Jaff Raji, l'ukemi élevé au rang d'un art
Jaff Raji est l'un des experts français les plus en vus dans le monde du Budo. Invité dans le monde entier, il est particulièrement réputé pour son développement du travail de l'ukemi. Retous sur son parcours.
Jaff, peux-tu nous parler un peu de ton parcours?
Avant tout je tiens à évoquer un principe que j'ai reçu de mon père dès mon plus jeune âge: Pour être valable, un travail quel qu’il soit, doit être fait en parfaite conscience de soi. L’objectif se doit aussi d’être utile pour soi, durable pour les êtres humains, et surtout transmissible de génération en génération. C’est uniquement à ces conditions que la "Conscience de Soi Objective" peut se développer. Dans le cas contraire ce n'est que "gesticulation de l’esprit et produit de l’imagination". C'est une chose qui m'a toujours guidé, tout au long de mon parcours.
C'est une éthique très forte.
Oui. Concernant mon parcours, je me suis investi très tôt dans le sport. On me disait doué, mais j'étais surtout perfectionniste. Je me suis toujours intéressé au geste juste, efficace et beau. Tout cela est probablement dû à l’influence de mon père.
Comme beaucoup d’enfants, j’ai tout d’abord joué au Football, puis plus tard j’y ai ajouté le Handball. Ensuite c'est la beauté de la Gymnastique qui m’a attiré et j'ai ajouté cette discipline aux deux autres. Si on additionne le travail scolaire, ça me faisait des semaines très chargées. (rires)
J’ai ensuite tout abandonné pour le Kayak qui est devenu ma passion durant des années. A tout cela s'ajoutaient tous les sports que l’on peut faire au collège et au lycée. Toutes ces activités ont forgé mon corps. Leur variété nécessitait de faire preuve d’adaptation à chaque règle et technique, et cela a augmenté mon sens de la précision et ma sensibilité. Mon corps devenait intelligent, malléable, et je devenais un sportif accompli et polyvalent.
Est-ce que tu lies certaines pratiques au développement de qualités particulières?
Le Foot m’a donc donné le sens du collectif et un bon usage de mes pieds. Le Hand m’a permis de faire un bon usage de mes membres supérieurs. La Gym a relié mes membres au tronc, m’a inculqué le sens de l’équilibre et m’a appris à apprivoiser la gravité. C’était toujours une grande joie que de se retrouver dans le vide, et chaque agrès me donnait une sensation différente. Quant au Kayak, ça m'a apprit à mieux observer les éléments de la nature qui m’entouraient. J’ai appris à lire les mouvements de l’eau et ses changements dans les puissantes rivières. Je comprenais et anticipais mes trajectoires lors de mes courses, selon le changement du débit de l’eau toujours variable dans les grands torrents et qui était lié au relief rocheux. C'était vraiment un plaisir!
Comment as-tu vécu ta relation avec tes entraîneurs?
Dans chacune de ces disciplines, j’ai été proche et dirigé par de grands champions qui m’ont toujours prodigué de précieux conseils. Pour le gamin que j’étais, ils étaient tous exemplaires. C'étaient des modèles à qui je voulais ressembler. Peu m’importaient les défauts ou l’arrogance de certains. Je les ai observés, j’ai cherché à les imiter, et je les ai même singés! C’était mon meilleur moyen pour apprendre et gagner comme eux le faisaient.
Il me fallait développer le geste juste et parfait. C’est ce geste là qui faisait gagner. Mais il m'a aussi fallu apprendre à perdre. Ca s'est fait naturellement au fur et à mesure des années. Peu à peu gagner ou perdre est devenu secondaire. Ce qui comptait pour moi était ce que j'apprenais sur le fonctionnement de mon corps, de mon organisme et sur moi-même. Le but était surtout d’arrêter de… gesticuler.
Quand je gagnais mon père me félicitait en me disant "C’est bien mon fils, si tu as gagné c’est que tu as été conscient…". Quelle énigme!
Comment es-tu arrivé aux arts martiaux?
A un moment gagner ou perdre est devenu une chose relative et de peu d’importance. J’ai alors commencé à m’intéresser aux arts martiaux, et c’est tout simplement vers l’Aïkido que je me suis dirigé, en raison de l’absence de compétition.
Les modèles étaient des gens âgés à la barbe blanche, et on appelait Osenseï celui de la discipline que j’avais choisie. J’ai pensé en mon for intérieur que le temps où l’on m’appelait "champion" était révolu, et j'imaginais le jour où on m’appellerait "senseï". (rires) J'avais trouvé l'étude d'une existence, et une discipline de vie.
Avec qui as-tu étudié en Aïkido?
Sans omettre mes professeurs directs pour qui j’ai toujours le plus grand respect et gratitude, le Maître que j’avais décidé d’approcher et dont je voulais suivre l’enseignement n’avait pas encore de barbe blanche, mais on disait qu’il était le plus fameux de ceux qu'O Senseï avait formés… J’étais donc avec "le Champion". (rires) Il était l’exemple que je me devais de suivre et d’imiter pour apprendre sur moi, comme je l’avais fait auparavant dans les sports que j'avais pratiqués.
On disait du Maître que c’était celui qui avait le plus chuté pour Osenseï, donc celui qui avait le plus reçu, et que c’était pour cela qu’il était fort lui-même… Quel paradoxe comparé aux autres disciplines. Tomber était la meilleure façon de devenir fort en Aïkido. Cela me mettait en phase avec tous les matches que j’avais perdus, toutes les réceptions manquées lors de mes routines de Gym, toutes les fois où j’avais dessalé en Kayak et perdu la course… En pratiquant toutes ces disciplines j'avais compris que perdre ou gagner n’était pas grave. Et cela venait de l’éducation de mon défunt père qui me répétait que le plus important dans la vie était d’être "conscient" à chaque seconde de notre vie.
Sentais-tu que tu avais trouvé ta Voie?
Oui, j’avais enfin trouvé ma Voie. Je n’avais rien à changer en moi. Je voulais seulement continuer ce qui me convenait le plus. M’entraîner était pour moi la chose principale, essentielle même. Répéter, répéter, toujours répéter et faire en sorte que chaque mouvement devienne automatique, vivant, donc… conscient.
Mais l'Aïkido est la voie de l’Unité, et pour faire l’unité il faut être au minimum deux. Comment allais-je pouvoir travailler puisque dans le temps libre que je m’étais octroyé pour pratiquer le plus souvent possible, je me trouvais généralement seul? Alors il fallait trouver des solutions pour m’entraîner sans compagnons en dehors des heures de cours collectifs. J’ai commencé à occuper mon temps et mes entraînements solitaires avec les armes. Suburis, suburis, suburis dans tous les angles, dans toutes les directions. J'ai ensuite découvert le Iaïdo et le Jodo où je retrouvais ce travail du geste juste, efficace et beau.
Tu as été un uke très régulier de ton maître. Peux-tu nous parler de cette expérience?
Lors de mes entraînements solitaires je me suis rappelé ce que l'on disait sur le Maître, et le fait qu'il avait beaucoup chuté pour Osenseï. J’ai alors décidé de le suivre le plus souvent possible en fonction de mes moyens, de m’approcher et d’être toujours là, aussi proche et disponible que possible pour recevoir ses mouvements.
Un jour il m’a vu et m’a tendu le poignet. Je l’ai saisi et avec beaucoup d’émotion, j’ai enfin à mon tour chuté avec le Maître. Il a arrêté le cours pour donner son explication, mais surtout, pour cela il m’a gardé dans ses mains. Je recevais enfin ses wazas et je faisais ukemi. Je recevais un enseignement direct, de la même façon qu'il avait reçu le sien. C’était la consécration!!! (rires)
Alors pour mériter son enseignement direct, j’ai décidé à mon retour chez moi que plus jamais je n’arrêterai de faire ukemi.
J’ai eu la chance comme beaucoup d’autres de pouvoir faire ukemi avec mon Maître durant de nombreuses années. J'ai ainsi pu être témoin du perfectionnement de sa technique. C'est quelque chose d'indélébile qui est gravé dans ma mémoire.
Dès le départ l'ukemi a eu une importance capitale dans ta pratique?
Oui. J’en ai non seulement fait la base de mon propre travail, mais c'est aussi devenu le socle de mon enseignement. Faire les wazas ou faire ukemi est devenu la même chose à mes yeux.
On me demande souvent comment faire pour progresser. Depuis trente ans que j'enseigne, ma réponse est la même: "Les gars, le secret c’est qu’il faut chuter, faire ukemi jusqu'à la fin de votre vie…".
Certains me disent "Oui c’est cool Jaff, mais pour là maintenant, pour être bon et fort techniquement?". Je réponds "Ah oui pardon, pour faire comme moi, alors il faut chuter, apprendre à faire ukemi jusqu’à la fin de tes jours.". (rires)
Bon, il est clair que c'est un enseignement qui peut rebuter, et que cela pousse certains pratiquants qui n'aiment pas chuter à ne plus venir à mes stages. Mais à mon sens lorsque l'on n'aime pas chuter, autant arrêter la pratique de l'Aïkido.
Pour moi le secret c’est ukemi et mushotoku. Recevoir avec le corps sans but ni esprit de profit. Ce n'est qu'ainsi que peut se développer notre "être".
Tu as créé récemment le RAJI UKEMI Fitness. Peux-tu nous en parler un peu plus?
RAJI UKEMI Fitness c'est à la fois une méthode et un concept de travail. C'est une méthode destinée au grand public qui met l'accent sur certains éléments issus de l'Aïkido pour le bien-être et la santé de l'humain.
L'ukemi c'est rouler et chuter avec joie. Mais en allant plus loin, ukemi qui signifie recevoir par le corps c'est aussi la conscience de soi. A un premier niveau c'est une pratique qui développe la puissance et la santé du corps. Mais plus profondément c'est aussi une méthode qui permet d'unifier le corps, le cœur et l'esprit.
Comment est né RAJI UKEMI fitness?
Comme je te le disais l'ukemi a dès le départ occupé une place centrale dans ma pratique. D'abord en tant qu'élève, puis en tant qu'enseignant. Au point qu'on me surnommait "Monsieur Ukemi". (rires) Pendant plus de trente ans j'ai travaillé, cherché, expérimenté. Seul, avec mes élèves, mais aussi avec des danseurs, des comédiens, etc… Toutes ces personnes m'ont souvent donné des retours très pertinents.
Simultanément je cherchais des réponses à des questions qui me semblaient essentielles:
Comment être et avoir un corps solide et puissant pour les techniques martiales?
Comment être et avoir un corps souple, dans sa globalité et dans tous les sens du terme?
Comment être et avoir un corps sensible et réceptif, tant dans la pratique que dans la vie elle-même?
Comme à la question que me posaient les élèves qui souhaitaient devenir bons, la réponse a été naturellement, ukemi, recevoir et apprendre avec le corps.
C'est une création qui a dû surprendre un certain nombre de personnes?
Oui c'est certain. (rires) Mais sans présumer de la valeur de ma méthode, le processus consistant à mettre l'accent sur des éléments particuliers d'une discipline pour en créer une nouvelle n'est pas nouveau. C'est ce qu'ont fait des maîtres comme Toheï senseï avec l'école du Ki, Tsuda senseï avec l'école de la respiration, Noro senseï avec le Kinomichi, etc… C'est d'ailleurs un travail que font tout aussi efficacement des professeurs qui œuvrent dans l'ombre. Mais c'est aussi en un sens ce qu'a fait Osenseï avec les disciplines qu'il avait étudiées. Nous devrions d'ailleurs tous rendre hommage à cet extraordinaire innovateur qui a créé une méthode d'amélioration de soi destinée à tous les hommes.
A qui s'adresse RAJI UKEMI Fitness?
A tous! Disons qu'un de mes buts était de mettre à la portée de personnes ne souhaitant pas particulièrement avoir une pratique martiale ou de l'Aïkido, certains de ses bienfaits les plus importants. Cela peut en outre être une porte d'entrée vers la pratique ultérieure d'une discipline martiale.
Au départ les arts martiaux peuvent rebuter ou effrayer. Il y a la peur que l'autre nous fasse mal, que l'on nous jette violemment. Avec RAJI UKEMI Fitness le sol est aïte. Les pratiquants peuvent moduler eux-mêmes le travail sans crainte que le partenaire n'arrive pas à s'adapter à leur niveau. En roulant ils se réapproprient leurs corps, ils retrouvent des sensations internes et externes perdues parfois depuis la plus petite enfance. Le pratiquant stimule comme lors d’un massage, toutes les zones qui entrent en contact avec le tatami, dont la matière est à la fois ferme et souple. Le vide qui nous entoure devient plein, et ce contact permet de développer équilibre, assurance et confiance en soi.
Les bienfaits de ce travail qui est parfois survolé en Aïkido semblent nombreux.
(Rires) Tu l'as compris, pour moi l'ukemi est au cœur de la pratique. Il permet grâce à un travail sur la conscience du corps d'améliorer la qualité de ses mouvements, sa puissance, sa souplesse et son souffle. C'est un concept qui a même déjà séduit des sportifs et des athlètes de haut niveau.
J'ai conçu chaque exercice pour qu'il amène une compréhension subtile du corps et crée progressivement une unité entre le squelette, les muscles, la respiration, les émotions, etc… Le corps devient souple, non pas seulement par sa laxité articulaire, mais dans son utilisation globale. Tous les muscles sont aussi sollicités en profondeur, dans leur totalité.
La pratique sollicite par ailleurs le système cardio-vasculaire de façon progressive jusqu’au plus haut degré de chacun. Conséquence positive des plus importantes pour, le souffle est élevé à un niveau souvent méconnu par l’ensemble des individus et des sportifs professionnels de haut niveau.
Mais cette liste n’est pas exhaustive. Comme en Aïkido, de la même façon que chaque personne vient avec des objectifs différents, chacun fera son propre constat dans la vie quotidienne des bienfaits que lui procure la pratique.
Merci Jaff, il ne me reste plus qu'à aller chuter.
Merci à toi et bon ukemi. (rires)
Bio-express
Jaff Raji est né en 1960. Expert en Aïkido, Iaïdo et Jodo, il est le fondateur de l'Ecole de Budo RAJI (Ryu Aïkido Jodo Iaïdo) au rayonnement international, et le créateur du RAJI UKEMI Fitness. Il est l'auteur de nombreux DVDs, et le coauteur du livre Mitori Geiko. Vous pouvez le retrouver sur: www.aikido-jaffraji.com.
Photos noir et blanc Hélène Rasse.