Interview Noro Takeharu, se libérer dans la joie
Noro Takeharu est le fils cadet de maître Noro Masamichi. Observé depuis le décès de son père par le microcosme martial, cet amoureux du calme et de la douceur s'accommode tant bien que mal de ce surcroît d'attention en ne déviant pas de son chemin, la recherche de la liberté. Dans la joie, comme toujours chez les Noro. Rencontre avec un jeune adepte prometteur.
Comment as-tu débuté les arts martiaux?
J'ai commencé par le Judo, mais je n'ai pas de souvenirs précis. A vrai dire les circonstances de mes débuts sont même assez mystérieuses pour moi. (rires)
Je n'ai donc plus de souvenir précis de mes premières années, mais lorsque nous avons déménagé à Paris lorsque j'avais une dizaine d'années, mon père m'a dit "Je connais un bon professeur de Judo.", et il m'a amené chez maître Arbus. J'y suis resté quelques années puis, au bout de trois ans, j'ai souhaité découvrir d'autres choses. Je suis alors allé pratiquer le Jujitsu chez Daniel Pariset.
Ce n'est donc pas ton père qui t'a encouragé à débuter la pratique des arts martiaux?
Non. Mais il était toujours présent en filigrane. Il venait de temps en temps aux dojos où je pratiquais, et observait ce que l'on faisait. Il avait un regard attentif, mais ce n'était pas son style de pousser.
Est-ce que ce sont tes parents qui t'ont proposé de pratiquer le Kinomichi?
Non. Nous sommes six frères et sœurs, et nos parents nous ont laissés très libres, sans jamais chercher à nous pousser dans telle ou telle voie. Sans doute une invitation aurait été agréable, la contrainte aurait évidemment été une erreur. Mais ils avaient pris le parti de nous mettre face à nos désirs. Un jour, ils demandaient simplement "Qu'est-ce que tu veux faire?". Et une fois que nous avions exprimé notre envie ils nous encourageaient, et mettaient tout en œuvre pour que nous puissions explorer ce choix.
Quand as-tu débuté le Kinomichi?
J'ai eu l'occasion de faire quelques cours enfants, mais il semble que je ne voulais pas m'asseoir au bon endroit. Alors je suis parti. (rires)
J'ai repris et réellement débuté le Kinomichi il y a quatre ans, après avoir étudié et travaillé dans le management et la finance. C'est un monde dans lequel je me sentais bien, tout en ressentant confusément un manque. J'ai alors voulu découvrir le Kinomichi. Mais avec un père tel que maître Noro, ce n'était pas anodin. Je voulais donc être prêt.
J'avais le sentiment que ce que j'avais exploré dans le monde martial jusqu'à ce moment allait dans une direction différente. Je voulais arriver l'esprit clair, calme. Ma démarche s'est donc faite dans le temps. Je travaillais en Asie et quand je suis revenu en France j'ai d'abord fait part de mon désir à mon père. Il m'a regardé et a seulement dit "Humm humm. Humm humm.". Mais à partir de ce moment-là, les choses ont commencées à changer de façon très subtile. Est-ce qu'il me disait les mêmes choses mais que je les comprenais différemment? Est-ce qu'il me disait d'autres choses? J'avais en tout cas le sentiment qu'il me faisait passer quelque chose, très subtilement, de façon presqu'anodine. C'est aussi une époque où j'ai beaucoup fréquenté le père Breton, un élève de mon père. C'est un guide et, lui aussi, de façon imperceptible, m'a amené à un calme du corps et de l'esprit. Finalement un jour je me suis senti prêt, et je suis entré dans le dojo.
Comment définirais-tu le Kinomichi?
Quelle colle! (rires) Définir c'est d'une certaine façon limiter, c'est pourquoi c'est très difficile. Le Kinomichi est avant tout un art. On peut y mettre beaucoup, mais c'est en même temps très précis. Ce que je peux dire, c'est ce que j'ai retenu de l'enseignement de maître Noro. Avant tout, c'était la joie. C'est aussi le fait qu'il enseignait le Kinomichi comme une Voie de libération.
Se libérer dans la joie, quel magnifique Voie!
Oui. Je pense qu'il s'inscrivait ainsi dans le message d'Osenseï. C'était en tout cas en accord total avec ce qu'il nous en transmettait, ce qu'il en avait saisi.
Quelles choses ont évoluées chez toi grâce à la pratique du Kinomichi?
Avant de débuter le Kinomichi j'étais assez sportif. Pourtant en l'espace de quelques semaines j'ai senti… mes pieds se poser. Mon bassin a alors trouvé une véritable stabilité, et mes bras, une tranquillité. Et avec cette aisance sont venus beaucoup d'autre chose comme le souffle. On parle beaucoup d'axe, d'enracinement, d'ancrage et je croyais posséder ces choses. Mais en réalité j'ai pris conscience que je n'étais pas "fixé" au sol. Le Kinomichi est un travail où l'on recherche beaucoup l'expansion, le mouvement, mais paradoxalement il m'a permis de développer un ancrage. Bouger, mais en étant véritablement présent, là.
Et ces changements physiques ont aussi eu une influence intérieure, ça m'a apporté beaucoup de sérénité. Le Kinomichi est très agréable pour le corps, mais aussi dans la façon dont il amène à percevoir le monde, à interagir avec les gens, à développer l'écoute, le don, le respect. Il y a tant de choses, mais c'est si difficile à décrire. (rires)
Tu vas aujourd'hui pratiquer régulièrement chez Asaï senseï. Peux-tu nous parler de lui?
C'est très difficile car c'est assez personnel. En fait maître Asaï est véritablement un membre de notre famille.
Comme un oncle sans doute, car on percevait entre lui et ton père une complicité qui allait au-delà de l'amitié.
Oui, c'est cela. C'est le frère de mon père. Très souvent à Paris, chaque année chez nous. Maintenant je me rends chez lui lorsque j'arrive à ma libérer, et je réside dans son dojo où il y a des cours quotidiens. C'est un homme très actif, et je me nourris de sa technique, son esprit. Aujourd'hui c'est mon maître, tout simplement. Et il m'est très difficile de décrire tout ce qu'il peut m'apporter.
Retrouves-tu l'enseignement de maître Noro chez maître Asaï?
Oui, beaucoup. Mais ce qui me semble facile en apparence, est en réalité ce qui me pose le plus de difficultés. Ces choses qui me semblent proches, sont finalement celles que je fais mal, alors que d'autres choses qui me semblent à priori éloignées, me viennent facilement.
Ce qui est certain, pour le peu d'expérience que j'en ai, est qu'il y a une véritable parenté entre les pratiques, que je ne retrouve pas avec tous les courants d'Aïkido.
Tu as fais deux démonstrations à la Nuit des Arts Martiaux Traditionnels, comment as-tu vécu cela?
Il m'a dit "Ah oui… Bon, tu vas faire.". Je lui ai dit "Mais quand même, c'est…", et il m'a répondu "Tu me montres le mouvement, et je te dirai ce qui ne va pas.".
Lors des démonstrations j'avais une pression terrible. Il y avait toutes ces personnes avec lesquelles il fallait arriver à s'harmoniser, mais c'est en pensant à lui que mon cœur battait. Il n'a pu être présent pour des raisons de santé, mais c'était lui le public pour moi. Je faisais ça pour lui.
Comment Noro senseï transmettait-il?
J'ai le sentiment que dans son enseignement il cherchait à me toucher au plus profond, à me former. Cela allait bien au-delà des détails techniques, sur lesquels il me corrigeait au final assez peu. Il disait parfois par exemple "Grand. Plus grand.", et me montrait simplement un point à quatre ou cinq mètres de moi. (rires)
J'ai passé beaucoup de temps avec lui, seuls. Des moments très simples, très silencieux. Et grâce à ce silence, les paroles échangées avaient un poids, un sens plus profond. Je ne savais pas où cela allait à cette époque, mais aujourd'hui petit à petit je le découvre.
Pratiquer le Kinomichi t'a-t-il fait découvrir des facettes de ton père que tu ne connaissais pas?
Oui. J'ai pu comprendre sa recherche, découvrir des pans de sa vie en tant que maître d'Aïkido et de Kinomichi que je ne connaissais pas. Je me suis intéressé à son histoire, aux gens qu'il a rencontrés, à son parcours. Je me suis par exemple chargé de numériser les archives photographiques.
Que t'apporte l'enseignement?
C'est essentiel. C'est une étape pour pouvoir approfondir. Les élèves sont le miroir de l'enseignant. Et lorsque l'on regarde ses élèves, on découvre le reflet de soi-même. Celui qui sait voir a alors de précieuses informations pour évoluer. Mais pour voir cela, il faut vouloir regarder.
Enseigner c'est aussi faire partie de la transmission. Transmettre une part de l'âme de maître Noro, de l'âme de maître Ueshiba, de tous les maîtres qui les ont précédés, c'est quelque chose qui, aujourd'hui, me rend profondément heureux.
Que souhaites-tu apporter aux gens par ton enseignement?
De la joie… Mais bien entendu sans dénaturer l'outil, le savoir technique.
Quels sont tes projets?
Mettre tout en œuvre pour devenir un maillon efficace de la transmission.
Quels sont les rapports entre l'Aïkido et le Kinomichi?
J'ai l'impression que l'Aïkido regroupe dans leur diversité, les voies de développement de l'harmonie et de l'énergie. En ce sens, le Kinomichi peut être de l'Aïkido. Mais il y a en même temps une identité technique dans la transmission qui lui est propre.
Le Kinomichi, c'est la façon dont maître Noro a transmis au monde ce qu'il a reçu de maître Ueshiba.
As-tu une anecdote à partager avec les lecteurs?
Enfant je voyais un de mes grands frères faire des pompes, des pompes, des pompes, et je me demandais pourquoi il faisait ça. Et on m'a dit "Papa peut faire dix pompes sur un doigt.".
Mon frère continuait. Il est arrivé à faire des pompes sur le bout des doigts, puis sur trois, et enfin, difficilement, une sur deux pouces. Mon père regardait tout cela en riant. Quelque temps plus tard il est arrivé dans la cuisine, a mis un pouce au sol, et s'est mis à faire des pompes. Une fois terminé, il est parti sans un mot.
Il avait sa façon de nous faire passer des choses comme cela, tout simplement, au quotidien. Il savait adapter son regard aux gens. Il savait que donner à un enfant, à une personne selon sa sensibilité. C'était aussi ainsi qu'il incarnait l'harmonie, dans chaque domaine de sa vie.
Merci.
Merci à toi.
Photos Shizuka Sasa-Tamaki