Expert en arts martiaux : J'aimerai beaucoup faire ce que vous faites
Je reçois quotidiennement de nombreux mails auxquels je consacre une demi-heure à une heure à répondre. Et pas une semaine ne passe sans que dans l'un d'entre eux, quelqu'un me demande comment faire pour devenir un expert et vivre des arts martiaux. Dans beaucoup mon interlocuteur m'indique être prêt à faire beaucoup de sacrifices et envisager de partir étudier au Japon ou en Chine pour trois mois, un an. Certains sont parfois même prêts à y consacrer trois ans !
Trois ans. Plus trois ans… Plus trois ans……
Récemment Royama senseï, maître de Karaté Kyokushin et de Taïkiken, me disait qu'il fallait compter trois ans pour savoir se tenir debout, trois autres pour apprendre à mettre un coup de poing, et trois supplémentaires pour mettre un coup de pied. Evidemment il n'évoquait ici que le temps nécessaire à une compétence correcte, et ne parlait pas de maîtrise.
Un autre expert m'avait indiqué qu'il fallait trois ans pour savoir se tenir debout, trois autres pour apprendre à s'asseoir et se lever, puis trois autres pour marcher. Naturellement il s'agit ici du symbole que représentent trois ans au Japon, c'est à dire une longue durée. Et on ne parle bien sûr pas d’années à base de deux cours hebdomadaires d'une heure et demie, mais plutôt de trois heures de pratique quotidienne. Ce qui amène d'ailleurs au seuil tout aussi symbolique des 10 000 heures que l'on dit synonyme d’excellence.
A la base de la vie d'un expert en arts martiaux est son niveau de pratique. Prenons donc comme postulat que 10 000 heures permettent d'atteindre l’excellence, sans même nous attarder sur le fait qu'il faille pour que cette somme de pratique produise des résultats, qu'elle soit le fruit d'une pratique consciente et guidée par un adepte de haut niveau. Nous sommes déjà très loin des trois mois, un an, ou même trois ans d'étude, et parlons d'une dizaine d'années d'entraînement en moyenne. Pour quelqu'un qui s'oriente vers ce chemin à 20 ou 25 ans, cela nous amène à 30, 35 ans…
Trois ans pour savoir se tenir debout, trois autres pour apprendre à mettre un coup de poing, et trois supplémentaires pour mettre un coup de pied.
Shugyo
Qu'est-ce que 10 ans de shugyo ? Le shugyo, entraînement austère du corps et de l'esprit du budoka, est synonymes de souffrances et d'épreuves. Des épreuves ponctuelles d'engagement physique intense naturellement, mais aussi, et c'est bien plus difficile, d'intensité faible mais constante. Comme continuer à s'entraîner malgré les périodes de stagnation, malgré les blessures, les évènements extérieurs, la lassitude, les critiques, les offres séduisantes de raccourcis, celles de carrières plus rémunératrices et moins fatigantes.
Le shugyo c'est vivre jusqu'à 30, 35 ans de petits boulots aux salaires misérables avec un horizon bouché. Le shugyo c'est s'entraîner aussi en sachant que dans la majorité des cas on ne deviendra pas un expert reconnu. Qu'au mieux nos efforts nous permettons de vivoter en donnant trente heures de cours hebdomadaires dans trois ou quatre structures différentes à un public qui attend toujours plus mais est prêt à toujours moins.
Pour moi le shugyo a été synonyme de précarité jusqu'à mes 35 ans. De périodes difficiles où je cumulais trois emplois en sus de mes entraînements. Mais surtout, le shugyo ne s'arrête jamais.
Entretenir
Il y a, naturellement, de "petits maîtres" qui vivent leur vie durant sur une poignée de "spécials" qu'ils ont développé durant les quelques années de jeunesse où ils se sont entraînés activement. Passés maîtres dans l'art de limiter la pratique à un cadre fermé et répétitif, ils savent mettre en scène leurs capacités limitées et entretenir l'illusion de la maîtrise. Une aptitude à mentir aux autres (et à soi-même ?) avec une constance et un aplomb qui ne cesseront jamais de m'étonner.
Pour ceux qui n'ont pas la faculté à tolérer cette médiocrité chez eux et qui veulent non pas être reconnus comme des experts, mais devenir de véritables adeptes, le savoir-faire demande un travail constant pour être entretenu. Comme chez les plus grands virtuoses qui travaillent quotidiennement leurs gammes. Un travail qui peut s'avérer usant si l'on considère qu'il est l'affaire… d'une vie.
Keith Jarrett
Innover
Rien n'est immobile. Dans le flux constant du monde, toute stagnation est synonyme d'obsolescence. Ainsi, si maintenir son niveau demande des efforts, il faut aussi considérer ceux à fournir pour affiner sa compréhension, approfondir ses connaissances et améliorer son savoir-faire. Une tâche qui, au-delà de l'ouverture, l'humilité, le recul et la réflexion constantes qu'elle exige, demande aussi un important investissement en temps. Car une innovation raisonnablement menée signifie, réflexion, travail seul, travail avec partenaire en privé, essai dans les cours puis éventuellement en stage avant une intégration possible dans un cursus. Un processus long et exigeant en temps, mais qui sera seul garant de l'actualisation efficace, et donc de la pertinence du savoir-faire.
Noro Masamichi, Ueshiba Kisshomaru, Kanaï Mitsunari et Tamura Nobuyoshi, quatre des nombreux adeptes qui, chacun à leur manière, actualisèrent et firent évoluer l'Aïkido
Savoir-faire et faire-savoir
On peut être le plus grand artiste du monde, si nos œuvres ne sont pas portées à connaissance des amateurs, non seulement elles resteront inconnues, mais à moins d'être rentiers nous n'aurons pas la possibilité de nous consacrer à notre art et de continuer à créer de façon satisfaisante. Ainsi, si le savoir-faire est le fondement de la vie d'un professionnel de la pratique martiale, le faire-savoir est son corollaire indispensable. Un élément d'autant plus crucial de nos jours que, si l'offre s'est appauvrie en termes de qualité, elle s'est multipliée en termes de quantité par la magie du net.
A une époque où nous sommes constamment sollicités, cela signifie une présence régulière dans les médias et autres réseaux sociaux. Un fardeau auxquels ne sont pas soumis les géants qui ont construits leur réputation à une époque passée tels les Yamada ou Tissier, mais auquel aucun "jeune" expert ne peut et pourra échapper. Une tâche chronophage qui ne supporte ni l'amateurisme ni l'inconstance.
Miyamoto Musashi qui fut critiqué pour son auto-promotion (cf Miyamoto Musashi de Kenji Tokitsu)
Sacrifices
La vie d'un expert est séduisante. De loin. Lorsqu'on ne considère que la partie émergée de l'iceberg. Sa réalité est une suite d'efforts constants qui, pour beaucoup, sont tout simplement des sacrifices qu'ils ne sont pas prêts à faire.
Cette saison ce sont six continents et treize pays que je visiterai pour enseigner. Un tour du monde et des chiffres qui font rêver. Mais en voici quelques autres :
J'ai commencé à vivre à peu près correctement de la pratique martiale à 36 ans, après trente ans de pratique, dont quinze intensives. Maintenir, innover, faire-savoir et partager me laissent… quatre heures de sommeil par nuit (auxquelles s'ajoutent j'en conviens deux siestes). La saison à venir je n'aurai pas un seul week-end de libre. Je serai en déplacement 220 jours. Je verrai mes parents deux ou trois fois en coup de vent. Je ne verrai probablement pas le reste de ma famille. J'irai deux ou trois fois au cinéma. Je ferai deux ou trois repas avec des amis hors du cercle martial.
Beaucoup voudraient faire ce que je fais, mais combien seraient prêts à faire ce que j'ai fait. Et fais quotidiennement…
La vie d'un adepte est passionnante, et je ne changerai la mienne pour rien au monde. Mais les chances de succès sont faibles, et la réussite implique un travail continu jusqu'à son dernier souffle. Il ne faut donc s'engager dans cette voie que si l'on est porté par une nécessité impérieuse.