Ukemi, frapper le sol ou pas
Ukemi, "recevoir avec le corps", "le corps qui reçoit", que l'on traduit généralement incorrectement par "la chute" hors du Japon. Ukeru, recevoir, et l'ukemi, la façon de recevoir avec le corps, recouvrent des notions si riches et fondamentales que l'on pourrait remplir des volumes sur le sujet. Je l'aborderai à nouveau dans le futur, et vais me contenter ici de brèves réflexions pour répondre à un lecteur.
"Bonjour Léo.
Je me permets de revenir sur une de tes remarques qui me trotte dans la tête depuis quelques semaines, celle où tu dis souscrire pleinement à ce que dit Jérôme Kadian lorsqu'il évoque la nécessité de ne pas frapper lorsque l'on chute.
Comme sans doute la majorité des pratiquants j'ai appris à frapper le sol avant la chute proprement dite, afin de "l'amortir", d'absorber une partie de l'énergie liée au "retour sur terre". Je parle bien évidemment des chutes claquées, celle dont l'aïkido s'est fait une spécialité, à tord ou à raison, enfin à tord lorsque la chute est faite sans nécessité, juste pour le plaisir de chuter, et à raison lorsque la puissance de la technique ne laisse pas d'autre choix pour préserver son intégrité physique.
Mais j'ai le souvenir d'un enseignant qui m'avait projeté en dehors des tatamis et je me souviens de la violence de la douleur intense ressentie lorsque mon bras a frappé le parquet. Suite à ton article j'ai donc cherché des vidéos de chutes en Systema. Apparemment leur objectif est de rester le plus proche du sol et d'avoir un contact très souple avec lui, mais je n'ai rien trouvé en chutes claquées. Comment adapter cela à l'aïkido, par exemple sur un irimi rapide et puissant ?
Il y a quelques années j'étais tombé sur cette vidéo qui me semblait être le plus proche d'une chute arrière claquée sans frappe : https://www.youtube.com/watch?v=yx4GLiyPZz0
Bonne journée, Marc"
"Je me permets de revenir sur une de tes remarques qui me trotte dans la tête depuis quelques semaines, celle où tu dis souscrire pleinement à ce que dit Jérôme Kadian lorsqu'il évoque la nécessité de ne pas frapper lorsque l'on chute."
Je souscris en effet pleinement à ce que dit Jérôme. Il y a d'ailleurs un travail très riche sur la question en Systema, comme tu l'évoques plus tard dans ton message.
"Comme sans doute la majorité des pratiquants j'ai appris à frapper le sol avant la chute proprement dite, afin de "l'amortir", d'absorber une partie de l'énergie liée au "retour sur terre". Je parle bien évidemment des chutes claquées, celle dont l'aïkido s'est fait une spécialité, à tord ou à raison, enfin à tord lorsque la chute est faite sans nécessité, juste pour le plaisir de chuter, et à raison lorsque la puissance de la technique ne laisse pas d'autre choix pour préserver son intégrité physique."
L'apprentissage de la frappe lorsque l'on reçoit une technique me semble être une adoption récente de la méthodologie du Judo. Voici ce que Tamura senseï disait sur le sujet :
Comment se passait l’apprentissage des chutes (ukemi) à l’Aïkikaï?
A l’époque à l’Aïkikaï aucun de nous n’a reçu d’enseignement spécifique concernant les ukemis. Nous avions tous une expérience dans les arts martiaux, que ce soit en Judo, Kendo ou Karaté, et dès le premier jour on était projeté sans ménagement. On considérait qu’on apprenait les ukemis en étant projetés.
Quand vous chutez on n'entend aucun bruit, contrairement aux chutes comme celles du Judo qui sont très sonores.
En Judo on nous enseignait à diffuser le choc en chutant ainsi. Mais en Aïkido on ne considère pas que l’on chute sur un tatami. Il faut imaginer que l’on chute sur des pierres. C’est donc pour ne pas se blesser qu’il est important de chuter souplement.
Osenseï faisait régulièrement des démonstrations et on devait parfois chuter sur du gravier. Plutôt que de faire du bruit nous cherchions à privilégier une chute souple. Par contre pour les démonstrations lorsque l’on pratiquait sur des tatamis on faisait volontairement de grandes chutes bruyantes pour impressionner le public. (rires)
On insiste généralement sur le travail du tori mais on explique peu celui du uke.
Les ukemis et le travail du uke sont des mouvements qui servent à protéger le corps. Ce sont des choses que l’on doit comprendre seul. Et si l’on devient bon il est alors possible d’appliquer les contre techniques, les kaeshi wazas.
"Comme sans doute la majorité des pratiquants j'ai appris à frapper le sol avant la chute proprement dite, afin de "l'amortir", d'absorber une partie de l'énergie liée au "retour sur terre". Je parle bien évidemment des chutes claquées, celle dont l'aïkido s'est fait une spécialité, à tord ou à raison, enfin à tord lorsque la chute est faite sans nécessité, juste pour le plaisir de chuter, et à raison lorsque la puissance de la technique ne laisse pas d'autre choix pour préserver son intégrité physique."
Il faut aussi se souvenir que la pratique martiale avait lieu aux origines en plein air, puis dans des temples sur… parquet. Les tatamis coutaient une fortune et étaient réservés à une élite. Ils ne servaient naturellement pas de surface de pratique aux samouraïs.
Par ailleurs ce que l'on peut amortir en frappant ainsi est réellement limité. Les pratiquants de Parkour qui chutent de plusieurs mètres de hauteur ne frappent d'ailleurs pas le sol à leur arrivée. Un choc bien plus important que celui d'une projection, aussi forte soit-elle.
"Mais j'ai le souvenir d'un enseignant qui m'avait projeté en dehors des tatamis et je me souviens de la violence de la douleur intense ressentie lorsque mon bras a frappé le parquet."
Il y a au Hombu dojo de l'Aïkikaï une bordure large en parquet à l'arrière. Il arrivait à certaines occasions que notre nombre oblige un certain nombre de personnes à y pratiquer. Immanquablement un élève étourdi ou venant de l'extérieur frappait violemment le sol en bois. Une fois ! Imagine cela en chutant sur du ciment.
"Suite à ton article j'ai donc cherché des vidéos de chutes en Systema. Apparemment leur objectif est de rester le plus proche du sol et d'avoir un contact très souple avec lui, mais je n'ai rien trouvé en chutes claquées."
Cela ne me surprend pas, je ne vois aucun intérêt à faire ce type de chutes. Elles permettent de limiter un impact moyen, mais au prix de traumatismes répétés. Dès lors que le choc est très violent, cela devient inefficace. Les singes ou les chats ne frappent d'ailleurs jamais le sol, quelle que soit la hauteur dont ils tombent.
"Comment adapter cela à l'aïkido, par exemple sur un irimi rapide et puissant ?"
Les techniques pratiquées aujourd'hui sont généralement mouchetées, tant dans leur forme que la puissance avec laquelle elles sont effectuées. Un irimi nage peut être réalisé sans possibilité pour le uke de faire une chute. C'est naturellement la forme qui aurait été employée en situation de survie. Et même la forme avec la "simple" projection puissante ne permet absolument pas de faire un bel ukemi. On fait un plat violent avec le dos sur le sol. Les mains arrivent trop tard, et on est déjà séché. Je fais toutefois très très rarement travailler cette dernière, car je n'y vois pas grand intérêt.
Aujourd'hui de nombreuses techniques sont pratiquées sous des formes qui nécessitent des qualités athlétiques importantes pour réaliser les acrobaties que demandent leurs chutes. Mais la majeure partie du temps, uke doit faire une chute pour un mouvement qu'il a attendu de subir. Aujourd'hui les ukes reçoivent des techniques qui peuvent être puissantes, mais qui sont très lentes. Raison pour laquelle elles ne trouvent aucune application lorsque l'on fait face à un pratiquant d'une autre discipline. Ces mouvements sont souvent néfastes pour la santé au regard des ukemis qu'ils demandent, et sans application concrète. Ils n'ont aucune place dans le travail que je propose. Tout au plus peuvent-ils être conservés pour certaines démonstrations. Mais il ne faut pas se leurrer sur leur nature et leur intérêt.
Il y a quelques années j'étais tombé sur cette vidéo qui me semblait être le plus proche d'une chute arrière claquée sans frappe : https://www.youtube.com/watch?v=yx4GLiyPZz0
Travail sympathique.
Voici deux vidéos du travail de l'ukemi au Shinbukan de maître Kuroda :
J'avoue toutefois ne même pas faire travailler ces formes dont l'intérêt me semble au final relativement limité. Kuroda senseï lui-même ne les fait pour ainsi dire plus travailler depuis plusieurs années.
Je fais faire des chutes avant et arrière au ralenti avec un départ allongé, sans autre forme d'apprentissage. Je suis totalement satisfait du résultat. Bien entendu cela nécessite que pour les projections les toris adaptent la vitesse et la puissance de leurs techniques à leurs ukes. Au fil du temps les pratiquants deviennent capables de chuter sur tous les mouvements avec une grande intensité.
Pas de solution miracle donc, mais une réflexion profonde à avoir sur la nature de notre pratique. Si certains souhaitent s'orienter vers un travail de type artistique, je n'y vois aucun mal. Cela devrait simplement être spécifié afin de ne pas créer de frustration, et que chacun puisse s'orienter vers ce qui l'intéresse. En Karaté par exemple les choses sont bien claires, et l'Aïkido devrait régler cette question de façon aussi nette.
Notez que le contact au sol lors des chutes n'est pas frappé :-)
Pour prolonger la réflexion :