Gyaku tsuki et coups de pieds retournés en Aïkido
J'ai reçu récemment ce message d'un pratiquant d'Aïkido. Il y aborde des questions qui sont trop souvent balayées d'un revers de main, mais qui me semblent pourtant légitimes.
"Bonsoir,
Je suis pratiquant d'aikido à … et cela fait quelques mois que je m'intéresse à votre travail, à votre recherche sur l'utilisation du corps dans la pratique, le relâchement, l'utilisation du corps dans sa globalité.
J'ai eu la chance de participer a l'un vos stage, c'était a Talence courant octobre et je dois dire que j'ai été bluffé.
D'une part car j'ai trouvé votre discours et votre pédagogie très crédibles, chose qui n'est pas toujours le cas en stage avec certains CEN, et d'une autre part car j'ai pu passer entre vos mains lors d'un exercice. C'était sur shomen uchi ikkyo ura et j'ai pu découvrir votre pratique qui pour moi est d'une finesse insondable. Lors de stages organisés par la fédération et en pratiquant avec beaucoup de partenaires je n'avais jamais ressenti cela.
J'ai donc commencé à lire vos articles, à discuter avec des amis à mon dojo qui vous suivent déjà depuis quelques temps.
Je dois dire que je me pose beaucoup de questions sur la pratique et je pense que vous êtes certainement le mieux placé pour y répondre.
Voilà, c'est une question un peu bateau mais je me demandais pourquoi en aikido nous n'utilisions pas l'intégralité de notre corps dans la pratique quotidienne.
Je m'explique, par exemple en attaque nous sommes limités et nous n'étudions pas ou peu les gyaku tsuki, coups de pied retournés ou les coups de coude.
Pourtant dans l'optimisation de notre pratique ne devrions nous pas voir toute les possibilités?
Je m'explique de nouveau, même si nous recherchons une pratique plus souple avec une utilisation différente du corps, l'aikido reste une pratique martiale qui est la synthèse d'anciennes écoles. Pourquoi alors ne voit-on pas toutes les possibilités tactiques que le corps humain est capable d'accomplir?
Ne devrions nous pas pouvoir nous adapter à n'importe quelle situation et gérer son partenaire quelque soit son action?"
Gyaku tsuki
"en attaque nous sommes limités et nous n'étudions pas ou peu les gyaku tsuki, coups de pied retournés ou les coups de coude."
Avant d'aborder le problème de façon générale, je vais m'attarder sur les attaques qui ont été évoquées.
Gyaku tsuki
Gyaku tsuki est une attaque qui est répandue dans la pratique martiale actuelle, notamment dans son versant sportif. En revanche plusieurs raisons m'amènent à penser que c'est un mouvement qui était probablement rare dans le passé.
En étudiant les katas de Karaté, on peut tout d'abord observer que si les gyakus tsukis sont évidemment présents, ils sont clairement moins nombreux que les oï tsukis, et sont normalement réalisés à la suite de blocages.
Une anecdote que m'avait racontée Jean-Pierre Vignau me fait aussi penser qu'il est possible et probable, que les gyakus tsukis aient été popularisés par les pratiquants occidentaux:
"Quand je suis arrivé au Japon j'ai été très surpris. Les japonais attaquaient oï tsuki, oï tsuki, oï tsuki. Mais ils étaient aussi très surpris par mes gyakus qu'ils n'utilisaient quasiment pas."
Lorsque Jean-Pierre Vignau est allé au Japon, cela faisait évidemment longtemps que la marche namba n'était plus la norme. Toutefois il s'agit d'une époque où le travail des katas et de leurs bunkaïs constituait encore l'essentiel de l'entraînement, même pour les pratiquants s'adonnant à la compétition. Il est alors naturel que leurs corps aient été modelés par ces répétitions continues, et utilisent spontanément le oï tsuki.
Une autre raison pour laquelle il me semble probable que le gyaku tsuki n'était pas répandu, est le fait que cela va à l'encontre de la marche homolatérale, telle que la marche namba qui était la norme au Japon à l'époque féodale.
Enfin, lorsque l'on a une arme en main, on a tendance à exposer le moins possible son corps. Ce que ne permet pas le gyaku tsuki, contrairement au oï tsuki. Dans les disciplines où l'on utilise une arme, il est donc beaucoup plus fréquent de trouver des mouvements où le corps est de trois quart ou de profil, et où l'on attaque avec le bras et le jambe du même côté.
Après cette brève réflexion autour des origines du gyaku tsuki et de sa place dans la pratique martiale ancienne, il convient de se demander s'il ne serait pas utile de travailler cette attaque qui est plus répandue aujourd'hui.
A titre personnel je ne fais pas travailler le gyaku tsuki lors de l'étude formelle des techniques. En revanche les élèves peuvent le faire lors du travail libre que j'inclus quasiment à chaque cours. Je ne fais pas travailler le gyaku tsuki car cela ne change pas fondamentalement la réalisation des techniques par rapport à oï tsuki, et parce que l'attaque me semble moins efficace et intéressante. A titre personnel je considère que le gyaku tsuki prend tout son intérêt en "contre", comme on le trouve dans les katas. A noter qu'en boxe aussi, les droites sont généralement précédées de jabs du gauche (pour un droitier).
Jean-Pierre Vignau, attaqué en oï tsuki
Coups de pieds retournés
Les coups de pieds retournés, s'ils sont populaires dans le cinéma d'action, ne font pas partie des techniques martiales fondamentales. Oui il en existe aujourd'hui des spécialistes, oui on peut trouver sur Youtube des exemples de Ko avec cette attaque. Mais il s'agit d'exceptions. Face à un adversaire déterminé et d'un niveau comparable au nôtre, un coup de pied retourné est une mauvaise idée. Je parle bien entendu ici du coup de pied qui fait suite à un pivot pour frapper un adversaire qui nous fait face. Le coup de pied arrière sur quelqu'un se trouvant derrière nous est par contre tout à fait pertinent.
Là aussi, l'absence de ces attaques dans les katas du Karaté peut nous éclairer sur le danger de ces mouvements en combat.
A titre personnel, si je fais travailler occasionnellement sur coups de pieds, mae geri principalement, je n'introduis jamais le travail sur coups de pieds retournés.
Coups de coude
Les coups de coude sont, comme les gyakus tsukis, surtout efficaces en contre. Si je ne fais pas travailler sur des attaques de coude, je porte par contre une attention particulière au contrôle du coude dans le mouvement, et cela m'a amené à porter quelques modifications à certains placements de mains.
Voir toutes les possibilités
"Pourtant dans l'optimisation de notre pratique ne devrions nous pas voir toute les possibilités?
Je m'explique de nouveau, même si nous recherchons une pratique plus souple avec une utilisation différente du corps, l'aikido reste une pratique martiale qui est la synthèse d'anciennes écoles. Pourquoi alors ne voit-on pas toutes les possibilités tactiques que le corps humain est capable d'accomplir?
Ne devrions nous pas pouvoir nous adapter à n'importe quelle situation et gérer son partenaire quelque soit son action?"
"Voir toutes les possibilités" et "nous adapter à n'importe quelle situation" sont deux choses différentes. S'il est important de viser à s'adapter à toute situation, pas plus hier qu'aujourd'hui n'était-il possible de voir toutes les possibilités. Parce que les possibilités du corps humain sont innombrables. Parce que le temps de pratique est limité.
S'il existe des méthodes modernes qui essaient de se vendre en mettant en avant leur exhaustivité, elles ne font à mon sens que mettre en avant leur ineptie. Bien sûr il est rassurant de penser que l'on sera prêt. Que si l'attaquant fait A, on fera B, que si il fait Y, on fera Z, etc… Mais ce travail de particularités n'a pas de limites et empêche de travailler sur le fond.
Le choix des bushis
Les guerriers du Japon féodal sont à l'origine de nombreux systèmes dont on peut aujourd'hui encore observer les traces, tant dans les écoles qui ont survécues que dans les disciplines auxquelles elles ont donné naissance, ou en étudiant les documents qu'elles ont laissées derrière elles.
Un point commun est que les systèmes, armés ou à mains nues, comptent souvent peu de formes. Quelques dizaines en général. Le répertoire était évidemment aussi loin d'être exhaustif quant aux attaques, et on observe souvent une prédominance de certaines telles que (sho)men uchi. Les samouraïs n'avaient-ils pas conscience qu'il existait d'autres formes? Bien évidemment, si.
Simplement un kata est un véhicule pour transmettre des principes. S'il permet d'intégrer certains automatismes, son but n'est en aucun cas de figer dans des réponses "réflexes". Et si un mouvement comme kote gaeshi est travaillé uniquement dans un kata de l'école sur une saisie des revers avec la main gauche, les guerriers pouvaient évidemment extraire de ce condensé de savoir les principes profonds et les travailler sur un tsuki, un shomen, etc… Toutefois il est probable que ce travail de "mise en situation" ne représentait qu'une maigre partie du temps de pratique. Le but de la pratique martiale n'est en effet pas d'étudier des techniques, mais d'apprendre à bouger. Les katas sont un des moyens d'y parvenir, utilisant des formes pour transmettre des principes. Ils nous obligent à trouver une efficacité et une liberté dans un carcan qui disparaît une fois ces objectifs atteints. Et une fois que l'on sait bouger librement, à l'extrêmen, un yokomen malgré ses spécificités, n'est rien d'autre qu'une variation d'un shomen.
Kuroda Tetsuzan, première forme à genoux du Shishin Takuma ryu Jujutsu
Le choix des attaques
Bien sûr, on peut objecter qu'avant d'être libre il y a un long chemin. J'en conviens volontiers. Il convient donc de trouver un juste milieu avec suffisamment d'attaques et de réponses variées pour couvrir les principales possibilités, sans tomber dans le travers d'une exhaustivité illusoire.
Pour cela il faut en premier lieu déterminer ses objectifs afin de définir le cadre dans lequel on souhaite travailler. En effet le travail sur gyaku tsuki par exemple, s'il ne me semble pas pertinent dans le travail que je propose, devra être approfondi pour tout compétiteur de Karaté.
Mes choix
Si je suis assez exigeant quant à leur exécution, je suis resté somme toute assez classique dans les formes que j'utilise dans mon enseignement. Je travaille avec la vingtaine de technique et la trentaine d'attaques de l'Aïkido. Le tout me semble couvrir une étendue de possibilités suffisamment vaste tout en restant concis. En comprenant les principes qui sous-tendent ces mouvements, chacun aura les outils pour explorer les variations qu'il souhaite. Le travail de yokomen pourra alors donner les bases nécessaires pour travailler sur des crochets, des shutos ou des mawashis. C'est ainsi je pense, qu'un éventail technique limité peut suffire à "nous adapter à n'importe quelle situation".
Ueshiba Moriheï