Interview Suga Toshiro, "Les fondements de l'Aïkido"
Suga Toshiro est l'auteur d'un nouveau DVD intitulé "Les fondements de l'Aïkido". Ce troisième opus de la série à succès où il présente l'Aïkido est axé sur les exercices de préparation traditionnelle et le travail à genoux. L'occasion de rencontrer ce grand expert pour un nouvel entretien toujours aussi riche d'enseignements.
Senseï, vous êtes l'auteur du troisième tome de votre série de DVD qui aborde les fondements de la pratique. Vous y détaillez au départ des exercices préparatoires. Quels exercices faisaient les maîtres de l'Aïkikaï en début de cours?
J'ai pu suivre l'enseignement d'Osenseï pendant un an et il faisait tous les jours le cours de 6h30 à 7h30. Nous commencions toujours par Ame no torifune. Yamaguchi senseï lui, ne faisait pratiquement rien. De temps en temps Torifune. A l'époque il n'existait pas de "préparation". Osawa senseï par exemple commençait immédiatement le travail de la technique.
Dans les techniques martiales traditionnelles il n'y avait jamais d'exercices préparatoires. Il est impossible de différer une attaque parce qu'on n'est pas échauffé. (rires) Donc encore à cette époque à l'Aïkikaï ce qui était important était l'état d'esprit. Il fallait toujours être prêt et disponible. Dans ce sens l'échauffement ne rentre pas dans la logique de la pratique. Et le misogi d'Osenseï comme Torifune ne doit pas être considéré comme un exercice préparatoire ou un échauffement. Nous nous échauffions souvent avant le cours mais j'ai toujours vu les maîtres "prêts". L'état d'esprit, la façon de considérer la pratique n'était pas le même. Aujourd'hui les gens font un "loisir" martial. C'est très différent.
Pourquoi alors présenter une série d'exercices dans votre DVD?
(Rires) La pratique ne doit pas nécessairement commencer par un échauffement, au contraire même si on pratique dans un esprit martial. Mais il est important de développer notre corps, notamment en l'assouplissant. Ces exercices peuvent être pratiqués avant, après l'entraînement ou à un moment séparé.
Est-ce que vous pensez que les exercices traditionnels que vous présentez comme Ame no torifune sont importants?
C'est un problème très compliqué. Parce qu'on peut aborder ces exercices sous un angle technique, au niveau de la pratique, mais aussi d'un point de vue religieux, historique et spirituel.
Concrètement il est évident que ce travail apporte des bénéfices importants dans le développement du corps mais il est probable que l'on puisse utiliser d'autres méthodes aussi efficaces dans ce but. Et si on reste au niveau religieux pur, il n'y a pas de nécessité de les pratiquer si on n'est pas croyant car ils ne sont porteurs de significations que pour ceux qui sont initiés à son sens profond.
Du point de vue historique, qui est généralement le plus mésestimé, il est en revanche très important de continuer à les pratiquer, au moins occasionnellement. Car si ces mouvements ne sont plus pratiqués le lien avec l'inspiration Shinto d'Osenseï disparaît. Et sans le Shinto l'Aïkido ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui. La pratique de maître Ueshiba serait restée à l'étape du Jutsu sans rentrer dans le Do.
Enfin du point de vue spirituel c'est un travail très important. Osenseï n'a jamais demandé à ses élèves de suivre telle ou telle doctrine. Il disait qu'il était guidé par les kami mais n'imposait rien et son Aïkido était au-delà de ça. Par contre il a toujours continué à pratiquer Ame no torifune. C'est pour moi le signe que cela allait au-delà d'une simple pratique religieuse. Pour ces deux raisons je crois qu'il est important de continuer à enseigner ce type de travail et c'est pourquoi j'ai voulu les démontrer et expliquer leur signification.
Est-ce juste une pratique spirituelle ou y a-t-il un rapport direct avec la pratique de l'Aïkido?
Pour Osenseï il y avait un rapport direct. Ces exercices permettent de se purifier, d'unir le corps et l'esprit et de s'harmoniser à l'univers. Mais malheureusement nous ne comprenons pas cela aussi profondément que maître Ueshiba.
Même pour les japonais presque personne ne vit le Shinto comme il le vivait, jusqu'au plus profond de sa chair. Tous les grands maîtres cherchent à nous transmettre ce qui leur paraît essentiel. Il n'y a rien de futile dans leur pratique même si nous ne sommes pas capables de le comprendre sur l'instant. Si nous voulons suivre le chemin qu'ils nous ont ouvert nous sommes obligés un jour ou l'autre de "vivre" leur émotion. Pas seulement comprendre, mais surtout sentir pour pouvoir aller au fond de leur esprit. Dans le cas présent je ne pense pas qu'il soit nécessaire de se plonger dans la religion Shinto mais plutôt de s'immerger dans l'esprit de l'Aïkido tel que le voyait Osenseï. Quelque chose de grand et pur. Les sensations ainsi obtenues peuvent alors devenir une clé de la compréhension de sa pratique.
Aujourd'hui je ne peux en parler qu'intellectuellement car je suis plus que loin de sa stature. Et une compréhension intellectuelle est très inférieure à un vécu…
Quel est pour vous le sens des exercices que Tamura senseï exécute en début de cours. Est-ce que ce sont uniquement des exercices de santé où y voyez-vous autre chose?
Tamura senseï a eu pendant une période des problèmes de santé. Grâce aux mouvements qu'il exécute en début de cours il en est venu à bout. Il nous transmet donc une méthode de santé basée sur le travail de la respiration. Mais c'est beaucoup plus profond que cela en a l'air.
Dans la médecine orientale la maladie est causée par des déséquilibres internes. Les exercices de santé visent donc à rééquilibrer les énergies, faire disparaître les tensions dans le corps mais aussi dans l'esprit. Le travail de maître Tamura nous permet de prendre conscience de chaque partie de notre corps de l'intérieur. Il développe une sensibilité qui est source d'efficacité dans la pratique. Sentir son axe, ses propres tensions est aussi le premier pas pour les sentir chez l'adversaire. Je trouve donc cet enseignement très important non seulement dans son aspect santé mais aussi et surtout pour les bénéfices dans la pratique.
Il faut voir ces exercices comme une sorte de misogi. Ceux qui voient cela comme un échauffement ou s'ennuient pendant ces exercices ne comprennent tout simplement pas la portée de ce travail. C'est une partie intégrante de l'enseignement de maître Tamura.
Comment définiriez-vous le misogi?
Osenseï disait l'Aïkido est un misogi. Le misogi est une pratique religieuse Shinto de purification.
Quel est le sens de musubi?
Musubi est un concept très important et compliqué du le Shintoïsme. Ma compréhension est sans doute limitée car très liée à ma pratique de l'Aïkido mais je le comprends comme le concept de création par unification. Le moment ou tori et uke s'unissent est un moment de création où deux devient un. On passe de l'état d'opposition à celui d'harmonie. C'est une force de renaissance extraordinaire qui s'exprime dans la pratique des grands maîtres. C'est là que la pratique de l'Aïkido touche à quelque chose de bien plus grand et essentiel que la technique.
Quelle est l'importance du kiaï?
Le kiaï est une respiration profonde. L'entendre permet d'évaluer une personne. Un kiaï correct est très probablement la marque d'un haut niveau parce qu'il est lié à une respiration juste. Martialement le kiaï est très important. Il sert à se donner du courage, à encourager ses compagnons, à effrayer ses adversaires, à rassembler son énergie, à évacuer la tension.
Le kiaï est une vibration qui doit venir du seïka tanden. C'est très important de pouvoir faire des kiaï corrects. On dit qu'on pouvait entendre les kiaï de maître Ueshiba à deux kilomètres de distance. Sa voix était très particulière.
Faites-vous un entraînement particulier pour développer votre kiaï?
Je n'ai pas de travail spécifique. Maintenant je fais deux mille suburi par jour avec un bokken d'un kilo. Lorsqu'on fait beaucoup de suburi avec une respiration superficielle cela a des conséquences néfastes donc j'y prête particulièrement attention et j'ai constaté une amélioration de mon kiaï
Vous expliquez dans votre DVD comment chuter. Enseignait-on les chutes à l'Aïkikaï?
Non. On apprenait en regardant les gens qui chutaient bien et on travaillait seuls pour arriver à leur niveau. On ne nous expliquait pas qu'il fallait faire comme ceci ou cela.
A l'époque les maîtres historiques étaient jeunes. Osawa senseï avait la cinquantaine. Yamaguchi et Arikawa la quarantaine. Je suis plus âgé qu'ils ne l'étaient à l'époque. Ils étaient pleins de vigueur et d'intensité. On pouvait apprendre énormément et le niveau était très élevé. Malheureusement aujourd'hui avec le développement de la discipline le niveau n'est pas toujours élevé. S'il est bon que plus de gens puissent pratiquer l'art d'Osenseï, il est important qu'ils puissent avoir de bons exemples pour débuter sur des bases correctes et éviter les blessures. C'est pourquoi j'ai expliqué le travail des ukemi.
A propos de chutes, pensez-vous que, notamment à la fin de la vie d'Osenseï, il y avait des élèves qui chutaient par complaisance?
Je vais vous raconter une anecdote.
Maître Takano Sukesaburo (aussi appelé Sazaburo) a longtemps été considéré comme le meilleur kendoka du 20ème siècle. Dans sa jeunesse il a combattu contre Yamaoka Tesshu. Tesshu avait presque cinquante ans. Comme il est mort à cinquante-deux ans cela s'est passé à la fin de sa vie.
Durant le combat Takano frappa énormément tandis que Tesshu ne donnait quasiment aucun coup. De temps en temps il donnait simplement un léger tsuki. Takano se dit alors que maître Tesshu avait vieilli.
Une fois l'entraînement fini il enleva son casque et eu la soudaine sensation d'avoir un énorme trou dans la gorge. Les quelques tsuki légers de Tesshu étaient en réalité de véritables coups. C'était totalement différent de la débauche d'énergie et des gesticulations de pratiquants jeunes et dynamiques mais sans véritable efficacité. Chaque geste de Tesshu était définitif. Si quelqu'un ne le ressentait pas il n'avait pas le niveau.
Pour Maître Ueshiba c'est la même chose. Il pouvait faire plus mais ces simples gestes qui pouvaient n'avoir l'air de rien étaient suffisants. J'ai eu ce sentiment là de temps à autre avec Tamura senseï. Il m'arrive de lui faire face et d'être effrayé parce que je sais que si j'attaque je serai coupé ou je recevrai plusieurs atemi. Aujourd'hui beaucoup d'élèves ne ressentent pas cela. Ils n'ont pas cette sensibilité donc ils n'ont pas peur.
A l'époque un de mes amis plus avancé m'a raconté cette histoire. Il voulait attaquer Osenseï et l'attendait dans un coin avant le début du cours. Un quart d'heure avant le début maître Ueshiba est venu vers le dojo. Arrivé à sept ou huit mètres il s'est arrêté et est reparti pour revenir juste avant le début du cours.
Est-ce qu'Osenseï avait senti cela? Bien sûr il s'agit sans doute d'une coïncidence. Mais n'est-ce pas un choix? N'avait-il pas senti l'attaque? Déjà âgé il n'aurait sans doute pas eu d'autre choix que de blesser un jeune homme et il a préféré revenir plus tard pour le préserver.
Vous n'avez donc jamais eu l'impression qu'il y avait de la complaisance lorsque vous assistiez aux cours?
(rires) J'étais jeune et débutant. Alors un jour j'ai demandé à Maruyama senseï qui était un élève d'Osenseï: "Est-ce que vous ressentez vraiment quelque chose? Vous êtes réellement obligé de chuter?". J'avais dix-sept ans et j'ai pu me permettre de demander cela. Il m'a dit: "Oui, on sent réellement quelque chose.".
D'extérieur on voit une personne chuter alors qu'il semble n'y avoir qu'un simple geste. Mais il faut bien comprendre ce qu'il y a derrière, ce qui se passe réellement entre les deux êtres, pas juste ce qu'une vidéo a pu saisir.
Bien qu'entouré de nombreux disciples Osenseï semble avoir eu à chaque époque de sa vie une préférence pour certains uke. Comment l'expliquez-vous?
Uke et tori doivent être unis. Avec une personne qui comprend le sens des gestes et la logique martiale c'est évidemment plus harmonieux et le maître peut montrer le plus haut niveau de son art. C'est pourquoi il choisit toujours les uke les plus sensibles.
Dans toute l'histoire de l'Aïkido je crois que c'est maître Tamura qui a chuté le plus avec Osenseï. Son corps était extrêmement souple et son intuition très vive. Pour maître Ueshiba il était plus facile de montrer le sens de son travail qu'avec d'autres.
Vous démontrez ensuite le travail en suwari-waza et hanmi handachi-waza. Pensez-vous que ce type de pratique soit nécessaire?
Bien sûr parce que c'est une pratique qui assouplit les hanches et développe la stabilité et le kime qui sont indispensables dans les arts martiaux.
N'est-ce pas une pratique nocive pour les genoux?
Il y a une polémique à ce sujet. Apparemment la position en elle-même ne serait pas mauvaise, mais le changement de position, notamment lorsqu'on se relève rapidement après avoir pratiqué longtemps à genoux, serait le moment le plus risqué.
Il y a aussi la question de savoir si cela est plus difficile pour des européens à qui la position seïza est étrangère. Mais aujourd'hui c'est aussi un problème japonais car cette position y est de moins en moins pratiquée. C'est sans doute d'ailleurs une des raisons pour laquelle on voit de moins en moins de pratiquants avec une véritable stabilité, que ce soit en Judo, Karaté ou Aïkido.
A mon époque tous les maîtres pratiquaient le suwari-waza. Pratiqué de façon correcte et sans exagération je ne pense pas que cela soit nocif. Le problème aujourd'hui est que les gens vivent de façon sédentaire dans une société où ils n'ont plus besoin de faire d'efforts physiques. Le travail de suburi et d'assouplissement est alors utile pour préparer le corps à travailler.
Maintenant j'ai des problèmes de genoux parce qu'un jour un pratiquant m'est tombé dessus donc je ne pratique plus autant que je le voudrais en suwari-waza. Mais avant c'était pour moi la pratique que je trouvais la moins fatigante. On n'a pas à se lever, on est toujours assis, on n'a pas à descendre pour faire les immobilisations, etc… Je trouvais suwari-waza beaucoup plus facile. (rires).
A l'époque où je pratiquais à l'Aïkikaï tous les maîtres consacraient un quart ou un tiers du cours à ce travail.
Alors qu'aujourd'hui certaines écoles privilégient un enseignement décomposé vous présentez un travail global malgré vos explications détaillées. Pourquoi?
Personnellement je trouve que la décomposition des mouvements est une très mauvaise pédagogie dans le domaine martial. En découpant le geste les arts martiaux perdent leur essence.
Bien sûr il est difficile d'apprendre des mouvements subtils sans les décomposer. Malheureusement la facilité que cela apporte n'est qu'une illusion car on perd plus de temps ensuite à essayer de lier les différentes parties entre elles. On ne peut pas comprendre le temps, l'espace, ni acquérir de fluidité en travaillant ainsi. C'est un phénomène connu. Même si vous divisez le temps qui sépare le mouvement par deux. Puis encore par deux. Et encore par deux. Même en allant à l'infini il restera un écart qui fera que le mouvement sera réalisé en plusieurs temps. C'est pourquoi il faut travailler dès le départ en un seul temps. C'est ainsi que faisait les maîtres du passé. C'est ainsi que faisait Osenseï.
Les ennemis ne s'arrêtent jamais durant une attaque. Je crois qu'en pratiquant ainsi on apprend mal les choses. Les techniques des arts martiaux doivent être apprises dans la globalité. Si on découpe on ne peut pas comprendre la sensation de la technique.
Est-ce que vous pensez qu'il est important de passer par les étapes kotaï, jutaï, etc…
Il n'y en a pas beaucoup qui ont dépassé le travail en kotaï pour arriver au jutaï et encore moins au ryutaï. Généralement ce sont des étapes obligées même si d'après des témoins de l'époque il semble que maître Tamura n'a jamais pratiqué en kotaï. Mais à ma connaissance il est le seul maître qui a sauté cette étape.
Moi j'ai commencé par le kotaï et je débute le jutaï. Je suis encore loin du ryutaï. (rires)
Si on saute cette étape il y a le risque de ne pas être souple mais mou. C'est très différent du véritable relâchement.
Comment doit travailler uke? Doit-il suivre, bloquer?
Au début il faut suivre au maximum et le plus rapidement possible pour comprendre la technique par la sensation, sentir les angles qui la rendent efficace.
Kotaï ne correspond donc pas à un travail où on va bloquer le partenaire?
Non. Kotaï est un mouvement qui débute dans l'immobilité. Mais cela ne signifie pas que l'on bloque. Lorsque la technique rentre il faut l'accepter sinon on ne fait pas de progrès.
Prenons l'exemple du Judo. Au Japon lorsque la technique rentre les gens chutent. Ils ne cherchent pas à bloquer jusqu'au dernier moment. C'est l'influence négative de l'esprit de compétition. Si on ne chute pas on ne peut pas comprendre la technique. Sentir la technique lorsqu'on la subit est le plus important. C'est en développant cette sensibilité qu'on comprend naturellement comment elle fonctionne.
Quelle est l'importance des atémi en Aïkido?
Auparavant les atémi étaient beaucoup plus marqués mais Osenseï a modifié cela. Marquer l'atémi "coupe" la technique. Et cela rejoint ce que l'on disait tout à l'heure, maître Ueshiba était contre la décomposition.
L'atémi doit être possible par la distance et le temps mais il ne faut pas obligatoirement le faire car cela hache le mouvement. En Daïto ryu ils ont conservé une façon de faire où il est marqué mais la recherche d'Osenseï passait par le ki no nagare et dans son application la technique se réalise en un seul temps. Personnellement je trouve ce type de travail plus intéressant. Mais cela n'est possible que si l'on connaît le sens de la technique et le moment où les atémi peuvent être exécutés.
Est-ce que la logique martiale reste nécessaire dans une pratique comme celle de l'Aïkido?
Bien sûr, c'est même essentiel! Aujourd'hui beaucoup de gens ne comprennent pas le sens du travail. Si on ne comprend pas l'idée qui est à l'origine de la création des techniques on ne peut pas comprendre le but de ce qu'on est en train de faire. Aujourd'hui les techniques que l'on voit manque souvent de vitesse, de précision, mais surtout de sens. Les mouvements sont remplis d'ouvertures. Normalement une technique martiale ne doit pas laisser d'ouvertures. C'est fondamental quelle que soit la discipline.
Il semble que la pratique de maître Ueshiba provient de sources très variées. Pouvez-vous nous en dire un peu plus?
(Rires) Bon. Au niveau martial tout le monde sait que le Daïto ryu est une de ses influences majeures. Et il en est de même au niveau religieux de l'Omoto kyo. Mais cela était bien plus vaste.
Makoho est une méthode où l'on pratique quatre mouvements d'assouplissements. Ce sont des mouvements que l'on retrouve aujourd'hui encore en Aïkido. C'est une méthode qui a été développée par un maître de Yoga qui avait pratiqué pendant dix ans en Inde. A son retour il n'enseignait que ces quatre mouvements qu'il considérait comme l'essence du Yoga et Maître Ueshiba les a introduits dans sa pratique de l'Aïkido.
Tamura senseï disait qu'Osenseï aimait beaucoup les nouveautés. Le végétarisme, la macrobiotique, etc… sont toutes des pratiques qu'il a eues à certaines périodes de sa vie. Dans le monde de la peinture on peut dire que maître Ueshiba était comme Picasso. Il apprenait de partout et transformait toutes les choses à sa manière. Il pouvait immédiatement aller au cœur des choses dans tous les domaines et en saisir l'essence. Il s'en imprégnait jusqu'au plus profond de lui-même très rapidement. C'était un génie.
Certains émettent l'idée que le travail des armes d'Osenseï était surtout une recherche personnelle et qu'il voulait surtout que les gens pratiquent le taïjutsu. Qu'en pensez-vous?
Osenseï disait toujours que dans le taïjutsu il y avait toutes les choses, les mouvements de ken et de jo. Beaucoup de gens m'ont aussi dit cela et dans un sens c'est probablement vrai. Mais concrètement si le jo est assez proche dans sa forme, au moins à première vue, des mouvements de taïjutsu, il me semble difficile de pouvoir manier le ken correctement sans jamais l'avoir travaillé. Pour que le sabre bouge come s'il était une partie de notre corps je pense qu'il faut s'entraîner avec énormément. Mais en jo aussi. Personnellement je travaille aux armes autant que je peux.
Pensez-vous que les experts qui ont vécu des situations à la frontière de la mort comme Mochizuki senseï ou Toheï senseï avaient atteint un autre état grâce à cela?
Je le pense oui. Les témoignages disent tous par exemple que maître Toheï était beaucoup plus fort à son retour de la guerre. Il y a plusieurs histoires sur ses exploits durant cette période mais l'essentiel est qu'il a mis sa vie en jeu. Je crois que quand les gens arrivent à cette frontière entre la vie et la mort leur âme change. Ils explorent des territoires que nous ne connaissons pas et en reviennent plus forts.
Les arts martiaux sont une question de vie ou de mort. Le vainqueur n'est pas celui qui a mangé le plus, Ce n'est pas celui qui est le mieux reposé qui va survivre. C'est celui qui a vécu les choses les plus dures, qui a la plus grande force d'âme.
Quelle est la chose la plus importante qu'a amenée Osenseï dans les arts martiaux?
Sa place est plus importante que les gens ne le comprennent aujourd'hui. Autrefois les arts martiaux étaient basés sur la recherche d'un mouvement idéal stéréotypé. Mais Osenseï a fait exploser ce carcan. Chacun devait finalement développer sa propre technique. Alors qu'auparavant l'enseignement n'était qu'une transmission de technique il a ajouté la libération de l'individualité, l'unicité de l'expression de chacun dans le geste. La standardisation n'empêchait pas l'efficacité dans le passé mais il a amené un degré de liberté supplémentaire dans le monde du budo.
Aujourd'hui malheureusement certains styles par l'accent qu'ils mettent sur un travail de forme sont retournés à un travail stéréotypé. Pour moi c'est la négation d'une partie de l'héritage d'Osenseï.
Tamura senseï en cela est totalement fidèle à maître Ueshiba mais cela a très souvent été mal compris. Beaucoup n'ont pas compris le sens de son enseignement parce qu'ils le jugent avec un esprit cartésien. Je crois que ces personnes n'auraient pas non plus compris Osenseï. Malheureusement si on attend de ces maîtres qu'ils définissent les choses pour nous on ne peut qu'être déçu. L'esprit cartésien peut parfois devenir une prison qui limite nos perceptions.
Pouvez-vous développer ce point?
Maître Chiba, entre autres, disait que maître Tamura était la copie conforme de maître Ueshiba. Les gens le caricaturaient. Tamura senseï reproduisait toutes les techniques d'Osenseï. Sur cette base il a développé une pratique extraordinaire. Mais aujourd'hui nous sommes à l'heure où son travail s'exprime sous une forme personnelle qui diffère dans sa forme extérieure de celle d'Osenseï. C'est l'étape finale, ri, dans le processus d'étude traditionnel japonais shu-ha-ri.
Shu, ha et ri sont trois étapes qui sont suivis par les voies traditionnelles japonaises classiques. En simplifiant on peut dire que shu correspond à l'intégration, c'est une période où l'élève travaille dans une imitation totale de son maître. Ha est la période "destructrice". L'élève travaille dans des directions parfois opposées à celle de son maître et fais le maximum d'expériences possibles afin de s'approprier ce qu'il a reçu dans l'étape précédente. Finalement le dernier stade, ri, est l'expression véritable de l'art que l'élève, devenu maître à son tour, a développé. Il est au-delà de la dualité et ne cherche ni à imiter ni à se différencier. Il est devenu son art et l'art s'exprime spontanément à travers lui. C'est l'état qu'à atteint aujourd'hui Tamura senseï dans sa pratique de l'Aïkido.
Et à quelle étape de cette transmission vous situez-vous?
(Rires) Juste devant toi!
Merci senseï pour votre temps et vos explications.
Senseï, vous êtes l'auteur du troisième tome de votre série de DVD qui aborde les fondements de la pratique. Vous y détaillez au départ des exercices préparatoires. Quels exercices faisaient les maîtres de l'Aïkikaï en début de cours?
J'ai pu suivre l'enseignement d'Osenseï pendant un an et il faisait tous les jours le cours de 6h30 à 7h30. Nous commencions toujours par Ame no torifune. Yamaguchi senseï lui, ne faisait pratiquement rien. De temps en temps Torifune. A l'époque il n'existait pas de "préparation". Osawa senseï par exemple commençait immédiatement le travail de la technique.
Dans les techniques martiales traditionnelles il n'y avait jamais d'exercices préparatoires. Il est impossible de différer une attaque parce qu'on n'est pas échauffé. (rires) Donc encore à cette époque à l'Aïkikaï ce qui était important était l'état d'esprit. Il fallait toujours être prêt et disponible. Dans ce sens l'échauffement ne rentre pas dans la logique de la pratique. Et le misogi d'Osenseï comme Torifune ne doit pas être considéré comme un exercice préparatoire ou un échauffement. Nous nous échauffions souvent avant le cours mais j'ai toujours vu les maîtres "prêts". L'état d'esprit, la façon de considérer la pratique n'était pas le même. Aujourd'hui les gens font un "loisir" martial. C'est très différent.
Pourquoi alors présenter une série d'exercices dans votre DVD?
(Rires) La pratique ne doit pas nécessairement commencer par un échauffement, au contraire même si on pratique dans un esprit martial. Mais il est important de développer notre corps, notamment en l'assouplissant. Ces exercices peuvent être pratiqués avant, après l'entraînement ou à un moment séparé.
Est-ce que vous pensez que les exercices traditionnels que vous présentez comme Ame no torifune sont importants?
C'est un problème très compliqué. Parce qu'on peut aborder ces exercices sous un angle technique, au niveau de la pratique, mais aussi d'un point de vue religieux, historique et spirituel.
Concrètement il est évident que ce travail apporte des bénéfices importants dans le développement du corps mais il est probable que l'on puisse utiliser d'autres méthodes aussi efficaces dans ce but. Et si on reste au niveau religieux pur, il n'y a pas de nécessité de les pratiquer si on n'est pas croyant car ils ne sont porteurs de significations que pour ceux qui sont initiés à son sens profond.
Du point de vue historique, qui est généralement le plus mésestimé, il est en revanche très important de continuer à les pratiquer, au moins occasionnellement. Car si ces mouvements ne sont plus pratiqués le lien avec l'inspiration Shinto d'Osenseï disparaît. Et sans le Shinto l'Aïkido ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui. La pratique de maître Ueshiba serait restée à l'étape du Jutsu sans rentrer dans le Do.
Enfin du point de vue spirituel c'est un travail très important. Osenseï n'a jamais demandé à ses élèves de suivre telle ou telle doctrine. Il disait qu'il était guidé par les kami mais n'imposait rien et son Aïkido était au-delà de ça. Par contre il a toujours continué à pratiquer Ame no torifune. C'est pour moi le signe que cela allait au-delà d'une simple pratique religieuse. Pour ces deux raisons je crois qu'il est important de continuer à enseigner ce type de travail et c'est pourquoi j'ai voulu les démontrer et expliquer leur signification.
Est-ce juste une pratique spirituelle ou y a-t-il un rapport direct avec la pratique de l'Aïkido?
Pour Osenseï il y avait un rapport direct. Ces exercices permettent de se purifier, d'unir le corps et l'esprit et de s'harmoniser à l'univers. Mais malheureusement nous ne comprenons pas cela aussi profondément que maître Ueshiba.
Même pour les japonais presque personne ne vit le Shinto comme il le vivait, jusqu'au plus profond de sa chair. Tous les grands maîtres cherchent à nous transmettre ce qui leur paraît essentiel. Il n'y a rien de futile dans leur pratique même si nous ne sommes pas capables de le comprendre sur l'instant. Si nous voulons suivre le chemin qu'ils nous ont ouvert nous sommes obligés un jour ou l'autre de "vivre" leur émotion. Pas seulement comprendre, mais surtout sentir pour pouvoir aller au fond de leur esprit. Dans le cas présent je ne pense pas qu'il soit nécessaire de se plonger dans la religion Shinto mais plutôt de s'immerger dans l'esprit de l'Aïkido tel que le voyait Osenseï. Quelque chose de grand et pur. Les sensations ainsi obtenues peuvent alors devenir une clé de la compréhension de sa pratique.
Aujourd'hui je ne peux en parler qu'intellectuellement car je suis plus que loin de sa stature. Et une compréhension intellectuelle est très inférieure à un vécu…
Quel est pour vous le sens des exercices que Tamura senseï exécute en début de cours. Est-ce que ce sont uniquement des exercices de santé où y voyez-vous autre chose?
Tamura senseï a eu pendant une période des problèmes de santé. Grâce aux mouvements qu'il exécute en début de cours il en est venu à bout. Il nous transmet donc une méthode de santé basée sur le travail de la respiration. Mais c'est beaucoup plus profond que cela en a l'air.
Dans la médecine orientale la maladie est causée par des déséquilibres internes. Les exercices de santé visent donc à rééquilibrer les énergies, faire disparaître les tensions dans le corps mais aussi dans l'esprit. Le travail de maître Tamura nous permet de prendre conscience de chaque partie de notre corps de l'intérieur. Il développe une sensibilité qui est source d'efficacité dans la pratique. Sentir son axe, ses propres tensions est aussi le premier pas pour les sentir chez l'adversaire. Je trouve donc cet enseignement très important non seulement dans son aspect santé mais aussi et surtout pour les bénéfices dans la pratique.
Il faut voir ces exercices comme une sorte de misogi. Ceux qui voient cela comme un échauffement ou s'ennuient pendant ces exercices ne comprennent tout simplement pas la portée de ce travail. C'est une partie intégrante de l'enseignement de maître Tamura.
Comment définiriez-vous le misogi?
Osenseï disait l'Aïkido est un misogi. Le misogi est une pratique religieuse Shinto de purification.
Quel est le sens de musubi?
Musubi est un concept très important et compliqué du le Shintoïsme. Ma compréhension est sans doute limitée car très liée à ma pratique de l'Aïkido mais je le comprends comme le concept de création par unification. Le moment ou tori et uke s'unissent est un moment de création où deux devient un. On passe de l'état d'opposition à celui d'harmonie. C'est une force de renaissance extraordinaire qui s'exprime dans la pratique des grands maîtres. C'est là que la pratique de l'Aïkido touche à quelque chose de bien plus grand et essentiel que la technique.
Quelle est l'importance du kiaï?
Le kiaï est une respiration profonde. L'entendre permet d'évaluer une personne. Un kiaï correct est très probablement la marque d'un haut niveau parce qu'il est lié à une respiration juste. Martialement le kiaï est très important. Il sert à se donner du courage, à encourager ses compagnons, à effrayer ses adversaires, à rassembler son énergie, à évacuer la tension.
Le kiaï est une vibration qui doit venir du seïka tanden. C'est très important de pouvoir faire des kiaï corrects. On dit qu'on pouvait entendre les kiaï de maître Ueshiba à deux kilomètres de distance. Sa voix était très particulière.
Faites-vous un entraînement particulier pour développer votre kiaï?
Je n'ai pas de travail spécifique. Maintenant je fais deux mille suburi par jour avec un bokken d'un kilo. Lorsqu'on fait beaucoup de suburi avec une respiration superficielle cela a des conséquences néfastes donc j'y prête particulièrement attention et j'ai constaté une amélioration de mon kiaï
Vous expliquez dans votre DVD comment chuter. Enseignait-on les chutes à l'Aïkikaï?
Non. On apprenait en regardant les gens qui chutaient bien et on travaillait seuls pour arriver à leur niveau. On ne nous expliquait pas qu'il fallait faire comme ceci ou cela.
A l'époque les maîtres historiques étaient jeunes. Osawa senseï avait la cinquantaine. Yamaguchi et Arikawa la quarantaine. Je suis plus âgé qu'ils ne l'étaient à l'époque. Ils étaient pleins de vigueur et d'intensité. On pouvait apprendre énormément et le niveau était très élevé. Malheureusement aujourd'hui avec le développement de la discipline le niveau n'est pas toujours élevé. S'il est bon que plus de gens puissent pratiquer l'art d'Osenseï, il est important qu'ils puissent avoir de bons exemples pour débuter sur des bases correctes et éviter les blessures. C'est pourquoi j'ai expliqué le travail des ukemi.
A propos de chutes, pensez-vous que, notamment à la fin de la vie d'Osenseï, il y avait des élèves qui chutaient par complaisance?
Je vais vous raconter une anecdote.
Maître Takano Sukesaburo (aussi appelé Sazaburo) a longtemps été considéré comme le meilleur kendoka du 20ème siècle. Dans sa jeunesse il a combattu contre Yamaoka Tesshu. Tesshu avait presque cinquante ans. Comme il est mort à cinquante-deux ans cela s'est passé à la fin de sa vie.
Durant le combat Takano frappa énormément tandis que Tesshu ne donnait quasiment aucun coup. De temps en temps il donnait simplement un léger tsuki. Takano se dit alors que maître Tesshu avait vieilli.
Une fois l'entraînement fini il enleva son casque et eu la soudaine sensation d'avoir un énorme trou dans la gorge. Les quelques tsuki légers de Tesshu étaient en réalité de véritables coups. C'était totalement différent de la débauche d'énergie et des gesticulations de pratiquants jeunes et dynamiques mais sans véritable efficacité. Chaque geste de Tesshu était définitif. Si quelqu'un ne le ressentait pas il n'avait pas le niveau.
Pour Maître Ueshiba c'est la même chose. Il pouvait faire plus mais ces simples gestes qui pouvaient n'avoir l'air de rien étaient suffisants. J'ai eu ce sentiment là de temps à autre avec Tamura senseï. Il m'arrive de lui faire face et d'être effrayé parce que je sais que si j'attaque je serai coupé ou je recevrai plusieurs atemi. Aujourd'hui beaucoup d'élèves ne ressentent pas cela. Ils n'ont pas cette sensibilité donc ils n'ont pas peur.
A l'époque un de mes amis plus avancé m'a raconté cette histoire. Il voulait attaquer Osenseï et l'attendait dans un coin avant le début du cours. Un quart d'heure avant le début maître Ueshiba est venu vers le dojo. Arrivé à sept ou huit mètres il s'est arrêté et est reparti pour revenir juste avant le début du cours.
Est-ce qu'Osenseï avait senti cela? Bien sûr il s'agit sans doute d'une coïncidence. Mais n'est-ce pas un choix? N'avait-il pas senti l'attaque? Déjà âgé il n'aurait sans doute pas eu d'autre choix que de blesser un jeune homme et il a préféré revenir plus tard pour le préserver.
Vous n'avez donc jamais eu l'impression qu'il y avait de la complaisance lorsque vous assistiez aux cours?
(rires) J'étais jeune et débutant. Alors un jour j'ai demandé à Maruyama senseï qui était un élève d'Osenseï: "Est-ce que vous ressentez vraiment quelque chose? Vous êtes réellement obligé de chuter?". J'avais dix-sept ans et j'ai pu me permettre de demander cela. Il m'a dit: "Oui, on sent réellement quelque chose.".
D'extérieur on voit une personne chuter alors qu'il semble n'y avoir qu'un simple geste. Mais il faut bien comprendre ce qu'il y a derrière, ce qui se passe réellement entre les deux êtres, pas juste ce qu'une vidéo a pu saisir.
Bien qu'entouré de nombreux disciples Osenseï semble avoir eu à chaque époque de sa vie une préférence pour certains uke. Comment l'expliquez-vous?
Uke et tori doivent être unis. Avec une personne qui comprend le sens des gestes et la logique martiale c'est évidemment plus harmonieux et le maître peut montrer le plus haut niveau de son art. C'est pourquoi il choisit toujours les uke les plus sensibles.
Dans toute l'histoire de l'Aïkido je crois que c'est maître Tamura qui a chuté le plus avec Osenseï. Son corps était extrêmement souple et son intuition très vive. Pour maître Ueshiba il était plus facile de montrer le sens de son travail qu'avec d'autres.
Vous démontrez ensuite le travail en suwari-waza et hanmi handachi-waza. Pensez-vous que ce type de pratique soit nécessaire?
Bien sûr parce que c'est une pratique qui assouplit les hanches et développe la stabilité et le kime qui sont indispensables dans les arts martiaux.
N'est-ce pas une pratique nocive pour les genoux?
Il y a une polémique à ce sujet. Apparemment la position en elle-même ne serait pas mauvaise, mais le changement de position, notamment lorsqu'on se relève rapidement après avoir pratiqué longtemps à genoux, serait le moment le plus risqué.
Il y a aussi la question de savoir si cela est plus difficile pour des européens à qui la position seïza est étrangère. Mais aujourd'hui c'est aussi un problème japonais car cette position y est de moins en moins pratiquée. C'est sans doute d'ailleurs une des raisons pour laquelle on voit de moins en moins de pratiquants avec une véritable stabilité, que ce soit en Judo, Karaté ou Aïkido.
A mon époque tous les maîtres pratiquaient le suwari-waza. Pratiqué de façon correcte et sans exagération je ne pense pas que cela soit nocif. Le problème aujourd'hui est que les gens vivent de façon sédentaire dans une société où ils n'ont plus besoin de faire d'efforts physiques. Le travail de suburi et d'assouplissement est alors utile pour préparer le corps à travailler.
Maintenant j'ai des problèmes de genoux parce qu'un jour un pratiquant m'est tombé dessus donc je ne pratique plus autant que je le voudrais en suwari-waza. Mais avant c'était pour moi la pratique que je trouvais la moins fatigante. On n'a pas à se lever, on est toujours assis, on n'a pas à descendre pour faire les immobilisations, etc… Je trouvais suwari-waza beaucoup plus facile. (rires).
A l'époque où je pratiquais à l'Aïkikaï tous les maîtres consacraient un quart ou un tiers du cours à ce travail.
Alors qu'aujourd'hui certaines écoles privilégient un enseignement décomposé vous présentez un travail global malgré vos explications détaillées. Pourquoi?
Personnellement je trouve que la décomposition des mouvements est une très mauvaise pédagogie dans le domaine martial. En découpant le geste les arts martiaux perdent leur essence.
Bien sûr il est difficile d'apprendre des mouvements subtils sans les décomposer. Malheureusement la facilité que cela apporte n'est qu'une illusion car on perd plus de temps ensuite à essayer de lier les différentes parties entre elles. On ne peut pas comprendre le temps, l'espace, ni acquérir de fluidité en travaillant ainsi. C'est un phénomène connu. Même si vous divisez le temps qui sépare le mouvement par deux. Puis encore par deux. Et encore par deux. Même en allant à l'infini il restera un écart qui fera que le mouvement sera réalisé en plusieurs temps. C'est pourquoi il faut travailler dès le départ en un seul temps. C'est ainsi que faisait les maîtres du passé. C'est ainsi que faisait Osenseï.
Les ennemis ne s'arrêtent jamais durant une attaque. Je crois qu'en pratiquant ainsi on apprend mal les choses. Les techniques des arts martiaux doivent être apprises dans la globalité. Si on découpe on ne peut pas comprendre la sensation de la technique.
Est-ce que vous pensez qu'il est important de passer par les étapes kotaï, jutaï, etc…
Il n'y en a pas beaucoup qui ont dépassé le travail en kotaï pour arriver au jutaï et encore moins au ryutaï. Généralement ce sont des étapes obligées même si d'après des témoins de l'époque il semble que maître Tamura n'a jamais pratiqué en kotaï. Mais à ma connaissance il est le seul maître qui a sauté cette étape.
Moi j'ai commencé par le kotaï et je débute le jutaï. Je suis encore loin du ryutaï. (rires)
Si on saute cette étape il y a le risque de ne pas être souple mais mou. C'est très différent du véritable relâchement.
Comment doit travailler uke? Doit-il suivre, bloquer?
Au début il faut suivre au maximum et le plus rapidement possible pour comprendre la technique par la sensation, sentir les angles qui la rendent efficace.
Kotaï ne correspond donc pas à un travail où on va bloquer le partenaire?
Non. Kotaï est un mouvement qui débute dans l'immobilité. Mais cela ne signifie pas que l'on bloque. Lorsque la technique rentre il faut l'accepter sinon on ne fait pas de progrès.
Prenons l'exemple du Judo. Au Japon lorsque la technique rentre les gens chutent. Ils ne cherchent pas à bloquer jusqu'au dernier moment. C'est l'influence négative de l'esprit de compétition. Si on ne chute pas on ne peut pas comprendre la technique. Sentir la technique lorsqu'on la subit est le plus important. C'est en développant cette sensibilité qu'on comprend naturellement comment elle fonctionne.
Quelle est l'importance des atémi en Aïkido?
Auparavant les atémi étaient beaucoup plus marqués mais Osenseï a modifié cela. Marquer l'atémi "coupe" la technique. Et cela rejoint ce que l'on disait tout à l'heure, maître Ueshiba était contre la décomposition.
L'atémi doit être possible par la distance et le temps mais il ne faut pas obligatoirement le faire car cela hache le mouvement. En Daïto ryu ils ont conservé une façon de faire où il est marqué mais la recherche d'Osenseï passait par le ki no nagare et dans son application la technique se réalise en un seul temps. Personnellement je trouve ce type de travail plus intéressant. Mais cela n'est possible que si l'on connaît le sens de la technique et le moment où les atémi peuvent être exécutés.
Est-ce que la logique martiale reste nécessaire dans une pratique comme celle de l'Aïkido?
Bien sûr, c'est même essentiel! Aujourd'hui beaucoup de gens ne comprennent pas le sens du travail. Si on ne comprend pas l'idée qui est à l'origine de la création des techniques on ne peut pas comprendre le but de ce qu'on est en train de faire. Aujourd'hui les techniques que l'on voit manque souvent de vitesse, de précision, mais surtout de sens. Les mouvements sont remplis d'ouvertures. Normalement une technique martiale ne doit pas laisser d'ouvertures. C'est fondamental quelle que soit la discipline.
Il semble que la pratique de maître Ueshiba provient de sources très variées. Pouvez-vous nous en dire un peu plus?
(Rires) Bon. Au niveau martial tout le monde sait que le Daïto ryu est une de ses influences majeures. Et il en est de même au niveau religieux de l'Omoto kyo. Mais cela était bien plus vaste.
Makoho est une méthode où l'on pratique quatre mouvements d'assouplissements. Ce sont des mouvements que l'on retrouve aujourd'hui encore en Aïkido. C'est une méthode qui a été développée par un maître de Yoga qui avait pratiqué pendant dix ans en Inde. A son retour il n'enseignait que ces quatre mouvements qu'il considérait comme l'essence du Yoga et Maître Ueshiba les a introduits dans sa pratique de l'Aïkido.
Tamura senseï disait qu'Osenseï aimait beaucoup les nouveautés. Le végétarisme, la macrobiotique, etc… sont toutes des pratiques qu'il a eues à certaines périodes de sa vie. Dans le monde de la peinture on peut dire que maître Ueshiba était comme Picasso. Il apprenait de partout et transformait toutes les choses à sa manière. Il pouvait immédiatement aller au cœur des choses dans tous les domaines et en saisir l'essence. Il s'en imprégnait jusqu'au plus profond de lui-même très rapidement. C'était un génie.
Certains émettent l'idée que le travail des armes d'Osenseï était surtout une recherche personnelle et qu'il voulait surtout que les gens pratiquent le taïjutsu. Qu'en pensez-vous?
Osenseï disait toujours que dans le taïjutsu il y avait toutes les choses, les mouvements de ken et de jo. Beaucoup de gens m'ont aussi dit cela et dans un sens c'est probablement vrai. Mais concrètement si le jo est assez proche dans sa forme, au moins à première vue, des mouvements de taïjutsu, il me semble difficile de pouvoir manier le ken correctement sans jamais l'avoir travaillé. Pour que le sabre bouge come s'il était une partie de notre corps je pense qu'il faut s'entraîner avec énormément. Mais en jo aussi. Personnellement je travaille aux armes autant que je peux.
Pensez-vous que les experts qui ont vécu des situations à la frontière de la mort comme Mochizuki senseï ou Toheï senseï avaient atteint un autre état grâce à cela?
Je le pense oui. Les témoignages disent tous par exemple que maître Toheï était beaucoup plus fort à son retour de la guerre. Il y a plusieurs histoires sur ses exploits durant cette période mais l'essentiel est qu'il a mis sa vie en jeu. Je crois que quand les gens arrivent à cette frontière entre la vie et la mort leur âme change. Ils explorent des territoires que nous ne connaissons pas et en reviennent plus forts.
Les arts martiaux sont une question de vie ou de mort. Le vainqueur n'est pas celui qui a mangé le plus, Ce n'est pas celui qui est le mieux reposé qui va survivre. C'est celui qui a vécu les choses les plus dures, qui a la plus grande force d'âme.
Quelle est la chose la plus importante qu'a amenée Osenseï dans les arts martiaux?
Sa place est plus importante que les gens ne le comprennent aujourd'hui. Autrefois les arts martiaux étaient basés sur la recherche d'un mouvement idéal stéréotypé. Mais Osenseï a fait exploser ce carcan. Chacun devait finalement développer sa propre technique. Alors qu'auparavant l'enseignement n'était qu'une transmission de technique il a ajouté la libération de l'individualité, l'unicité de l'expression de chacun dans le geste. La standardisation n'empêchait pas l'efficacité dans le passé mais il a amené un degré de liberté supplémentaire dans le monde du budo.
Aujourd'hui malheureusement certains styles par l'accent qu'ils mettent sur un travail de forme sont retournés à un travail stéréotypé. Pour moi c'est la négation d'une partie de l'héritage d'Osenseï.
Tamura senseï en cela est totalement fidèle à maître Ueshiba mais cela a très souvent été mal compris. Beaucoup n'ont pas compris le sens de son enseignement parce qu'ils le jugent avec un esprit cartésien. Je crois que ces personnes n'auraient pas non plus compris Osenseï. Malheureusement si on attend de ces maîtres qu'ils définissent les choses pour nous on ne peut qu'être déçu. L'esprit cartésien peut parfois devenir une prison qui limite nos perceptions.
Pouvez-vous développer ce point?
Maître Chiba, entre autres, disait que maître Tamura était la copie conforme de maître Ueshiba. Les gens le caricaturaient. Tamura senseï reproduisait toutes les techniques d'Osenseï. Sur cette base il a développé une pratique extraordinaire. Mais aujourd'hui nous sommes à l'heure où son travail s'exprime sous une forme personnelle qui diffère dans sa forme extérieure de celle d'Osenseï. C'est l'étape finale, ri, dans le processus d'étude traditionnel japonais shu-ha-ri.
Shu, ha et ri sont trois étapes qui sont suivis par les voies traditionnelles japonaises classiques. En simplifiant on peut dire que shu correspond à l'intégration, c'est une période où l'élève travaille dans une imitation totale de son maître. Ha est la période "destructrice". L'élève travaille dans des directions parfois opposées à celle de son maître et fais le maximum d'expériences possibles afin de s'approprier ce qu'il a reçu dans l'étape précédente. Finalement le dernier stade, ri, est l'expression véritable de l'art que l'élève, devenu maître à son tour, a développé. Il est au-delà de la dualité et ne cherche ni à imiter ni à se différencier. Il est devenu son art et l'art s'exprime spontanément à travers lui. C'est l'état qu'à atteint aujourd'hui Tamura senseï dans sa pratique de l'Aïkido.
Et à quelle étape de cette transmission vous situez-vous?
(Rires) Juste devant toi!
Merci senseï pour votre temps et vos explications.
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