De la rigueur à la liberté, le cheminement du Budoka; Interview de Jaff Raji
Jaff Raji est l'un de ces esprits libres trop rares, qui donnent vie et relief au monde si conformiste du Budo. Franc-tireur qui s'est forgé dans la rigueur et l'engagement, il partage ici les expériences de son cheminement.
Tu as atteint un niveau de compétence élevé dans divers domaines d'activité physique. As-tu utilisé une méthode particulière, ou considères-tu simplement que certains ont plus de "dons" pour l'activité physique ?
Je pense que le plus important c'est le travail, l'engagement. Il faut étudier le plus vite possible, s'investir totalement avec les gens les plus compétents qui sont prêts à transmettre.
J'ai toujours été avide d'apprendre. Jeune déjà, je fonçais aux entraînements mais je faisais aussi le maximum seul. Je me disais "Tiens qu'est-ce que je vais faire aujourd'hui ? Qu'est ce que je vais travailler ?". Je n'avais pas besoin de quelqu'un pour me pousser à faire les choses. J'essayais toujours d'aller au-delà de l'apprentissage qu'on me proposait. Non pas de faire autre chose, mais de trouver ce que je pouvais faire en plus.
Quelle est l'activité la plus originale que tu aies pratiqué ?
La plus inattendu sans doute pour les gens qui ne me connaissent pas, est la danse. Mon frère Abdeslam est chorégraphe et danseur, et j'ai très naturellement abordé cette discipline avec lui. Abdeslam a fait de la danse depuis son plus jeune âge, et j'ai toujours admiré son travail, son aisance, sa capacité d'improvisation.
Il était sur Paris, et descendait toutes les semaines, tous les lundis à Rennes, et moi je le rejoignais, faire mon cours de danse avec lui. A l'époque c'était surtout le Jazz moderne et l'afro-danse qui l'animaient, avant qu'il s'oriente vers la danse contemporaine. Ca a été une période très agréable où j'essayais d'être avec lui aussi souvent que possible, et de profiter de son talent.
Quelle est la chose la plus importante que tu retires de cette période au côté de ton frère ?
La capacité d'improvisation. C'est surtout ça que j'ai appris avec lui. Etre toujours disponible.
Quand j'avais quatorze ans, Abdeslam a été invité dans un festival près de chez moi avec un percussionniste. Le régisseur était jeune et sans grande expérience, et j'étais à ses côtés pour l'aider à caler la musique, changer les morceaux. Il m'avait donné quelques indications de postures un peu avant le spectacle, et je lui avais demandé "Qu'est-ce que tu vas faire ? Qu'est ce que tu as préparé ?". Et il m'a dit "Non, non, je n'ai rien préparé. Quand je vais être sur la scène je vais danser.". Je me suis dit "Ah bon, c'est super. Bon bah je vais voir.". Le spectacle a débuté, et durant une heure mon frère a dansé. Je n'aurai jamais imaginé que l'on puise tenir une heure sur scène sans avoir préparé quelque chose.
Plus tard il m'a dit : "Il faut toujours être prêt. La musique m'inspire. Je sais ce que je dois faire et mon corps bouge. Il s'exprime en fonction de la musique, de l'atmosphère du lieu, du public et… ça bouge !".
Ca m'est toujours resté, être toujours prêt, être capable d'improviser, de s'adapter. Pour nous en tant que pratiquants d'arts martiaux, ce sont des éléments essentiels.
Il y a aussi bien sûr le travail sur le souffle fondamental. La respiration c'est la technique, et mon frère a cheminé avec ça beaucoup plus tôt que moi. Le travail sur ce moteur, cet endroit qui génère le souffle, c'est le corps dans sa totalité ! Lui il a travaillé ça avec la danse, moi avec les chutes. Pendant des années quand je chutais, je faisais ce que mon frère m'avait inculqué.
En 99/2000 j'ai d'ailleurs commencé à l'inviter pour qu'il enseigne le souffle aux gens. J'enseignais l'Aïkido, et il nous aidait à creuser la notion de kokyu. Il amenait des éléments palpables à expérimenter. C'était passionnant.
Tu es très réputé pour le travail des chutes que tu évoques. Peux-tu nous parler de ta conception du rôle de uke ?
J'ai toujours considéré qu'il fallait que le uke soit généreux. J'ai toujours "donné" en tant que uke, et j'attends que les élèves en fassent autant car je pense que ce n'est qu'ainsi que l'on peut vraiment étudier le Budo. J'aimais chuter, je n'avais pas peur de recevoir des mouvements puissants, et c'est indéniablement un des éléments qui m'ont permis d'arriver où je suis aujourd'hui.
J'aimais chuter avec maître Tamura. A la fin je pouvais deviner ce qu'il souhaitait que je fasse. Un mouvement de main ou de tête imperceptible était clair à mes yeux. Cela créait une opportunité que j'essayais de saisir en tant qu'uke et qui donnait naissance à une technique. Il y avait une connexion. Il ne fallait pas sauter tout seul, être lourdaud, taper trop fort. J'essayais d'être présent et disponible en permanence.
L'ukemi permet de se développer. Ca forge le corps, mais c'est aussi un enseignement technique. Lorsque l'on reçoit ikkyo, notre forme de corps doit être celle qui nous déséquilibre le moins. Le meilleur ukemi est celui qui est le plus exigeant envers tori car il ne laisse place à aucune faille.
Et la sensibilité que l'on développe ainsi permet de lire dans ce que fait aïte. On peut alors, à terme, accepter de recevoir ou retourner.
Que retires-tu des années que tu as passées auprès de Tamura senseï ?
Beaucoup, beaucoup bien sûr. Mais, et ça va sans doute choquer un certain nombre de personnes, lorsque je travaillais avec maître Tamura ou d'autres experts, ce qui m'intéressait chez eux c'était l'accès qu'ils me donnaient à Osenseï.
Les gens ne regardent pas ce que faisait maître Ueshiba. Beaucoup ont eu une relation avec un de ses élèves, mais ils ont oublié Osenseï. Lorsque les premières cassettes du Fondateur sont arrivées en France, j'ai bondi dessus ! Je les regardais tellement, que je les connaissais par cœur. Je me disais "Quand je serai vieux, je veux faire ça.". Bouger comme lui, être dans la spontanéité.
Donc ce que j'essayais de discerner à travers ses élèves directs, c'est ce qui venait d'Osenseï. Ce qui chez eux me permettait de toucher à cette origine. Les dernières années c'est quelque chose qui m'est revenu avec acuité car la plupart de nos maîtres sont morts. Et ces liens avec Ueshiba Moriheï disparus nous laissent face à un grand vide.
Le meilleur ukemi est celui qui est le plus exigeant envers tori car il ne laisse place à aucune faille.
As-tu eu le sentiment de t'approcher un peu plus du Fondateur à travers la pratique d'un expert en particulier ?
Je me suis beaucoup questionné sur la proximité des maîtres célèbres avec Osenseï. Comment peut-on dire j'ai été le plus proche, comme beaucoup l'ont clamé, et faire autre chose ? Mais finalement c'est sans doute en devenant eux-mêmes qu'ils ont fait comme lui. En devenant vivants, centrés dans l'univers. Après combien ont été au-delà du conflit, des discriminations ? Combien ont incarné ce que les idéaux de l'Aïkido ?
Et il y a aussi tous les discours qui rendent difficiles un jugement objectif, qui permettent de prétendre qu'untel est meilleur, en sait plus, etc… En France on a eu la chance d'avoir la visite de plein de maîtres, mais on se fixe trop sur ce qui les différencie. Croire qu'untel qui était le plus proche, ou qui a passé le plus de temps avec lui, ou chez qui il a dormi est donc le meilleur ne me convainc pas. Ce n'est pas comme cela que cela marche dans la vie. (rires) Ce n'est pas parce que l'on a passé vingt-cinq ans avec quelqu'un que l'on est meilleur que celui qui a passé cinq ou dix ans. Et ce type d'argument qui est employé pour légitimer son maître est aussi en général utilisé pour se légitimer soi-même ! Plus jeune combien de pratiquants j'ai rencontré qui me disaient "Oui mais Jaff, tu es jeune. Moi j'ai côtoyé tel et tel maître depuis tant d'années.". Je leur disais "C'est super.". Mais je me demandais ce qu'ils avaient fait durant tout ce temps là. (rires)
Bref, aujourd'hui comme il ne reste malheureusement quasiment aucun uchi-deshi, j'essaye de nouveau de travailler avec cette source qu'est maître Ueshiba. Mais en essayant à présent de regarder au-delà de sa forme. Comment il gère le temps et l'espace. Comment il a évolué dans sa vie, etc…
Au-delà de tes recherches sur les ukemis, tu es aussi connu pour être un expert aux armes. Que penses-tu de leur place dans la pratique de l'Aïkido ?
Je considère que le travail aux armes est très important. C'est personnel, et je comprends que l'on ait une opinion différente. Mais, et je le dis souvent, je trouve dommage qu'il y ait des affrontements sur le sujet. Il y a toujours ce débat qui revient, "Les armes est-ce qu'on en fait, ou on n'en fait pas ?". De toutes façons, faites ce que vous voulez ! (rires)
Cela dit une chose est irréfutable, les arts martiaux japonais sont étroitement liés aux armes, et en particulier au sabre. Si l'on s'attache à étudier la discipline en la gardant en relation avec la culture qui lui a donné naissance, alors il me semble naturel qu'à un moment, mais cela peut être dans des proportions variables en fonction de l'intérêt de chacun, il y ait un travail aux armes.
Historiquement, peu des maîtres qui ont développé l'Aïkido dans le monde ont été exposés régulièrement au travail des armes d'Osenseï. Sans compter le rejet de tout ce qui rappelait le militarisme après-guerre. Enfin il y a le fait que peu de japonais sont intéressés par des éléments qu'ils estiment archaïques, de leur propre culture. De la même façon qu'il y a peu d'occidentaux intéressés par l'escrime féodale, il y a au final un nombre limité de japonais intéressés par la pratique martiale, à fortiori au travail des armes. Tout cela a fait que cet aspect du travail de Ueshiba est passé au second plan.
Au-delà du travail des armes de l'Aïkido, tu pratiques et enseigne aussi le Iaïdo et le Jodo. Comment s'est passée ta rencontre avec ces disciplines ?
Très naturellement. J'ai commencé le Iaïdo avec Malcolm Tiki Shewan trois ou quatre ans après avoir débuté l'Aïkido. Ca coïncidait avec le moment où j'ai décidé de me consacrer entièrement au Budo. Et six ou sept ans plus tard, Tiki m'a présenté Pascal Krieger avec qui j'ai débuté le Jodo.
En fait j'avais déjà été exposé à la discipline. D'une part parce que Tiki Shewan nous en avait déjà donné quelques rudiments que j'avais apprécié au cours de stages, et d'autre part parce qu'avant de le rencontrer, j'avais acheté le livre de Pascal et commencé à travailler un peu. Lorsque je l'ai finalement rencontré, je me suis investi naturellement pour ce que m'apportait le Jodo, mais aussi parce que la personne m'a intéressé. La technique était intéressante, mais il y avait l'individu. Quelqu'un avec qui j'ai eu envie de cheminer.
As-tu découvert grâce à ces disciplines, des choses qui étaient absentes de l'Aïkido ?
Oui, mais sur un plan plus profond que la gestuelle. Avec le Iaïdo que j'ai commencé à étudier d'abord, puis le Jodo, j'ai découvert une rigueur qui était généralement absente du travail de l'Aïkido. Ca m'a appris et permis d'ordonner les choses.
Je suis quelqu'un d'instinctif. J'aime créer et j'avais d'ailleurs développé de nombreux kumitachis. Mais au final la multiplication, même si elle était amusante, n'amenait pas d'amélioration réelle dans la pratique des élèves.
Mon père me disait toujours "Fais ce que tu veux, mais mets de l'ordre.". Ca voulait dire que je pouvais tout mettre en vrac, mais qu'il allait falloir remettre les choses en place après, retourner à l'essence. Et les structurations du Iaïdo et du Jodo m'ont été très utiles pour ordonner tout ce que j'avais pu recevoir et développer en Aïkido.
Le Iaïdo et le Jodo m'ont aussi permis de mieux comprendre, à travers l'étude des katas, l'idée de travailler ensemble. De ne pas se complaire dans la confrontation qui est, paradoxalement, omniprésente entre les pratiquants d'Aïkido.
Comment décrirais-tu, le plus brièvement possible l'essence du Iaïdo et du Jodo ?
Iaïdo, savoir dégainer. Jo, garder sa distance. Dans les deux cas c'est aller à l'essentiel. Il ne faut pas gesticuler.
As-tu eu le sentiment d'être plus "complet", grâce à ces disciplines ?
A l'époque je me suis dit "C'est super. Avec l'Aïkido j'ai le hanmi, avec le Iaïdo j'ai le travail de face, et avec le Jodo j'ai la position intermédiaire.". J'appréciais de voir mon corps formé dans toutes les dimensions, et je les ai travaillées en parallèle. Tout cela s'est développé, et au fur et à mesure réuni.
Enseignes-tu les disciplines indifféremment dans tes cours, ou de façon séparée ?
Je les enseigne toujours séparément mais… je ne fais pas de différences. (rires)
Il n'y a jamais eu d'amalgames. Et pour être sûr que moi, comme les élèves respectent chacune de ces disciplines, je les présentais à part. Pas un peu de Iaïdo à la fin d'un cours d'Aïkido par exemple. Pas de confusion.
Le mélange des disciplines durant les cours a apporté de le confusion, et amené beaucoup de détracteurs au Jodo. Qui pouvaient littéralement aller jusqu'à être insultants. Mais il n'y a pas de jugement de valeur à avoir. Chaque discipline a son histoire, son identité, et je leur ai donc donné des places distinctes. Mais ces interrogations, ces critiques m'ont amené à mieux étudier leur histoire, les replacer dans leur contexte, et au final mieux les comprendre. Les critiques sur le Jodo ont donc eu pour effet bénéfique de m'amener à m'intéresser encore plus à l'Aïkijo !
Comment cela s'est-il traduit concrètement ?
Il y avait les recherches historiques, mais évidemment surtout techniques. Là bien entendu je me suis basé sur l'enseignement direct de mes enseignants, Tamura senseï et les autres élèves du Fondateur que j'ai rencontrés, Toshiro Suga, etc… Ensuite les vidéos de maître Ueshiba, et enfin, comme beaucoup de pratiquants d'Aïkido, j'ai travaillé sur les éléments compilés par Saïto senseï, kumitachis, kumijos, kata 31, etc… en les étudiant sur des supports et directement avec lui lors de ses venues en France.
Tu t'es donc basé sur ces éléments pour approfondir l'Aïkijo ?
Oui, et le travail de maître Saïto m'a donné un outil, même si sa forme de corps et de travail, ce qui se dégageait de sa pratique, ne me parlait pas.
J'étais intéressé par maître Tamura. J'appréciais sa pratique vive et spontanée. SI il enseignait parfois des enchaînements proches ou similaires, c'était dans un tout autre esprit, et c'était habité différemment. Par quelque chose qui m'inspirait beaucoup plus. Par ailleurs lorsque qu'il montrait un kata, il en présentait les variations, comment faire lorsque l'on était bloqué à tel ou tel endroit, les différentes possibilités. Mais cela a amené à beaucoup de dégénérescence puisque beaucoup de gens n'ont pas compris son travail, et se sont servi de cette liberté pour légitimer leur incompétence.
Comment définirais-tu les spécificités du jo ?
L'élément essentiel est que le jo est une arme longue. Il est plus long de 28/30cm que le sabre.
Dans le Jodo c'est une distance qu'il est impératif de savoir conserver. L'adversaire veut t'attaquer au sabre, tu plantes ton jo dans son plexus. Cette exploitation de la distance est la base et l'essence du Jodo. Une distance que tu caches d'ailleurs de différentes manières.
En Aïkijo c'est plus complexe. Osenseï a fait sa compilation. Quand il pique c'est une lance ou une baïonette. Et puis quand il tourne c'est une naginata avec laquelle il tranche. Ou il raccourcit et il sabre. Dans l'Aïkijo aujourd'hui on a des éléments de sabre, de bâton, de lance, de naginata et de baïonette. Et cette multitude de possibilités permet une grande richesse d'interprétation dans les gestes. Dans son essence toutefois, on peut résumer en disant que le jo est l'arme longue de l'Aïkido. Ca permet notamment de prolonger le travail, d'allonger les distances de pratique. Lorsque j'ai pris conscience de tout cela, le jo m'a encore plus passionné.
Est-ce que tu vois d'autres éléments importants qui sont spécifiques au travail avec le jo ?
Oui, la distance et l'inertie obligent aussi, pour pouvoir utiliser le jo efficacement, à ne pas travailler avec les bras mais avec le dos. Et ce point a amélioré mon travail au sabre et à mains nues.
As-tu eu des difficultés lorsque tu as abordé le Jodo ?
Le Jodo m'a remis en question.
J'ai dû revenir au travail solitaire dans lequel j'avais déjà plongé avec le Iaïdo. Une des frustrations est qu'en Jodo on savait qu'il y avait des mouvements à deux, et on voulait les faire le plus vite possible. (rires) Mais non il fallait encore revenir au B.A.BA. Et on ne pouvait travailler aucun kata tant qu'on ne savait pas faire les douze frappes seul.
Aujourd'hui c'est difficile à faire admettre. C'est compliqué de "tenir" les gens pendant six mois, alors qu'ils ne peuvent pas faire un seul mouvement face à un sabre. Alors que les autres gars tournent dans tous les sens. Ce n'est pas toujours facile.
Les pratiquants d'Aïkido trouvent souvent le système de transmission des koryus rébarbatif. Qu'en penses-tu ?
La transmission dans les Kobudos peut sembler rigide. Et c'est vrai qu'elle est stricte. Mais alors que la liberté apparente de l'Aïkido peut t'amener à te cantonner à une gesticulation superficielle, le cursus des Koryus t'amène lorsqu'il est suivi correctement, à une véritable liberté.
Quand tu as maîtrisé l'intégralité du cursus d'une école, tu as alors les qualités qui te permettent d'exprimer ta véritable nature en toute liberté. Mais cela n'est vrai que lorsque tu as intégré l'école dans son intégralité. C'est un sacré travail. Il faut d'abord pouvoir comprendre, puis vivre les katas comme ils ont été conçus. Ce n'est qu'une fois ces étapes franchies que tu peux alors réellement t'exprimer.
Ces écoles ont été fondées par des hommes pour qui la pratique pouvait être nécessaire pour survivre. Ils savaient bien que dans un combat, on ne peut pas réciter un kata. Mais ils savaient aussi que ceux qui transcendaient les formes atteignaient la liberté. Le corps vit alors les concepts qu'il a intégrés, ceux qui font bouger le corps, l'arme, les mains, les pieds sans fixations et avec efficacité. C'est la mesure d'une intégration réelle.
Si j'étais provoqué en duel, je devrais être capable de faire vivre ces concepts… pour vivre ! (rires) Evidemment c'est une question purement rhétorique de nos jours, mais c'est une façon de penser qui peut nous aider à aller au-delà de la chorégraphie.
Les séquences prédéterminées ne sont pas un objectif. Ce sont des outils qui vont permettre aux pratiquants de "rentrer" dans leurs corps. Et si l'enseignement est correctement transmis, l'élève est peu à peu amener à les habiter, à les investir de sa propre respiration, et à leur donner un sens. Il est alors possible de s'écarter de la forme canonique, et le pratiquant saura s'adapter. S'il n'en est pas capable, c'est que son apprentissage a été mal mené. C'est un système bien conçu, même s'il est difficile à mettre en œuvre.
Ca passe par les muscles, les os, le système nerveux. C'est un long processus pour que nous comprenions avec chaque cellule de notre corps. Il faut être prêt à la répétition… sans limites. Il faut être prêt à s'engager sur des années. Les katas que j'aime, j'en apprends toujours aujourd'hui. Et je suis toujours surpris de constater que les choses les plus simples soient les plus profondes, et celles que j'apprécie le plus aujourd'hui.
Et j'aime les partager en en faisant découvrir les nombreuses facettes de différentes manières. C'est d'ailleurs la même chose lorsque j'enseigne ikkyo, irimi nage, etc, je peux les transmettre de mille et une manières en jouant sur le temps, l'espace, les rythmes.
... la liberté apparente de l'Aïkido peut t'amener à te cantonner à une gesticulation superficielle, le cursus des Koryus t'amène lorsqu'il est suivi correctement, à une véritable liberté.
Peux-tu à présent nous parler un peu de l'essence du Iaïdo ?
En Iaïdo ce qui compte c'est le dégainage. Tout se joue là. Après on peut faire des pirouettes, mais tout s'est joué à l'instant de la sortie du sabre du fourreau. Malheureusement la plupart du temps les gens ne dégainent pas correctement. Ils ne savent pas réaliser la sayabiki, pour que le sabre sorte du fourreau.
On ne doit pas tirer le sabre. Il faut utiliser la gravité de l'arme. J'aime bien travailler avec la gravité. C'est un élément que j'ai beaucoup travaillé, seul et avec mon frère. Mais la plupart des gens passe son temps à bloquer l'arme. En bloquant l'arme vous bloquez aussi votre corps. Il faut que l'arme vive dans nos mains. Sinon c'est un objet inanimé encombrant.
En Iaïdo les fondements, comme en Jodo, sont stricts. Mais là aussi, une fois qu'ils sont intériorisés la coquille se brise. On atteint alors une véritable liberté et la pratique devient plus profonde et plaisante.
Comment se passent tes cours ? Etablis-tu des plans ?
Non, jamais. A chaque fois que je suis parti avec une idée précise, j'ai dû m'adapter en route. Parce que la vie est imprévisible, et que si tu vis la relation avec les gens, tu ne peux pas répéter une séquence figée. Ce qui est glacé, rigide, ne fonctionne pas. Alors il faut être disponible. Je ne prépare donc rien.
Mais pour cela il faut du vécu. Il faut que ton "répertoire" soit maîtrisé. Car ce qui s'exprime, ce que tu peux transmettre, c'est ce que tu as intégré. Non pas vu, survolé, mais intégré. Et pour ça il faut qu'il y ait eu une quantité importante d'entraînement. Avant d'enseigner.
En fonction de ce que je souhaite que les gens apprennent, je "sors" ce qui est nécessaire. Je pars donc sur un travail, je regarde comment les gens bougent, leur vécu, leur histoire. En particulier si je les rencontre pour la première fois. C'est évidemment différent avec les gens qui me suivent depuis dix ou vingt ans, et avec lesquels je continue "simplement" la formation. Mais dans les deux cas, c'est toujours la spontanéité.
Je suis assez rigoureux dans le contenu, mais très libre et ouvert dans la manière de les aborder et enseigner. Parce que je veux rester vivant avec les gens. Que le moment que l'on partage, que ce soit un cours ou un stage, soit un moment de vie.
Tu as été l'un des premiers auteurs d'une série de vidéos. Peux-tu nous en parler un peu ?
A un moment j'ai présenté ce que je comprenais, où j'en étais. J'ai dit, "Je sais ça.". C'était à la fois un moyen pour moi de faire le point, et un support pour que les gens sachent ce qu'ils pouvaient attendre de moi. Ca signifiait : "Voilà. Voilà ma structure, ce que je peux vous enseigner.".
C'est très courageux de présenter son travail ainsi.
(Rires) Je ne sais pas. C'est aussi évidemment un danger de dire "Je sais.".
Aujourd'hui encore j'ai souvent envie de dire "Je sais.", mais je me surveille. (rires) Prends une conversation par exemple. Si la personne que tu as face à toi commence à parler de quelque chose que tu connais et que tu dis "Je sais.", tu coupes court à l'échange. Mais notre savoir a des limites, et en faisant cela tu te coupes sans doute d'un nouveau savoir. Donc je dis "Ah oui, je comprends ce que vous dites.". Et même si l'on sait tout ce que dit notre interlocuteur, dire "Je sais." c'est couper la relation qu'il essaie d'établir.
C'est difficile de ne pas dire "Je sais.", mais c'est un très bon exercice.
D'ailleurs ça nous ramène aussi les pieds sur terre de voir que l'on n'est pas le seul à savoir une chose. Qu'on est sans doute deux, trois, cinq ou des milliers. Et ce qui compte alors au-delà de ce savoir c'est l'acte. Ce que l'on en fait.
Comment ta façon d'enseigner évolue-t-elle avec le temps ?
Je ne catégorise plus les choses comme avant. Au fur et à mesure que mon expérience s'accroît, mon point de vue s'approfondit, je découvre des liens qui ne m'étaient pas apparus. Je change tout le temps, les choses se simplifient.
Je suis toujours en train d'innover parce que je m'adapte aux gens, et que chacun est unique. L'essentiel est qu'ils perçoivent, et je ne reste donc jamais rigide avec un plan de cours. Un bon enseignant doit toujours avoir envie d'évoluer. En tant que pratiquant, ET en tant qu'enseignant.
L'évolution est un des débats les plus virulents de l'Aïkido. Comment te positionnes-tu par rapport aux innovateurs et aux défenseurs d'une orthodoxie ?
Osenseï a eu énormément d'influences. A nous aussi de faire notre chemin avec intelligence et discernement. On parle souvent d'humilité, c'est très bien. Mais il nous appartient aussi de faire ce chemin, cette remise en question. Il ne faut naturellement pas rejeter ce que l'on nous transmet, mais il faut aussi se l'accaparer. C'est à dire le vivre, mais aussi, pourquoi pas, être créatif.
Après c'est vrai qu'il est arrivé qu'on me dise : "Oui mais Jaff, tu ne devrais pas faire ça, on n'a pas le droit.". Je réponds alors "Que celui qui souhaite m'interdire d'agir comme je le souhaite vienne me le dire.". (rires) Moi je fais des choix. D'autres en font d'autres. Et c'est super. Ca doit être encouragé. Après lorsqu'on endosse la charge de la transmission, il faut que cela soit soumis aux résultats.
Penses-tu que les différentes évolutions de l'Aïkido peuvent se nourrir entre elles ?
Sans doute. Mais l'échange ne peut avoir lieu que si il y a de la confiance, en soi et envers les autres. Si il y a une peur, on ne peut pas échanger. Avant d'échanger il faut donc déjà avoir avancé suffisamment pour être libéré de ces peurs. Ce n'est que là qu'il peut y avoir un véritable échange. Lorsque chacun est sûr de lui-même, de ce qu'il peut apporter, et surtout de ce qu'il ne sait pas.
Tu enseignes dans des dojos qui font partie de ton école, mais aussi dans des groupes extérieurs. Comment gères-tu cela ?
On ne peut pas mélanger les cohérences, mais on peut partager de l'expérience. Lorsque le travail de certains groupes qui m'invitent ne me semble pas compatible, je leur dit "Je ne peux pas répondre positivement à votre invitation parce que ça va amener du désordre dans votre travail.". Je ne veux déranger personne. Par contre si je sens que je peux venir et apporter quelque chose, être un guide ou un éclairagiste occasionnel, je le fais. Ce n'est pas le même rôle, ni le même rapport qu'avec ceux qui font partie de l'école, mais je le fais avec plaisir
Utilises-tu des explications verbales pour transmettre ?
Oui. J'explique aujourd'hui, je laisse des idées parce qu'il y a des endroits où je ne peux pas passer autant de temps qu'ailleurs. Mais ce sont juste des éléments d'informations, et ils ne prendront de valeur qu'avec le travail des élèves.
Qu'attends-tu de tes élèves ?
J'aimerai qu'on reconnaisse l'enseignement, mais que l'on voit la liberté. Ca n'empêche pas le cheminement rigoureux, et je dois reconnaître les fondamentaux, voir les gestes précis qui sont précieux. Parce qu'un geste juste c'est la vie. Mais il faut se libérer.
J'attends aussi qu'ils apprennent à travailler, qu'ils aient envie de se grandir.
Et je souhaite que les anciens assument leur rôle. Qu'ils aident, mais par le don corporel, pas par le discours. C'est ce qui permet lors de stages avec cinquante ou cent personnes que le groupe travaille correctement. Non pas parce que les avancés jouent les petits profs, mais parce qu'ils sont moteurs dans leur attitude et par la qualité de leur travail.
Tu évoquais l'investissement nécessaire des élèves. Qu'en est-il pour les enseignants ?
Comme je le disais tout à l'heure, un professeur doit avoir envie d'évoluer. Mais dès lors qu'il enseigne, la pratique personnelle ne peut plus être la même.
Lorsque tu pratiques jusqu'à l'épuisement physique total, tu ne peux pas enseigner. Ce n'est ni juste ni correct d'arriver vidé alors que tu es payé pour être présent, disponible pour les élèves. Mais il faut avoir fait ce travail. Simplement les années d'entraînement physique intenses, c'est AVANT de prendre la responsabilité de transmettre.
Après ça ne s'arrête pas évidemment. Il faut continuer à travailler, simplement différemment. Normalement l'expérience augmente la qualité du travail, et cela permet d'en diminuer la quantité. L'évolution d'un enseignant n'est plus dans la répétition quantitative. Non pas que l'on puisse en faire l'économie, il faut passer par là. Mais ça a déjà été fait.
Merci.
Merci à toi.
Je pense que le plus important c'est le travail, l'engagement. Il faut étudier le plus vite possible, s'investir totalement avec les gens les plus compétents qui sont prêts à transmettre.
Bio-express
Jaff Raji est né en 1960. Expert en Aïkido, Iaïdo et Jodo, il est le fondateur de l'Ecole de Budo RAJI (Ryu Aïkido Jodo Iaïdo) au rayonnement international, et le créateur du RAJI UKEMI Fitness. Il est l'auteur de nombreux DVDs, et le coauteur du livre Mitori Geiko. Vous pouvez le retrouver sur: http://www.aikido-budo-raji.com/.
Photos Karil Leblond, Hélène Rasse, László Palágyi, et droits réservés.