Interview Micheline Vaillant Tissier, porte-drapeau de l'Aïkido au féminin
Si l'Aïkido a compté des pratiquantes très tôt, la discipline compte peu d'expertes en ses rangs. Micheline Vaillant est l'une des plus célèbre d'entre elles, et elle a accepté de partager son parcours exceptionnel.
Comment êtes-vous arrivée à l'Aïkido?
C’est à l’âge de quinze ans et demi que mes parents m’ont envoyée au Japon où mon frère habitait. A cette époque les vols directs étaient hors de prix, et j'ai dû faire le trajet en plusieurs étapes durant deux jours. Je suis d'abord montée à Paris en autocar. De là j'ai prix un autre bus pour aller à Dunkerque. Je suis ensuite passée au bateau pour rejoindre Londres. Enfin, après une nuit à l'hôtel, j'ai pris l'avion pour Tokyo.
Et comme le périple n'était pas assez compliqué, mes parents m'avaient en plus confié plus de bagages que je ne pouvais en porter ! Il m'a donc fallu trouver de bonnes âmes à chaque changement pour m'aider. (rires)
Quelle aventure !
Oui, surtout que ce n’était que la deuxième fois que je quittais ma province, et que je n’avais jusque là pris l’avion qu’une fois pour me rendre à Paris.
Arrivée à Tokyo chez mon frère, j’ai appris que si je voulais rester au Japon il me fallait un visa. Pour l’obtenir j’avais le choix de pratiquer le Karaté, l’Aïkido, le Naginata, l’Ikebana, etc… Bref, tout un tas d’activités qui m’étaient toutes plus inconnues les unes que les autres. Je crois bien que je n’avais même jamais vu de Judo à cette période de ma vie.
Finalement, pour me décider je me renseignais sur ce que faisaient ses amis français. Comme ils pratiquaient l'Aïkido, je suis allée le lendemain à l’Aïkikaï pour ma première leçon.
Comment s'est passé ce premier cours ?
A l'Aïkikaï lors des cours, nous restons une heure avec le même pratiquant. Et lors de ce premier entraînement c'est Christian Tissier qui a été mon premier partenaire. Il était "dojo no kanji", responsable de tous les étrangers. Il y avait six personnes à avoir ce titre, cinq japonais et lui, et Masuda senseï était leur chef.
A la fin de ce cours qui ne m'avait pas enthousiasmée, Christian m’expliqua que je devais aller pendant deux mois dans le dojo spécial débutants.
Votre arrivée a été très intense.
Oh oui. Surtout que trois jours à peine après que je sois arrivée, mon frère m'annonça qu'il était dans l’impossibilité de me garder chez lui ! Heureusement un Japonais amoureux de la France acceptait alors de m’héberger au sein de sa famille dans une grande maison. J’étais complètement désemparée mais je n'avais pas le choix. En compensation du logement, je devais parler français avec les deux enfants de la maison, deux garçons, Shideo deux ans et demi, et Shideki qui avait le même âge que moi.
L'homme qui m'hébergeait était très fortuné. Il m’a tout de suite offert l’année de cours à l’Aïkikaï, le keïkogi, un vélo pour me déplacer plus aisément, ainsi que le règlement d’une école privée afin que j’apprenne le Japonais.
La maison était construite sur deux étages. Le rez-de-chaussée à la Japonaise, avec tatamis, fenêtres et portes en papier, et le premier étage complètement meublé à l’occidentale. Comme j'ai eu le choix, j’ai préféré vivre à la japonaise et j’ai donc choisi sans le savoir l’étage de Madame, qui ne vivait plus vraiment avec Monsieur.
Le dépaysement n'a-t-il pas été difficile ?
Au début ça n'a pas été évident. Le changement était certainement trop soudain par rapport à ma vie de lycéenne, et bien que tout le monde soit très gentil avec moi, j’ai pleuré tous les soirs pendant au moins quinze jours.
Mais très vite le petit Shideo est devenu mon copain. Il manquait apparemment de câlins, et moi aussi. J’étais sa petite maman et je l’emmenais souvent avec moi, y compris en vacances. Il a eu beaucoup de mal à enregistrer mon prénom, car tout le monde m’appelait Mimi, et "mimi" en japonais signifie "oreille". A chaque fois que je rentrais sa maman lui disait : "Mimi arrive", et lui se touchait l’oreille systématiquement. (rires) Finalement quand il m’apercevait il m’appelait maman, malgré toutes les revendications de sa véritable mère.
Quant au fils aîné de la maison, il ne voulait pas m’approcher. Difficile dans ces conditions de lui parler français. (rires)
Vous deviez être au centre de l'attention à l'époque, compte tenu du faible nombre d'étrangers au Japon ?
Oui. Il n’y avait pas beaucoup d’étrangers à cette période à Tokyo, et avec mes cheveux blonds et mes yeux bleus je ne passais pas inaperçue. J’avais l’impression d’être une "bête curieuse". Quand je marchais dans la rue les enfants criaient : "L’étrangère arrive !". Les coiffeurs voulaient même me coiffer gratuitement !
Comment s'est passé votre apprentissage du japonais ?
J'allais à l'école tous les jours, mais surtout je passais de longs moments avec Madame, un dictionnaire au milieu de la table afin de nous aider dans nos drôles de discussions. Cela a été très enrichissant pour moi car je mettais en pratique immédiatement ce que j’avais appris à l’école.
J’avais aussi rencontré une Chinoise aux cours avec qui j’ai très vite sympathisé, et nous allions au cinéma et parcourions Tokyo avec d’autres filles japonaises. Nous ne comprenions rien, mais nous rigolions beaucoup. En fait notre moyen de communication étant principalement l’anglais et un peu le japonais. (rires)
Comme mes parents ne pouvaient pas beaucoup m'aider, afin d’avoir un peu d’argent de poche je donnais quelques cours particuliers, à des enfants, mais aussi à des adultes. Finalement je me suis habituée à cette nouvelle vie qui était très paisible.
Et comment se passait votre apprentissage à l'Aïkikaï ?
Comme Christian Tissier me l’avait indiqué, je commençais donc l’Aïkido au cours débutants. Afin de ne pas perdre mon visa, je pratiquais une heure par jour, tous les jours sauf le dimanche. Le senseï qui enseignait aux débutants s’appelait Okuyama. Le souvenir que j’en ai, est un vieux monsieur pas très souriant et pas très commode. (rires) Ses cours étaient très rébarbatifs pour la jeune fille que j’étais. Marcher à genoux pendant trois quart d'heure, déplacements, chutes avant et chutes arrière étaient mon quotidien. Rien de très passionnant, et surtout à ce rythme, je me suis vite brulé le dessus des pieds et les genoux. Et comme je craignais que l’on me supprime mon visa, je continuais sans m'arrêter. Mais la cicatrisation ne se faisant pas, chaque cours devint très vite un supplice. A côté de cela, je voyais à la fin de mes entrainements les mines réjouies des autres français, et je ne comprenais pas leur engouement pour cet art que je n’appréciais pas. Deux mois qui m'ont paru très longs sont finalement passés, et j’ai enfin pu aller dans le dojo principal, au cours de Ueshiba senseï.
Comment avez-vous vécu ce changement ?
Je ne comprenais pas grand-chose, vu que jusque là je n’avais pratiquement pas fait de technique. Mais le fait de me retrouver avec les autres français m’a redonné courage et m’a permis de persévérer. J’ai commencé à essayer d’autres cours avec de nouveaux professeurs, et ce sont ceux de Masuda senseï et d’Ichihashi senseï qui ont été les plus abordables pour la débutante que j’étais. J’aimais aussi la bonne humeur de ces deux enseignants, surtout celle de Masuda senseï qui dès mon entrée dans l’Aïkikaï hurlait mon prénom avec sa prononciation japonaise " Michoulinououou !". Cela avait l’air de beaucoup l’amuser, et je trouvais cela très rigolo aussi. (rires)
J’ai ainsi pu constater très tôt que bonne humeur et sourire n’empêchaient pas respect et travail sérieux. A partir de ce moment j’ai commencé à pratiquer avec plaisir, et j'allais à l'Aïkikaï deux fois par jours.
C'est à ce moment que vous avez fait la connaissance de Yamaguchi senseï ?
Oui. Depuis mon arrivée j’entendais beaucoup parler de lui par tous les français qui avaient l’air d’adorer ses cours, et j’ai donc voulu voir par moi-même. J'ai été immédiatement séduite par cet homme, souriant, généreux et gentil. Et je crois qu’il m’a tout de suite adopté aussi. Il rigolait tout le temps, et venait s’occuper de moi alors que je ne comprenais strictement rien a ce qu’il faisait. Mais il a su me donner le goût de la pratique et l’envie d’en savoir plus.
J’ai continué ainsi pendant les huit mois ou je suis restée au Japon. Je n’avais pas l’intention de rentrer en France, mais un autre de mes frères se mariait, et mes parents m’ont donc envoyé un aller retour car j’avais la ferme intention de revenir.
Mais c’était sans compter sur le retour de Christian Tissier avec qui j’avais fait plus ample connaissance, et qui m’a demandé de rester en France. J’ai perdu mon retour Paris –Tokyo, (ce que je n’ai pas regretté) et j’ai commencé à suivre son enseignement.
Ca a aussi dû être une époque très intense ?
Oui. Très vite Christian a donné des cours dans plusieurs dojos, et nous nous déplacions en moto afin de faire trois cours dans la même soirée.
Il y avait aussi les stages qui duraient tout le weekend à l’époque. Trois heures par demi-journée pendant deux jours, soit douze heures au total. Et les stages d’été quant à eux s’étendaient sur trois à quatre semaines !
C’est à ce rythme que j’ai pratiqué auprès de Christian. Il était très rigoureux et très exigeant dans ses cours, comme il l’a toujours été avec lui-même d’ailleurs. Et je n’échappais pas à la règle. Je le remercie aujourd’hui de cet enseignement dont j’ai pu profiter tout au long de mon apprentissage. Cette rigueur m’a permis d’affronter le monde de l’Aïkido avec sérénité, et de m'imposer même quand certains ne croyaient pas en moi parce que j’étais une femme.
Est-ce que le fait que vous soyez une femme vous a posé des problèmes ?
L’esprit macho existait bien, et au Japon plus encore qu’en France. Mais aujourd’hui, en entendant ce que les Japonais de l’époque disent de moi, je crois que j’ai réussi à faire respecter mon Aïkido au féminin.
Au tout début de ma pratique, mon atout a été ma persévérance. Je pratiquais l’athlétisme à haut niveau avant de partir au Japon, et j’étais donc déjà habituée à une pratique intensive et difficile où il faut toujours repousser ses limites. Je me suis donc adaptée très naturellement. Après quelques années de cours intensifs je voulais même tenir tête à tout le monde ! (rires) Je m’entrainais beaucoup, je ne m’économisais guère et j’avais un côté un peu fougueux qui me desservait souvent. J’étais toujours en opposition avec mon partenaire, en conflit permanent, bref je ne pratiquais pas l’Aïkido.
Cela m’a valu plusieurs revers de la part de partenaires qui avaient raison de me remettre à ma place, mais j’étais jeune, acharnée, et je voulais à tout pris m’imposer. Sauf que je n’avais pas le niveau pour le faire. Mais cette période m’a quand même valu d’être respectée en France, mais aussi à Tokyo, par les uchi-deshis et par grand nombre de pratiquants devenus aujourd’hui des professeurs renommés.
Quand êtes-vous retournés au Japon par la suite ?
Nous sommes retournés au Japon chaque année pendant une vingtaine d'années. La première fois j'y suis d'ailleurs restée trois mois car le Japon me manquait. Ses odeurs, ses sons, toute cette vie que j’avais appris à aimer.
A chaque voyage nous faisions beaucoup d’Aïkido bien sûr, et d’années en années j’ai pu constater ma progression. Nous allions souvent en stage avec maître Yamaguchi, en province, ou dans des universités. Mais les entraînements les plus durs étaient incontestablement ceux qu'il prodiguait dans un temple. Il n’y avait pas de tatami, et les chutes se faisant à même le bois. Ce qui fait que la première année j’avais deux ceintures noires. Celle en tissu, et celle constituée de bleus en dessous. A ce rythme, personne ne reste très longtemps sans apprendre à chuter convenablement !
Vous avez aussi été proche de Ueshiba Kisshomaru Doshu. Pouvez-vous nous parler un peu de lui ?
Je vais vous raconter une anecdote qui est très révélatrice. En 1980 maître Ueshiba Kisshomaru est venu à Paris pour assister au congrès mondial de la FIA (Fédération Internationale d'Aïkido), qui était organisé pour la première fois dans notre capitale. Un midi il demanda que ce soit Christian qui l’emmène déjeuner. Nous avions choisi un restaurant de yakitori à Montparnasse. Le Doshu marchait devant avec Christian, et je suivais derrière eux, son fils Moriteru ainsi que le fils d’Osawa senseï fermant la marche. Nous ne passions pas inaperçus. (rires)
Lors de ce repas j’étais assise à côté de Ueshiba Kisshomaru senseï, et j’avais très peur de faire une bêtise. Evidemment l’inévitable arriva, j’ai envoyé à l’aide de mes baguettes un morceau de viande en direction du Doshu. J’étais tétanisée par la honte, et je n’osais plus manger, évidemment. Il ne m’en a absolument pas tenu rigueur, et lors de notre voyage à Tokyo dans les mois qui suivirent, il nous avait invité dans un grand restaurant. J’étais à peine assise que le serveur m’a amené une fourchette. Le Doshu était quelqu'un de vraiment très attentionné.
Vous avez aussi pratiqué avec Tamura senseï ?
Oui. C’est d'ailleurs à la fin d’un stage d’été auquel nous participions régulièrement que maître Tamura me donna mon Shodan. C'était en 1977. L'examen était improvisé et loin d’être préparé.
Comment se sont déroulés vos examens suivants ?
Mes deuxièmes et troisièmes dans, se sont déroulés devant des juges de la FFAAA. Mon 4ème dan Aïkikaï est un souvenir que je n’oublierai jamais. Maître Yamaguchi que nous invitions deux fois par an en dehors de nos voyages au Japon, était devenu comme un "papa" pour nous. En tous cas il se conduisait comme tel.
Lors d’un de ces voyages il fit un cours pour le collège technique et quelques anciens du Japon à Vincennes. Dès le début du cours il s’est montré très désagréable envers moi, et c’était la première fois que cela arrivait. Christian m’avait raconté, qu’il s’était déjà mis en colère après lui et qu’il n’était pas très commode dans ces moments-là, mais ne l’ayant jamais vécu, je ne comprenais pas.
Il passait à côté de moi et, me mettant à l’épreuve, me projetait assez fort et assez brutalement. Il me parlait en même temps, mais bien que parlant le japonais assez bien, je ne comprenais rien. Surtout je ne voyais pas ce que j’avais pu faire pour mériter un tel traitement. Tout le cours s’est déroulé ainsi, et je ne savais que faire ni comment me comporter. La leçon terminée, Christian me pria d’aller voir senseï dans son vestiaire, sans m’en dire plus. Je suis allée le voir tremblante de peur. Et là, à ma grande surprise, en souriant, il m’annonça qu’il me décernait mon 4ème dan.
Les 5ème et 6ème dan m'ont ensuite été décernés par Maître Ueshiba.
Quand avez-vous commencez à enseigner ?
C’est à Vincennes que j'ai fais mes premiers pas d’enseignante. Il y avait deux leçons dispensées en même temps, l’une pour les gradés, et l’autre pour les débutants que me confia Christian. C’était en 1989 /1990, mais à la fin de cette année là, nous avons décidé de vivre dans le sud de la France car nos enfants asthmatiques étaient malades sur Paris. A cette époque j’ai un peu freiné mon entrainement, et je ne pratiquais plus qu’en stage. Mais j’ai commencé le Karaté que j’ai pratiqué pendant 10 ans en parallèle de l’Aïkido.
Ensuite en 1997 nous avons ouvert un dojo à Nice dans lequel j’étais l'enseignante principale, et où Christian venait très régulièrement. Cela marchait très bien, mais au bout de trois ans la conjoncture n’étant pas favorable nous avons préféré arrêter, et j’ai continué dans un dojo municipal dans lequel Christian venait une fois par semaine.
Puis peu à peu des professeurs et des présidents de ligue ont commencé à me demander en stage et je suis entrée dans le collège technique de la fédération FFAAA. C’est à cette période que j’ai vraiment commencé ma carrière d’ "Aikidokate professionnelle". (rires)
Aujourd’hui je n’enseigne plus à Nice, mais dans un dojo plus près de chez moi, à Puget sur Argens, ainsi qu’à Draguignan.
L'enseignement est-il important pour vous ?
Oui. J’ai vite pris plaisir à enseigner, et c’est en quelque sorte un aboutissement de toutes ces années de travail acharné.
Je suis maintenant 6ème dan, et je pense avoir contribué à ouvrir une voie pour les femmes, et j’en suis très contente. Peut-être auront-elles moins à se battre pour être reconnues. Beaucoup d’entres elles me témoignent leur satisfaction après les stages en m’envoyant des mails, pour me dire combien elles sont fières d’être enfin représentées, et satisfaites que la femme soit enfin à l’honneur dans l’Aïkido.
Vous êtes en effet une des rares expertes reconnues à l'international.
J'ai en effet eu le grand honneur d'être choisie ainsi qu'Okamoto Yoko de Kyoto, pour enseigner durant le congrès mondial de la FIA qui a lieu tous les quatre ans. J'y participais depuis longtemps en tant qu'élève, et c'est la première fois que des femmes ont été intégrées dans le cercle très fermé et uniquement composé d'hommes jusqu'à ce moment-là. C'était un privilège car seuls y sont présents les senseïs les plus célèbres.
La pression devait être énorme ?
Oui. Il y avait six cent personnes, parmi lesquelles Christian Tissier et Osawa Hayato qui étaient chacun à une extrémité du tatami, et devant qui j'enseignais pour la première fois. J'ai aussi fait une démonstration lors de cet évènement, mais au regard du cours qui avait précédé, ce fut presque une formalité. (rires)
Etre l'une des deux premières femmes à enseigner lors de ce congrès fut un honneur, et ça m'a ouvert les portes sur le monde.
Un mot pour conclure ?
Aujourd'hui c’est avec beaucoup de plaisir que je partage mon vécu. Mon idéal est maintenant que les gens soient heureux sur le tatami et prennent plaisir à pratiquer.