Kokyu et Kokyu-Ryoku dans les Budos et l’Aïkido, par Malcolm Tiki Shewan
Kokyu et kokyu ryoku sont des notions souvent évoquées, rarement expliquées, quasiment jamais approfondies. Dans le texte suivant, Malcolm Tiki Shewan propose quelques pistes d'explorations techniques et philosophiques de ces notions au cœur de la pratique martiale. Traduction réalisée par Damien Gauthier.
On parle souvent dans les Arts Martiaux de l’importance de la respiration correcte et de son rôle clé comme source de la puissance dans les mouvements. Pourtant, j’ai plutôt constaté que très peu de connaissances concrètes sont transmises sur ce thème primordial.
Généralement, l’élève apprend quelques exercices respiratoires fondamentaux à partir desquels il est supposé découvrir et percevoir "sur le tas" tout ce dont il a besoin pour comprendre le kokyu. Cela ne fonctionne pas toujours. Par ailleurs, il entend souvent dire que le problème majeur dans toutes ses techniques se ramène à la question de la respiration.
La respiration est en fait un sujet si vaste et si propice aux interprétations qu’il est quasi-impossible de proclamer des "vérités universelles". Cependant, quand elle est faite correctement on peut "sentir" qu’on est sur la bonne voie.
Je voudrais ici partager avec le lecteur quelques idées qui m’ont été instructives et utiles. Parallèlement, je ne souhaite pas affirmer que "c’est comme ça" ou que c’est LA bonne méthode.
Il y a un certain nombre de mots que nous avons l’habitude d’inclure dans le vocabulaire de toute étude du Budo. Examinons quelques-uns d’entre eux et leur signification, puis je les assemblerai d’une manière qui, à mon sens, aidera à saisir une partie du sens à donner à "respirer".
Kokyu se compose de deux signes:
呼 : Ko ou Yobu qui a pour significations appeler, inviter, ou plus généralement expirer/souffler.
吸 : Kyû ou Suu qui a pour significations siroter, absorber, aspirer ou inspirer/inhaler.
Le mot pris dans son ensemble peut prendre plusieurs sens en japonais, dont, bien sûr, le simple acte de respirer. Il peut aussi être étendu pour évoquer "timing", "mouvement", "usage adéquat de la force", "harmonie en mouvement", etc.
Voyons-le ici comme la définition du processus universel de "remplissage et vidage", "accumulation et dispersion" ou encore "croissance et dépérissement". De cette manière, le concept prend une dimension supérieure.
Par exemple, le "kokyu" de la mer peut être vu comme étant les marées, celui de la Terre pourrait être sa rotation annuelle autour du soleil ainsi que les saisons, le "kokyu" du jour et de la nuit, le "kokyu" d’une vie humaine. Toutes ces évolutions cycliques que l’on peut observer en nous-même, dans la Nature ou dans l’Univers peuvent tous représenter un processus de "kokyu". L’image qui a été la plus forte et la plus nette pour ma compréhension du kokyu est celle de la mer et des marées. Cependant j’ai grandi près de l’océan Pacifique, passant quasiment chaque jour sur l’eau ou dans l’eau. Quelqu’un qui n’a jamais approché la mer trouvera dans la Nature un autre exemple le concernant sans doute plus – les saisons, les cycles biologiques ou planétaires, les cycles géologiques, etc. Néanmoins, je pense que voir l’Univers comme notre professeur est ici une bonne méthode.
Dans la pratique d’un Budo, toutefois, nous sont données un certain nombre de pistes et d’indications que nous devons suivre pour que nos mouvements physiques se transforment en une technique efficace et naturelle.
- Les mouvements expansifs, centrifuges, vers l’extérieur ou vers le haut sont des moments où l’énergie s’accumule et est mise en réserve. C’est ici que le plus souvent on inspire.
- Les mouvements comprimants, centripètes, vers l’intérieur ou vers le bas sont des moments où l’énergie "jaillit" et est utilisée pour agir. C’est ici qu’on expire.
- Il y a deux phases où la marée arrive au summum de son processus perpétuel (marée étale) et où il y a une absence (apparente) de mouvement (mais pas un arrêt du processus). Cela se produit bien sûr à la fin de la marée descendante (étale de basse mer) et à la fin de la marée montante (étale de pleine mer). Ce sont des moments "magiques" qui constituent un aspect très important du processus global – sont-ils la fin d’une phase ou le début de la suivante?
Toute cette approche "cyclique" des choses amène immédiatement, et assez justement, le lecteur à penser au Taoïsme, au yin et yang, etc. C’est dans cette ancienne école de pensée chinoise que nous trouvons les bases de la respiration du Budo – la respiration de l’être humain. Tout comme la myriade d’autres sujets qui cherchent à équilibrer leur processus autour de l’idée de "in-yo"(équivalent japonais de yin/yang). En fait, le concept de in/yo est probablement le concept le plus fort et le plus répandu qui soit dans la pensée japonaise, bien que largement sous-entendu et peu exprimé.
A titre d’exemple bon nombre des idées qui nous attirent souvent le plus dans le "zen", ou bouddhisme zen, ont été le résultat d'une influence taoïste. On ne peut approcher l’Art et la Culture du Japon sous quelque angle que ce soit sans le sentir profondément. Mais il semblerait que le taoïsme soit passé sous silence et les choses sont en général présentées comme "allant de soi". C’est seulement à force de rencontrer encore et encore ces mêmes concepts dans les disciplines que l’on étudie que l’on est de plus en plus convaincu de la présence d'un facteur commun dans ces principes sous-jacents. Regardons donc comment ils s’expriment dans la respiration.
L’inhalation est appelée "yo no ugoki". On peut le traduire par "transformation vers l’état de yo (yang)" ou "accumulation d’énergie yang".
"Yo kyoku" signifie "état de yang" ou plénitude.
Cependant, comme à l’étale de pleine mer, le mouvement s’arrête – avant de s’inverser en "transformation vers l’état de yin" ou "in no ugoki".
Quand ce processus atteint "l’étale de basse mer" on l’intitule "in kyoku".
Ainsi, si nous appliquons ceci au mouvement de shomen uchi :
"Yo no ugoki" désigne la montée du sabre (ou de la main) jusqu’à "furi kaburi" où l’on atteint "yo kyoku" puis le processus énergétique s’inverse et la marée commence à refluer. Tout comme la marée, cela démarre doucement et acquiert force et vitesse. L’impact de votre frappe devrait se synchroniser avec la plus forte des "in no ugoki" (expiration). Si cela est fait correctement (avec ki-ken-taï), la coupe sera la plus puissante qu’un être humain puisse réaliser.
Au début on apprend (assez artificiellement) cet enchaînement jusqu’à ce qu’il devienne normal et naturel. Cela demande beaucoup de répétitions, ce qui fait partie du travail que l’on nomme suburi. D’abord, on le limite à des mouvements relativement simples et éventuellement lents afin de pouvoir les réaliser correctement. Ensuite on peut introduire la vitesse dans l’équation. Plus tard, on peut être incité à accomplir deux coupes (devant et derrière) zengo giri (avec pivot du corps) en une seule expiration (in no ugoki). On peut enchaîner avec des exercices dans trois ou quatre directions (shiho giri) en portant toujours l’attention sur le respect d’un schéma respiratoire spécifique.
Ces exercices (et bien d’autres encore), tout comme le waza faisant partie du curriculum de l’école, vont apprendre à l’élève comment respirer. Sous l’œil attentif du professeur il va être guidé vers l’acquisition fidèle de la coordination respiration/mouvement. Il va sans dire qu’il s’agit d’une étude longue et assidue et qu’il n’y a pas de "chemin unique" gravé dans le marbre.
Ces éléments devraient vous fournir peut-être un point de départ pour comprendre où porter votre attention quand vous vous attaquez à la question de la respiration... Mais ne retenez pas votre souffle!
Bio-express
Malcolm Tiki Shewan a commencé à étudier l’escrime à 6 ans. Il pratique ensuite le Judo puis le Iaïdo dans le style Muso Jikiden Eïshin ryu, avant de découvrir l'Aïkido aux côtés de Tamura Nobuyoshi à 18 ans. Si l'Aïkido devient sa pratique principale, il étudiera aussi entre autres le Tenshinsho Jigen ryu, la science de l'appréciation du sabre, et le Shinto Muso ryu Jodo. Vivant plusieurs années au Japon, il y étudiera la forge des sabres. Il est l'auteur de plusieurs livres.