradition, en espérant seulement ne pas rejoindre trop tôt les ancêtres et les morts.
Merci Erwan.
Je vous invite à lire les contributions des autres blogueurs à qui s'est adressé Erwan, l'ensemble des contributions ayant plus de valeur que chacune des participations.