De l'influence de l'exil sur la pratique des maîtres d'arts martiaux japonais
J'ai écrit l'article suivant le… 16 août 2006 ! Si mon opinion a évoluée sur de nombreux sujets, je crois toujours que les difficultés rencontrées par les pionniers de nos disciplines hors du Japon font partie des éléments qui leur ont permis d'atteindre leur niveau.
Depuis près d'un siècle les arts martiaux ont connu un développement considérable dans le monde entier. Kung-fu, Taekwondo et autres sont aujourd'hui pratiqués dans la majorité des grandes agglomérations. Parmi ces disciplines, Judo, Karaté et Aïkido sont les plus répandues grâce aux stratégies volontaristes de leurs écoles dans les années 50, telles que l'envoi d'experts à l'étranger. Nous savons maintenant quel a été l'impact de ces maîtres aux quatre coins du monde, mais quel effet a eu l'exil sur leur art et leur développement personnel?
Le Jujutsu et à sa suite le Judo, ont été pratiqués hors du Japon dès la fin du 19ème siècle de manière anecdotique. C'est au début du 20ème que le Judo commença réellement à se répandre dans le monde. Ayant été le premier des trois disciplines majeures à être systématisé, il sera à peu près le seul à être pratiqué à l'étranger jusqu'aux années 50.
Noro Masamichi (Aïkido), Michigami Haku (Judo, Karaté), Abbe Kesnhiro (Judo, Aïkido, Kendo), Harada Mitsusuke (Karaté), Nakazono Mutsuro (Aïkido), Otani Masutaro (Judo)
Au début des années 50 le Karaté et l'Aïkido disposent alors eux aussi d'un groupe solidement établi au Japon. Dès qu'ils furent autorisés à quitter l'archipel, des experts de Judo retournèrent aux quatre coins du monde, rapidement suivis par les premiers experts d'Aïkido et de Karaté.
La plupart de ces maîtres aujourd'hui mondialement connus, ont été envoyés par leurs organisations afin de développer leur discipline à l'étranger. Ils étaient passés par des entraînements extrêmement intenses, et partaient pleins de vigueur et d'enthousiasme. Leur liste est longue mais citons parmi tant d'autres Kawaishi Mikinosuke, Awazu Shozo et Abe Ishiro en Judo, Kanazawa Hirokazu, Kase Taiji et Nishiyama Hidetaka en Karaté, et Toheï Koichi, Tamura Nobuyoshi et Yamada Yoshimitsu en Aïkido.
Porteurs des espoirs de leurs organisations, ces jeunes senseïs entreprirent de diffuser leur pratique. Parlant peu ou pas du tout la langue du pays où ils s'installèrent, ils rencontrèrent souvent de grandes difficultés. Mais le développement actuel de leurs disciplines montre qu'ils les surmontèrent admirablement.
Et si aujourd'hui les disciplines comme le Taekwondo ou le Kung-fu connaissent aussi un rapide développement, c'est en adoptant la même politique volontariste que leurs prédécesseurs japonais à l'étranger.
Mais les maîtres que sont devenus les jeunes senseïs de l'époque héroïque sont-ils différents de leurs collègues restés au Japon ? En quoi leur exil les a-t-il marqués, et en quoi cela a-t-il eu un impact sur leur pratique ?
S'il est bien évident que l'enseignement des arts martiaux n'est jamais une tâche aisée, il est clair que le fait d'être "chez soi" facilite les choses. Les jeunes professeurs restés au Japon qui faisaient partie des grandes organisations qui avaient envoyé des experts à l'étranger furent placés à la tête de dojos, de sections universitaires ou d'entreprises. De plus le système japonais sempaï/kohaï impliquant le respect envers les aînés ils furent en général à l'abri de l'agressivité des jeunes, même si cela n'empêchait pas les entraînements "physiques".
Les senseïs partis à l'étranger se retrouvèrent eux dans une situation totalement différente. Arrivant dans des pays qu'ils ne connaissaient pas, ils se retrouvèrent confrontés à des cultures différentes. Considérant le prix des transports à cette époque ils ne pouvaient rentrer dans leur pays durant de nombreuses années, et pouvaient encore moins accéder à leur nourriture habituelle. Si l'on ajoute la barrière de la langue et l'image négative des japonais dans le monde après la seconde guerre mondiale, on arrive à un tableau assez proche de l'environnement dans lequel ils ont vécu.
Ajoutons à cela que les élèves de cette époque ne pratiquaient pas les arts martiaux comme des loisirs mais beaucoup plus intensément, voire brutalement qu'aujourd'hui. Et ils "testaient" souvent les nouveaux venus. Ceux qui avaient une expérience venaient de la boxe ou de la lutte. Si l'on considère en plus que leur gabarit étaient nettement supérieur à celui de la plupart des senseïs, on a à peu près une image claire des obstacles que ces derniers rencontrèrent.
Mais toutes ces difficultés furent sans doute des chances. Elles permirent à ces "missionnaires" d'affiner leur art, les obligèrent à se confronter à la réalité. En ce sens elles ont sans doute été un moteur dont n'ont pu profiter leurs condisciples restés au Japon, dans un pays qui n'aspirait alors plus qu'à la paix.
Les senseïs expatriés ont vécu comme les célèbres adeptes du passé une sorte de musha shugyo, ce voyage initiatique qu'entreprenaient les guerriers désireux de se perfectionner au cours duquel ils allaient de dojos en dojos, défiant les adeptes qu'ils rencontraient afin de forger leur art.
Aujourd'hui certains de ces jeunes senseïs ont disparu mais les autres sont au sommet de leur discipline et ont des milliers d'élèves. Ils ont eu le courage et la chance de donner vie aux rêves des fondateurs de leurs voies. Ils ont affiné leur art à un niveau qu'ils n'auraient sans doute pas atteint s'ils n'avaient rencontré autant de difficultés…