Interview Sasaki Masando, dans les pas d'Osenseï… (partie 1)
Sasaki Masando est l'un des personnages les plus polémiques de l'Aïkido. 8ème dan, prêtre Shinto, son discours célébrant l'esprit japonais gène par ses accents de nationalisme. Pour autant, dès lors que l'on cherche à dépasser l'aspect superficiel des choses, son enseignement révèle des trésors de profondeur.
Sasaki Masando est l'un des rares à avoir, comme le Fondateur, lié la Voie martiale à celle du Shinto. Plus que quiconque, il est à même de transmettre le lien intime qui existe entre les origines Shinto de l'Aïkido et sa pratique, son message. Entretien avec un maître hors normes.
Senseï, comment avez-vous débuté l'Aïkido?
J'ai commencé l'Aïkido vers vingt-cinq ans, en 1954, après avoir assisté à une démonstration. Peu après j'ai rencontré Osenseï et, dès l'instant où je l'ai vu, j'ai été séduit par son visage.
Avez-vous pratiqué d'autres disciplines?
Par la suite, j'ai rencontré Nakamura Tempu et il m'a invité à devenir un de ses disciples. J'ai aussi beaucoup pratiqué le Kendo pendant la guerre.
(Note de l'auteur: Nakamura Tempu, 1876-1968, budoka, introduisit le Yoga au Japon. Il fonda le Shin Shin Toitsu do, la voie de l'union de l'esprit et du corps. Il eut une influence considérable sur certains des pratiquants les plus éminents de l'Aïkido tels que Toheï Koichi ou Tada Hiroshi.)
Avez-vous reçu les techniques du fondateur?
Oui, souvent. La dernière fois que j'ai eu l'honneur de recevoir son enseignement m'a profondément marqué. C'était deux mois avant sa mort. A cette époque le Fondateur avait plus de 80 ans, à peine plus que moi aujourd'hui. Il ne s'agissait pas de puissance physique, il n'y avait… rien. Aucun heurt, juste une sensation éthérée mais irrésistible.
A part lui, qui ont été vos professeurs?
Mon professeur était Tamura senseï. Osenseï l'aimait beaucoup parce qu'il chutait bien. L'ukemi, c'est la sensibilité. C'est un travail essentiel.
Quelle est l'essence du Shinto?
Au cœur du Shinto est la femme. Amaterasu omikami est une femme. Nous sommes les enfants de l'univers.
Dans les sanctuaires japonais il y a des toris. Ces toris sont les jambes de nos mères. Le chemin qui mène au sanctuaire, sando, est le chemin que nous empruntons pour naître. C'est pourquoi on appelait aussi le sanctuaire l'utérus. C'est la Voie des Dieux.
L'amour entre l'homme et la femme est l'origine de tout. En Occident l'individu est au centre. Mais un individu seul ne peut donner naissance à un autre être. Il faut qu'il y ait musubi.
(N.d.a.: -Amaterasu omikami, déesse du soleil, est l'ancêtre des empereurs japonais. Elle est représentée sur le drapeau japonais par le disque rouge.
-Tori: arche symbolisant l'entrée dans un espace sacré. Elles étaient traditionnellement au nombre de trois.
-Sando: deux homonymes, l'un désigne l'allée d'accès au temple, l'autre est un terme médical concernant le chemin qu'emprunte l'enfant à la naissance.)
Qu'est-ce que le musubi?
Lorsqu'un homme et une femme s'unissent, un enfant naît. Les opposés qui s'unissent est l'essence du musubi. L'être humain naît du musubi du corps du père et de la mère. Musubi est l'union des contraires qui permet l'équilibre. En Shodo, sur un papier souple, il faut écrire avec un pinceau dur. Sur le shikishi, il faut un pinceau souple.
L'esprit du musubi est le cœur de l'âme japonaise. Ainsi le Japon est la civilisation qui a unifié bun et bu, la culture et le guerrier.
(N.d.t.: -Shikishi: papier épais utilisé pour l'écriture de poème.)
Quel est le lien entre le Shinto et les Budo?
Le cœur des Budo est l'esprit du miroir.
Il y a bien longtemps au Japon, à l'époque des dieux, les sanshu no jingi ont été offerts à l'homme. Ces trois trésors sacrés sont le tsurugi, le kagami et le magatama. C'est pourquoi devant les jinjas il y a un miroir. Ce qui y est reflété est notre visage. C'est nous sans être nous. Cela nous livre des enseignements très profonds…
(N.d.a.: -Sanshu no jingi, les trois trésors sacrés du Japon, ont été amenés aux hommes par Ninigi no Mikoto, petit-fils de la déesse du soleil Amaterasu Omikami. Ces trésors sont le sabre (tsurugi), le miroir (kagami) et le joyau (magatama).)
Le cœur du miroir reflète tout, c'est une Voie sans concession qui reflète les choses telles qu'elles sont. Le miroir reflète dans l'instant et les Budokas vivent dans l'immédiat. Il faut pratiquer avec l'esprit du miroir. Le cœur comme le corps doit pouvoir changer dans l'instant. Le cœur comme le corps doit pouvoir faire tenkan instantanément.
L'origine japonaise de l'Aïkido est donc partie intégrante de sa nature?
Tout à fait. Le Christianisme, le Bouddhisme… toute religion renferme l'essence de la civilisation qui lui a donné naissance. Il est donc très important de comprendre leurs caractéristiques car cela permet de mieux saisir l'esprit de leurs habitants et de leurs traditions. Chaque peuple est lié à des éléments et voit, conçoit et mesure les choses à travers eux.
De la Terre sont nés de nombreux esprits. La Terre, comme l'Aïkido, est unique mais multiple dans ses manifestations. Elle abrite des environnements chauds et d'autres froids, des climats doux ou hostiles. Et chaque culture, chaque pays a été modelé par l'environnement qui lui a donné naissance.
Sur cette terre il y a la France et de nombreux pays. La France, qui est au cœur de l'Europe, est de la civilisation de la pierre. La civilisation de la pierre est née dans des contrées où les terres étaient souvent arides, où il était difficile de survivre. Il était donc nécessaire de préserver ses ressources et protéger ses réserves. C'est pourquoi s'y sont développés les bâtiments de pierre. C'est dans cette civilisation et sur cet esprit que la science moderne s'est développée. Mais le réchauffement climatique est aussi la conséquence de cette culture de la pierre…
Quelles sont les autres civilisations?
L'Occident est donc la civilisation de la pierre. Le Moyen-Orient est celle du sable, du désert. L'Extrême-Orient est celle de la terre. Mais la terre est aussi la boue, et les Américains en ont fait l'amère expérience lorsqu'ils ont rencontré la défaite dans le bourbier vietnamien.
Le Japon est donc de la civilisation de la terre?
Non, le Japon est la civilisation de l'eau. C'est la culture du nagare, de l'écoulement. Il n'y a pas d'arrêt, de blocage. Les traditions et l'esprit japonais ont été modelés par cette façon de voir les choses.
Nous lavons notre corps avec de l'eau, c'est l'origine du misogi. C'est de là qu'est né le Shinto, la Voie des dieux.
(N.d.a.: -Misogi: ablutions purificatrices)
Quelles sont les différences essentielles entre l'Occident et l'Orient?
L'Occident divise les choses et est allé au cœur du matériel. L'Orient conçoit les choses dans leur globalité et est allé au cœur de l'invisible et du spirituel. Le visible et l'invisible, le matériel et l'immatériel…
Cela a des conséquences. Au Japon il n'y avait pas de voleurs et donc pas de clés ou de serrures. Les cadenas ont été importés de Chine, c'est pourquoi on les a appelés des Nankinjo. En Occident les voleurs sont nombreux. C'est le résultat de la division. Dès lors que l'on prive quelqu'un de quelque chose, on fait naître en lui son désir de le posséder.
Y-a-t-il un point commun entre les civilisations?
Oui. Tout à l'heure nous avons fait des photos des mains. L'humanité est la civilisation de la main. Seul l'homme a des mains.
A ce sujet il me revient une anecdote. Lorsque j'ai débuté l'Aïkido, je me disais que s'agissant d'un Budo on devrait pouvoir frapper avec le pied. Mais lorsque j'en ai parlé à Osenseï, je me suis très sévèrement fait réprimander. "L'homme est de la civilisation de la main. Agir ainsi est s'avilir. C'est répugnant." me dit-il. J'ai longuement réfléchi à ce sujet et j'en suis venu à voir la profondeur de cet enseignement.
Le Budo est une question de vie ou de mort. On pourrait donc croire que l'on peut tout utiliser. Mais c'est opposé au point de vue du Bushido, c'est user de lâches procédés. Cette façon de penser est l'esprit japonais.
Comment doit-on considérer le corps?
Le corps de l'homme est le corps de dieu. La journée nous l'utilisons, la nuit il retourne aux dieux. Le corps ne nous appartient pas, il appartient aux dieux.
De même que dans une auberge une personne éduquée rangera sa chambre, une personne de cœur prendra soin de son corps. Nous ne sommes que des utilisateurs, nous ne possédons pas le corps, nous en avons l'usufruit.
Le corps n'a pas de poids, c'est pourquoi il est vide. (rires) Du point de vue de la science, le corps a un poids. Du point de vue de la vie, il n'en a pas…
(N.d.a.: Il s'agit d'un jeu de mots de Sasaki senseï. En japonais corps se dit "karada" et "kara da" signifie "c'est vide".)
Qu'est ce que le Bushido?
Lors du conflit russo-japonais, le monde entier prévoyait la défaite du Japon. C'est pourtant le Japon qui a vaincu grâce à l'âme du samouraï, le Bushido, l'esprit de sacrifice. C'est en s'engageant totalement que le Japon a gagné un combat que l'on disait perdu d'avance. Et cette victoire a fait naître l'étincelle qui a permis aux pays d'Asie de gagner leur indépendance.
Mais le Bushido n'est pas le chemin de la mort. Le Bushido est une voie où l'omniprésence de la possibilité de la mort nous amène à réfléchir sur la façon de vivre. Cette présence de la mort nous amène à vivre pleinement et intensément chaque instant sans crainte. Et, si cela s'avère nécessaire, à sacrifier son existence. Livrer un combat juste et nécessaire même en sachant que la seule issue possible est la défaite est aussi l'âme du samouraï.
Mais le Budo est la vie. C'est avec la vie que l'on peut voir le véritable Budo, c'est la vie qui nous permet de le comprendre…
Vous considérez que le Japon a œuvré pour l'indépendance des pays d'Asie?
Oui. Non seulement en montrant au monde qu'il était possible de faire face à une puissance occidentale lors de la guerre russo-japonaise, mais aussi grâce à la seconde guerre mondiale. Lors de ce conflit, le Japon a affronté le monde dans une lutte qui allait le mener à la défaite. Mais à la suite de cela, un par un, tous les pays d'Asie ont obtenu leur indépendance. Mongolie en 45, Philippines 46, Inde et Pakistan 47, Corée et Birmanie 48, Indonésie et Taïwan 49…
L'histoire doit être contemplée sur des périodes de trois cents ans, l'homme sur des périodes de cent. Ce n'est qu'ainsi qu'on en voit l'esprit. Si on prend un cylindre, vu d'en haut il est rond. Mais vu de côté il est carré. Il faut du recul pour voir les choses dans leur véritable dimension.
Le Japon ne s'est pas vanté en disant "C'est nous qui vous avons libéré!". C'est un cœur rempli de compassion. Le cœur de l'homme est pensée et empathie, compassion. Mais des deux l'essentiel est la compassion. La pensée n'a de valeur que lorsqu'elle renforce l'altruisme et la compassion.
Quelle est la spécificité de l'Aïkido par rapport aux autres Budo?
L'Aïkido est la manifestation martiale du Shinto japonais. C'est une manifestation du fonctionnement de l'univers, du musubi, l'union des contraires, nage et uke, grâce à irimi.
Ma voie est l'Aïkido. Il y en a beaucoup d'autres, le Karaté, le Kendo… Mais dans le courant de l'Histoire c'est l'Aïkido qui est apparu le dernier. L'Aïkido est le dernier des Budo, son achèvement. Il contient l'esprit de la paix dans le monde.
En Budo il n'y a pas de tameshiaï, il n'y a que le koroshiaï. Il n'y a que la vie ou la mort. Mais le koroshiaï doit devenir ikashiaï. C'est l'esprit du Japon et de l'Aïkido.
(N.d.a.: -Tameshiaï: rencontre de test, compétition.
-Koroshiaï: rencontre de mort.
-Ikashiaï: rencontre de vie.)
Aux échecs, lorsqu'une pièce est prise elle est morte, on ne peut plus l'utiliser. C'est un koroshiaï. Dans le shogi, les échecs japonais, on peut utiliser la pièce que l'on a prise. C'est ikashiaï.
Le koroshiaï est l'esprit occidental. J'ai quatre-vingts ans et j'ai donc vécu la guerre. L'occident a créé des armes de destruction massive. Des grenades aux bombes, ces armes détruisent tout, sans distinction. Le Japon est différent. Il attaque le cœur. C'est en attaquant au cœur qu'il peut faire vivre le reste. C'est l'esprit japonais. L'esprit du Japon c'est ikashiaï. Le Budo c'est l'ikashiaï.
C'est un idéal extrêmement élevé.
Oui. Mais dans le Budo actuel cette dimension, cette profondeur ont disparu. Cela s'arrête à la forme, à l'aspect matériel, superficiel. Une technique sans âme dans un monde matérialiste.
Pour mesurer les objets on utilise une règle, pour les peser une balance. Mais l'essentiel ne peut être mesuré que par le cœur. Nous vivons une époque dominée par les désirs matériels. Traditionnellement on dit "Debout un demi jo, couché un jo." Cet espace, un kimono, une ou deux mesures de riz suffisent. Il n'est pas nécessaire d'accumuler pour vivre.
(N.d.a.: -Jo, unité de mesure de surface équivalent à un tatami japonais, 1,65m².)
Les désirs sont-ils donc néfastes?
La civilisation humaine s'est développée grâce aux désirs. Mais leur excès entraîne la guerre. C'est pourquoi il est important de bien réfléchir aux désirs (yoku yoku kangaeru).
(N.d.a.: -Yoku signifie "désir" ou "bien", "Yoku yoku kangaeru" signifie donc "Bien réfléchir aux désirs…".)
Photos Jean-Baptiste Rosello