Interview Léo Tamaki sur Systema syncrétique, le site d'Elie Edme
J'avais très brièvement présenté Elie et son travail il y a quelque temps. L'an dernier il m'a proposé de faire un entretien et c'est avec plaisir que j'ai accepté. Le résultat est intéressant car:
-Elie est un pratiquant d'arts martiaux (aussi étonnant que cela puisse paraître, ce n'est pas le cas de tous les journalistes spécialisés)
-Elie pratique une autre discipline, ses questions vont donc au-delà de ce qui intéresse le microcosme Aïkido
Voici quelques extraits de l'entretien:
Quelle est ta définition de l'efficacité? Tu dis par exemple avoir vu maître Tamura maîtriser des adversaires plus forts que lui mais ne s'agit-il pas d'un contexte très codifié et sans réelle confrontation?
Au départ lorsque j'ai rencontré maître Tamura, je n'avais pas conscience des codes qui régissaient la pratique de l'Aïkido. Maintenant je sais que l'on peut être très efficace dans un cadre défini, et que cela n'a rien à voir avec un cadre complètement libre. Mais ce n'est pas un recul que j'avais à l'époque, et je ne faisais pas de différences entre le tatami, le ring et la survie. Aujourd'hui la véritable efficacité pour moi est dans l'adaptation. C'est avoir la réponse adéquate à la situation.
Pour ce qui est de l'Aïkido en particulier, plus j'ai pratiqué, plus j'ai découvert que le cadre généralement utilisé était très précis. Ce n'est pas un problème à mon sens dans la perspective de l'apprentissage, mais ça le devient lorsqu'on ne peut s'en affranchir.
La transmission peut se faire à l'aide d'un carcan très fermé durant une période, si le but est de t'en libérer. Par exemple, un des enseignants que je suis, Kuroda senseï, enseigne à travers des formes très précises. Mais je vois cela comme une sorte de yoga. C'est une contrainte à l'intérieur de laquelle tu dois trouver une liberté, pour t'obliger à bouger différemment et être libre malgré elle. Maintenant dans des Koryu et souvent en Aïkido, l'enseignement se résume à cela, sans la phase de liberté et de créativité qui doit suivre. Peut-être parce que les enseignants n'ont pas dépassé cette étape eux-mêmes.
(photo Olivier Le Rille)
Tu parles de compassion dans un cadre martial…
Oui, tout fait. Sachant que c'est un cadre idéalisé. Quand j'enseigne une technique, je présente généralement les différentes possibilités. La base de la technique est normalement un mouvement qui te permet de te débarrasser de ton adversaire de façon radicale et rapide. Mais tu as la possibilité de modifier le mouvement pour faire preuve de compassion. Lorsque tu ne sais pas à qui tu as à faire, tu dois pouvoir aller au plus court. Mais si lors de l'exécution tu perçois que tu as la marge pour préserver l'agresseur, tu peux modifier la technique en conséquence.
A chaque fois je commence donc par montrer la technique de façon directe et dévastatrice, en soulignant que ce n'est pas le but recherché, mais qu'il s'agit de la base.
Tu parles souvent de transformation de l'utilisation du corps, une de tes marques de fabrique au niveau sémantique… Peux-tu définir ce que tu entends par là?
Il est possible que l'expression ait été popularisée par mes écrits, même si de nombreuses autres personnes l'ont probablement utilisée avant moi. La transformation de l'utilisation du corps peut faire référence à beaucoup de choses. Lorsque tu pratiques une activité spécialisée à haut niveau, il y a une transformation de l'utilisation du corps en fonction de l'objectif poursuivi. Dans la pratique martiale, cette modification est même différente selon le type de guerrier. Par exemple un lancier en formation de combat, doit générer et recevoir beaucoup de force. C'est une autre efficacité que celle d'un assassin. Pourtant ils sont tous les deux dans un cadre martial où leur vie est en jeu. Mais la modification qu'ils doivent faire de l'utilisation de leur corps n'est pas du tout la même.
Une modification du type de celle d'Akuzawa senseï de l'Aunkaï ne conviendrait pas à un assassin. C'est un travail davantage destiné à un fantassin avec une lance pour recevoir une charge et développer de la puissance.
C'est différent de la recherche de mobilité, de rapidité et de gestes imperceptibles, que pourra avoir un assassin. Il y a donc énormément de nuances dans le contexte martial.
Il faut aussi prendre en compte les différences entre la pratique à mains nues et armé. En général, plus il y a un travail d'armes, plus il va y avoir de nécessite de mobilité. Plus il y aura de combat à mains nues, plus la pratique a des chances de s'orienter vers une recherche d'enracinement et de puissance. En prenant deux extrêmes, on aura un lutteur d'un côté et un escrimeur avec sa rapière de l'autre. Ils seront très efficaces tous les deux mais auront une modification de l'utilisation de leur corps radicalement différente liée au contexte. Je crois que pour cette raison, on sera toujours mauvais quelque part. Le niveau est toujours relatif au contexte.
(photo Olivier Le Rille)
As-tu une approche de la spiritualité?
J'ai lu des livres comme la plupart, Krishnamurti, Gurdjieff, les textes fondateurs des religions, Deshimaru, Suzuki... Mais c'est l'Aïkido qui m'a appris à être là, ici et maintenant. Si tu bouges en retard, tu es coupé. C'est pour cela que je m'attache à pratiquer et enseigner un Aïkido sans complaisance. Parce que c'est une Voie où la technique t'enseigne à être.
En Aïkido il y a souvent des gens qui sont dans leur tête. Comme il n'y a pas de compétition ni de combat, et cela me convient parfaitement ainsi, il y a parfois une tendance à rentrer dans trop d'introspection et pas assez d'écoute de l'autre. L'attention sur ce qui se passe en nous est nécessaire, mais cela ne doit pas se faire au détriment de l'attention sur ce qui se passe à l'extérieur et sur l'aptitude à interagir. Proposer un travail qui nous amène à être, ici et maintenant, est aujourd'hui mon approche de la spiritualité.
J'ai lu sur ton blog, dans une réponse que tu donnais à un lecteur, que ce n'est pas parce que tu ne passes pas une technique qu'elle n'est pas juste, et ce n'est pas parce qye tu passes une technique qu'elle est juste…
C'est une réflexion qui est juste quand on est dans une recherche de modification de l'utilisation du corps. Si on cherche une efficacité rapide cette réflexion ne fait plus sens.
Ce que cela signifie est qu'une personne forte physiquement peut te jeter à terre sans respecter les formes et les principes de l'école. A l'inverse tu peux avoir une technique correcte effectuée en respectant de façon proche les principes que tu étudies, mais ne pas réussir à projeter ton partenaire. Parce que tu n'as pas encore un niveau suffisant pour la faire fonctionner malgré tout. Ou parce que la personne en face utilise la connaissance du travail effectué pour changer la situation par exemple. Les dés sont pipés d'avance, alors qu'en "réalité" la technique aurait fonctionné. Si par exemple tu travailles un mouvement adapté à une poussée et que la personne se met à tirer, cela change complètement la configuration, ce n'est pas réaliste et ça n'a aucun intérêt.
La contrainte que j'estime la plus difficile est celle où il y a un mouvement d'adaptation en face. La personne peut être un bûcheron et te saisir le bras, tu ne pourras pas bouger le bras mais cela ne changera rien au fait que tu puisses bouger le reste du corps et t'en servir contre lui. Est-ce que je travaille pour être capable de m'opposer à la plus grosse contrainte ou bien à chercher mes degrés de liberté? Souvent en Aikido on cherche à se libérer de la plus grosse contrainte, et la personne te saisit avec puissance sans que cela soit suivi de quoi que ce soit. Ce n'est pas une attaque. Ce n'est pas ce que démontrait le Fondateur. Ce n'est pas un travail qui existe dans les autres disciplines martiales. C'est une chose qui s'est développé chez des jeunes pratiquants qui, faute de compétition, n'ont pas trouvé d'autre moyen de rivaliser.
On dit qu'il faut utiliser la force de l'autre mais trop fréquemment la recherche est celle d'un mouvement "malgré l'autre". Si un attaquant te saisit, c'est dans un objectif précis. Te porter un coup, te projeter, etc… Ce n'est pas pour t'empêcher de faire une technique. Tu utilises alors son geste. Si il n'y a pas de mouvement je ne cherche pas à en faire un.
(photo Olivier Le Rille)
Quelle différence vois-tu entre le Systema et l'école de maître Kuroda?
Ce que je vois au Systema par exemple, même si je n'en ai qu'une connaissance superficielle, est qu'on apprend à faire de mieux en mieux quelque chose qui est naturel, instinctif. Qu'on va aller très loin dans cette direction, en optimisant ce que tu as déjà. Alors que là tu modifies complètement l'utilisation du corps. C'est comme si tu décidais de changer de système d'exploitation informatique au lieu de faire les mises à jour du système que tu as déjà. L'un n'est pas meilleur que l'autre. C'est simplement une différence d'approche.
Concernant la modification de l'utilisation du corps, ce que j'ai vu chez Kuroda senseï est aujourd'hui ce que j'ai rencontré de plus pointu dans le domaine. Après je n'y vois aucune magie, c'est de la pratique et de la compréhension. Un travail de la conscience du corps ou, plutôt que de faire dix mille suburis, il vaut mieux en faire cinquante ou cent avec un objectif précis.
Un maître me disait que les gens pratiquent les katas comme s'ils faisaient une prière et viennent au dojo comme s'ils venaient à l'église. Comme si il suffisait de faire pour qu'il y ait des progrès. Non, tu vas faire de mieux en mieux ce que tu es en train de faire, tu vas devenir plus fort et plus résistant, mais tu ne vas pas modifier profondément l'utilisation de ton corps. Tu ne passeras pas à un autre stade de pratique. Ce sera une différence de quantité, éventuellement de qualité, mais pas de nature. Ce sont deux choses très différentes.
Le texte complet est disponible ici. Je vous invite aussi à naviguer sur le site d'Elie qui contient de nombreuses pistes de réflexions.