Pratiquer les arts martiaux au Japon
Pratiquer les arts martiaux au Japon fait partie des objectifs de la majorité des adeptes d'Aïkido, Karaté, Judo, etc. Un pratiquant passionné m'avait interviewé sur mon expérience il y a quelques années. Son site n'étant plus en ligne, et les propos ayant gardé leur pertinence, je les partage aujourd'hui sur Budo no Nayami. Bonne lecture et merci à Florent Marbaque.
Bonjour Léo, pourrais-tu te présenter ainsi que ton parcours aux lecteurs ?
Bonjour. Je m'appelle Léo Tamaki, je viens d'avoir quarante ans et je pratique les arts martiaux depuis un peu plus de trente ans. Je suis aujourd'hui enseignant d'Aïkido, et j'ai fondé l'école Kishinkaï. En parallèle de ma pratique personnelle et de l'enseignement, j'ai aussi d'autres activités en rapport avec les voies martiales telles que l'écriture d'articles pour des magazines et mon blog, ou l'organisation de la Nuit des Arts Martiaux Traditionnels.
Je sais que tu voyages souvent au Japon, cela fait combien de temps ?
Je crois que la première fois que je suis allé au Japon je devais avoir trois ans, et j'y suis retourné cinq ans plus tard. C'est ensuite lorsque j'ai eu vingt-quatre ans que j'y suis parti à nouveau, et c'est la première fois que j'y allais en rapport avec la pratique martiale.
J'ai vécu six années dans l'archipel, et j'y suis allé des dizaines de fois pour des séjours de quelques semaines. Au total j'ai passé plus de trois mille jours au Japon, et le chiffre ne cesse d'augmenter. (rires)
Que trouves-tu au Japon que tu ne trouves pas en France ? Pourquoi selon toi ?
Au niveau de la pratique martiale, nombre de maîtres que je suis ou ai suivis vivent au Japon. Pourquoi je ne trouve pas leur équivalent en France? C'est assez compliqué.
Pour être franc, même au Japon les adeptes que j'ai cités sont en quelque sorte des exceptions. Et s'ils comptent aujourd'hui de nombreux imitateurs, je crois qu'ils sont sans doute les derniers de leur espèce… Ils sont comme le dernier écho des grands adeptes du passé. Aujourd'hui le monde dans sa globalité, et le Japon en particulier, ne présentent pas une situation favorable à l'émergence de "tatsujin". C'est ainsi. Rien ne sert de se lamenter, c'est simplement un fait. Mais nous avons encore la chance de pouvoir en rencontrer une poignée en faisant les efforts nécessaires.
Sans doute d'autres "meïjin" émergeront-ils dans le futur, ou sans doute la pratique martiale s'éteindra-t-elle doucement comme l'ont fait tant d'autres traditions. C'est sans grande importance car il y a mille autres moyens de se réaliser. Il suffit de s'investir avec la plus grande sincérité dans la pratique de l'instant présent.
Par ailleurs j'aime aussi le Japon pour ce qu'il est, et non seulement pour les maîtres qui y vivent. J'aime sa culture, sa nourriture, son architecture, ses paysages et ses traditions.
... le dernier écho des grands adeptes du passé...
Es-tu déjà parti dans d’autre pays dans un but martial ?
Je donne des stages chaque semaine de l'année dans différents pays, aussi je voyage souvent en rapport avec la pratique martiale. En revanche je ne suis jamais parti ailleurs qu'au Japon dans l'objectif d'étudier un art martial. Non pas que je n'y vois pas un intérêt, mais c'est une question de choix et de goût personnel.
Lorsque j'étais adolescent, Canal+ a commencé à passer les films de Bruce Lee et Jackie Chan les dimanche à 18h. Ca m'a enthousiasmé et j'ai débuté le Kung Fu. J'ai rencontré de bons enseignants et je prenais plaisir à cette pratique, mais il y avait quelque chose dans les formes, l' "esthétique", qui ne me correspondait pas totalement. Si toutes les disciplines martiales sont des outils efficaces au regard de l'objectif pour lequel elles ont été conçues, il est naturel d'avoir une préférence pour telle ou telle forme. Comme on en a une pour la nourriture ou la musique. Cela peut paraître anecdotique au départ, mais si on n'a pas le sentiment que la pratique nous convient au point qu'elle reflète une partie de nous, je crois qu'il est difficile de se l'approprier de façon profonde.
Après je suis quelqu'un de curieux, et lorsque je suis quelque part je suis toujours intéressé par les pratiques et pratiquants locaux.
La spiritualité est très importante dans les arts martiaux japonais, mais est-elle ancrée dans la vie de tous les jours ?
La présence de la spiritualité dans les arts martiaux japonais est très variable. Non seulement selon les disciplines, mais aussi selon les enseignants.
En grossissant le trait, on va dire que c'est un aspect essentiel dans une voie comme le Kyudo, mais que c'est beaucoup moins présent dans un style tel que le Kyokushin Karaté. Et pour des disciplines telles que l'Aïkido ou le Kendo, c'est très très variable en fonction du professeur.
En ce qui concerne les japonais, c'est là aussi très variable. En abordant la question sous forme de généralité, je dirai que globalement les japonais sont peu religieux, mais très superstitieux. Ils sont rarement profondément croyants, mais aiment perpétuer les traditions. Qui sont d'ailleurs souvent beaucoup plus récentes qu'ils ne l'imaginent, tels que le mariage Shinto qui date de l'ère Meïji, ou la visite au temple le nouvel an, Hatsumode, qui a pris son essor sous l'impulsion des premières compagnies de chemin de fer qui ont créé des opérations commerciales qui ont popularisé cet événement.
Les français sont très critiques de leur propre pays, et ont souvent tendance à idéaliser le Japon pour lequel ils ont une inclinaison. Mais pour connaître intimement les deux, je dirai que le Japon actuel est une société malade, bien plus en perte de repères que ne l'est la France. Bien entendu l'hexagone a son lot de problèmes. Mais il n'y a pas eu une acculturation violente comme cela a pu exister au Japon à l'ère Meïji puis après la seconde guerre mondiale.
Il y a un vernis de traditions au Japon. Mais il y a un malaise profond qui est la cause de problèmes de sociétés récurrents tels que l' "enjokosai" (prostitution enfantine), ou tout simplement la perte de valeurs. Après, comme il y a le "kata" des relations humaines et que la forme est respectée, beaucoup ont le sentiment qu'il y a de la profondeur. Malheureusement c'est rarement le cas. Et les adeptes qui sont très sensibles à l'essence des choses se lamentent souvent de cet état de fait. Un maître m'a dit à plusieurs reprises que pour lui les français étaient bien plus proches des japonais du passé que les habitants actuels de l'archipel. Et il n'est pas le seul que j'ai entendu tenir ce genre de discours.
Quelle est ta vision de l’être humain ?
Disons que pour moi il ne suffit pas de "naître humain" pour "être humain". Chacun de nous naît avec un potentiel incroyable. Après ce sont nos efforts qui peuvent nous amener à l'épanouissement et une éventuelle "réalisation". Et cela recouvre des choses très variables selon les individus.
Fred Evrard avait parlé de la notion de "famille martiale", que peux-tu en dire ?
J'ai découvert ce pratiquant grâce à toi. Il a un beau parcours et a l'air de vivre sa passion à fond. C'est sans aucun doute quelqu'un dont les jeunes pratiquants peuvent s'inspirer pour aller au bout de leurs rêves.
On parle du nombre de degrés de séparation, qui correspondrait au nombre maximum de personnes nécessaires pour être en lien avec n'importe quelle autre sur le globe. Selon la théorie la plus répandue, il y en aurait six entre n'importe quel humain. Si on ne compte que ceux pratiquant les arts martiaux, je suppose que l'on doit être aux environs de quatre. Ce qui signifie que tu es probablement bien plus proche que tu ne l'imagines de tous les experts que tu souhaites rencontrer. (rires)
Après bien entendu il faut gagner le respect de chacun, mais les pratiquants sont en effet une sorte de famille. Parfois lorsque tu débarqueras tu sentiras peut-être qu'ils te considèrent comme un cousin très éloigné qu'ils ne souhaitaient pas particulièrement rencontrer, parfois ce sera le contraire. Mais tu devrais toujours rencontrer une forme de reconnaissance, et c'est un premier pas.
Il ne suffit pas de "naître humain" pour "être humain".
Tu fais énormément de recherches sur les arts martiaux japonais, et ça a dû t’aider pour la rédaction de ton livre "Budoka no Kokoro". Pourrais-tu nous donner un aperçu de son contenu ?
"Budoka no Kokoro" est un recueil de paroles et photos de huit des plus grands adeptes d'arts martiaux contemporains. Je crois que c'est un ouvrage unique de par l'accès que nous ont donné les maître à leur intime, tant à travers leurs propos que ce qu'ils nous ont laissé photographier.
J'ai suivi à des degrés divers l'enseignement de sept d'entre eux, et ce fut évidemment une des clés de la réussite du projet. Nous avions besoin de leur confiance, et c'est quelque chose qui s'est développé dans le temps. C'est un ouvrage dont je suis vraiment fier, et pour lequel j'ai une grande affection.
Les traces de ces adeptes sur la Voie que nous suivons sont des éléments de réflexions et de progrès inestimables. J'ai la plus grande gratitude pour leur générosité qui m'a profondément touchée.
Que penses-tu de mon projet de tour du monde des arts martiaux traditionnels ?
Que c'est une utopie qui vaut la peine que tu te battes pour elle.
Je pense que la pratique martiale et les voyages sont deux éléments majeurs qui permettent un développement personnel. Alors évidemment j'encourage chacun à vivre ces expériences. Maintenant il faut aussi que les candidats soient lucides. Beaucoup partent le cœur plein de rêves, mais peu les vivent jusqu'au bout. Si certains ont les ressources pour partir sans préparation, être largués en slip de bain sans une brosse à dent sur la banquise et être au bord d'une piscine le lendemain les poches pleines de pesos, ce n'est pas le cas de tout le monde. (rires)
Alors pour ceux qui sont comme toi tentés par cette belle aventure, je crois qu'il est important de préparer son voyage en fonction de ses capacités et sa personnalité afin d'en profiter au mieux.
Des conseils pour le Japon ?
Trois choses.
Un, partir avec le maximum d'introductions pour les personnes que tu souhaites rencontrer. Une introduction fait vraiment toute la différence.
Au Japon les gens accueillent généralement les pratiquants avec bienveillance. Mais les sourires et le temps passé ensemble ne signifient pas qu'ils ont partagé l'essence de leur pratique, loin de là. Moins il y a d'exigence, et plus il y a de chance qu'on ne te laisse qu'effleurer la surface.
Deux, il faut du temps et de l'investissement. Si un maître ne te fermera pas la porte si tu lui dis que tu pratiques aussi ailleurs ou que tu es là pour un temps limité, il est probable qu'il restera avec toi dans une relation superficielle. Tu ne recevras qu'à la hauteur de ton investissement. Si tu t'engages totalement, tu recevras tout. Mais si le maître a le moindre doute, tu risques fort de perdre ton temps.
Trois, viens avec de l'argent. Le Japon est un pays qui coûte cher, et si tu ne viens pas avec de l'argent, il est plus qu'improbable que tu puisses rester longtemps, ou pratiquer intensément. La majeure partie des personnes qui partent étudier au Japon aujourd'hui finissent par devoir prendre un emploi à plein temps, lorsqu'ils ont la chance d'avoir un visa, et travaillent bien plus qu'ils ne pratiquent.
Le Japon n'est vraiment pas un pays facile, mais comme je le disais en début d'interview, il y a encore une poignée de tatsujins. A nous de faire les efforts pour pouvoir pratiquer avec eux.
Merci, aurais-tu quelques choses à dire en guise de dernier mot ?
Vis chaque instant comme s'il était unique car il l'est. Ne pense pas aux experts que tu as déjà rencontrés, ou à ceux que tu envisages d'aller voir. Sois là à 100% avec le maître auquel tu fais face. Il sera sans doute le dernier, ou simplement le premier. Peu importe. C'est ta capacité à vivre le moment présent qui donnera sa véritable profondeur aux instants que tu vivras. C'est cette qualité d'être et d'attention qui seule pourra t'ouvrir les portes d'un enseignement profond.
Bon voyage ;-)
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