Enfoncer leur épée jusqu'à l'âme
"Cela n'avait rien à voir avec une séance d'escrime, faite de mouvements et de figures. Les adversaires demeuraient immobiles, s'étudiant, leurs épées tendues et ne se frôlant même pas. Chacun attendant l'adversaire, fixant ses yeux et non la pointe de son épée. Guettant l'intention de l'autre. Je ne savais que trop – pardieu c'est aussi mon métier – qu'entre spadassins de leur carrure on ne devait s'attendre ni à des jeux de pieds, ni à des battements prolongés de tolédanes et de biscaïennes, ni à des passes ingénieuses. Ici, tout était dans la manière d'entrer et de conclure, en deux temps trois mouvements, d'un coup d'estoc rapide ou de tranchant fulgurant comme un éclair. Aucun des deux ne prendrait de risques sans une certitude absolue. Et ils étaient là, aux aguets, silencieux, se tenant de profil et se surveillant comme deux éperviers, dans l'attente de l'instant où l'autre relâcherait sa garde. Cherchant l'ouverture par où enfoncer leur épée jusqu'à l'âme."
"Le pont des assassins"
Septième tome des aventures du Capitaine Alatriste
J'ai malheureusement peu de temps pour lire des romans aujourd'hui. Certains sont pourtant bien plus que distrayants et invitent, au-delà de leurs intrigues divertissantes, à de riches réflexions. C'est toujours le cas des œuvres d'Arturo Pérez-Reverte.
L'expérience de la violence
Pour beaucoup d'entre nous la violence physique n'est pas une expérience directe. Si elle nous est familière à travers les médias, c'est souvent une image inexacte ou incomplète qui nous est transmise. Et c'est sur la base des représentations simplifiées et exagérées du cinéma, et des images tronquées des sources d'informations où l'on voit (pour le mieux) au plus le résultat d'actes de violence, que nous nous construisons une image mentale de ce qu'est une lutte pour la survie. Image mentale aux fondements erronés et partiels, qui donne inévitablement un résultat trompeur et souvent caricatural.
Entendons-nous bien. Je me réjouis du fait que, malgré les terribles actes qui subsistent de par le monde, la violence soit de façon générale sur une pente descendante. Il n'en reste pas moins que pour un budoka, il est intéressant de comprendre sa nature, particulièrement dans le contexte d'une lutte à mort à armes blanches entre experts. Expérience qui est à l'origine de la majorité des techniques guerrières japonaises. De façon relativement directe pour les Koryus, ou plus lointaine pour les Budos.
Techniques guerrières
Ma représentation d'une lutte à mort entre deux guerriers expérimentés à énormément évoluée au fil du temps. A travers la lecture de récits et rapports d'époques, d'études des écoles anciennes, de réflexions sur les modifications liées au contexte, etc… je suis arrivé à une image qui me semble cohérente, et qui est relativement stable depuis quelques années. Non que j'ai arrêté de me questionner, mais les réponses que je trouve convergent au lieu de m'amener à modifier mes suppositions comme ce fut le cas pendant longtemps.
Cela m'a permis de mieux orienter mes recherches, comprendre et faire vivre les techniques martiales.
Je ne sais quelles sont les sources d'Arturo Pérez-Reverte. Correspondant de guerre, il a néanmoins une expérience directe de la barbarie, et ses descriptions de combats concordent en de nombreux points avec mes conclusions. Elles sont aussi en accord avec de nombreux récits et rapports de duels du passé qui ont pu servir de base à ses écrits.
"Cela n'avait rien à voir avec une séance d'escrime, faite de mouvements et de figures. Les adversaires demeuraient immobiles, s'étudiant, leurs épées tendues et ne se frôlant même pas."
La pratique sportive n'est pas quelque chose de négatif, et elle développe d'importantes qualités. Malheureusement lorsque les assauts prennent une place prépondérante, on se permet des choses que l'on ne ferait probablement pas si la conséquence était la mort ou l'infirmité.
Si je pense que le Kendo et l'escrime ont beaucoup d'enseignements à nous apporter, il convient de mettre les choses en perspective et d'essayer de concevoir les modifications dues à la nature de la pratique, pour en retirer ce qui peut enrichir la nôtre et mettre de côté le reste. Je pense par exemple qu'il est très intéressant d'étudier la façon dont les kendokas et les escrimeurs cassent la distance dans leurs attaques, mais que les sautillements et croisements des pointes de lame ne sont pas des plus pertinents dans un combat de survie.
"Chacun attendant l'adversaire, fixant ses yeux et non la pointe de son épée. Guettant l'intention de l'autre."
La perception de l'intention est un sujet complexe que je n'aborderai pas ici dans le détail. Je dirai simplement que le temps passant c'est un de mes axes de travail principaux, et que sans cette capacité beaucoup de choses ne font pas sens. C'est un travail dont on trouve d'ailleurs les traces à une époque où la vie était en jeu, et où la mystification avait des conséquences dramatiques.
"Je ne savais que trop – pardieu c'est aussi mon métier – qu'entre spadassins de leur carrure on ne devait s'attendre ni à des jeux de pieds, ni à des battements prolongés de tolédanes et de biscaïennes, ni à des passes ingénieuses."
L'absence de conséquence et de travail d'opposition "sérieux", a malheureusement tendance à amener le développement de sophistications souvent risibles. Si ce n'est pas l'apanage de l'Aïkido, c'est néanmoins une des disciples où l'on rencontre le plus ce travers. Et loin de limiter ma remarque aux pratiques éthérées, j'y inclus aussi toutes celles où l'on se gargarise d'une lutte de structure les deux pieds dans le béton, loin de toute logique martiale.
"Ici, tout était dans la manière d'entrer et de conclure, en deux temps trois mouvements, d'un coup d'estoc rapide ou de tranchant fulgurant comme un éclair."
Irimi atémi.
"Cherchant l'ouverture par où enfoncer leur épée jusqu'à l'âme."
Si le support de nos voies est physique, il s'agit au final d'un développement de la conscience. Sur ce chemin on finit par découvrir que l'esprit est prépondérant dans le combat. Si je l'avais lue, relue et entendue de nombreuses fois, c'est une constatation que je n'ai réellement comprise qu'il y a quelques années. Si elle n'implique aucunement de négliger le travail technique, elle m'a amené à mettre l'accent sur son développement en parallèle.