La mort d'Aikido Journal et disparition des ressources martiales
"Arts martiaux traditionnels d'Asie", "Samouraï", "Dojo Arts Martiaux", "Ronin", "Dragon", "Arts et combats", "Ceinture noire"… "Aikido Journal" a le triste privilège de rejoindre la longue liste des publications martiales qui ont mis la clé sous la porte. Pourquoi ? La presse martiale imprimée est-elle destinée à disparaître ?
Traditions martiales et écrits
Peu après l'invention de l'écriture, l'homme a utilisé ce média pour structurer, se remémorer, et transmettre les arts de combat. Les traités et autres rouleaux sont ainsi légion, notamment en Europe et en Asie. Au 20ème siècle les écrits sur la pratique martiale connurent un boom et les livres furent rejoints par des revues spécialisées. Nombre d'entre elles contribuèrent à la carrière de grands noms d'aujourd'hui et permirent à untel de découvrir sa discipline, à tel autre de trouver son maître, et à tous d'ouvrir leur horizon martial. Chacun pense naturellement à Karaté Bushido qui, né en 1974, inspira et informa des générations de pratiquants.
Le déclin des années 2000…
Au tournant du siècle et au fur et à mesure que le net se développait, les magazines perdirent de leur attrait. Les forums permirent d'abord d'être en contact avec d'autres pratiquants et d'échanger des informations, puis les blogs devinrent des sources d'informations permanentes et… gratuites. De nombreux titres disparurent alors, tandis que les autres réduisaient drastiquement leur impression.
Une tendance qui s'accentua brutalement avec l'arrivée de YouTube qui permettait de voir aussi bien les maîtres historiques que les experts contemporains en action. 2020, enfin, fut une véritable hécatombe avec la fermeture des kiosques et librairies. Au point qu'aujourd'hui "L'Esprit du Judo" et "Taekwondo choc" ne sont plus distribués en kiosque, et que "Karaté Bushido" passé de mensuel à trimestriel lutte pour sa survie.
Et dans le monde de l'Aïkido ?
Longtemps l'Aïkido a attiré une population avide d'écrits, et nulle autre discipline n'a compté autant d'ouvrages, blogs et forums en proportion de son nombre de pratiquants. Mais là aussi le panorama est dévasté. Si le trimestriel "Spécial Aïkido" de Self et Dragon résiste grâce à une optimisation des frais de son éditeur et à la participation bénévole de ses contributeurs, même les publications fédérales gratuites "Aïki Mag" de la FFAAA et "Seseragi" de la FFAB sont en déliquescence.
Que pouvait alors l'Aikido Journal de Horst Schwickerath ? Sa publication française, déclinaison d'un magazine allemand, n'était pas une simple traduction, mais une revue à part entière, avec un contenu original. Impertinent, traitant de sujets souvent exigeants de façon austère, le magazine vécu près de vingt ans. Fut-il victime du Covid ? Je ne le crois pas. Comme je l'écrivais sur le futur de l'Aïkido :
"Les effets directs du Covid sur l'Aïkido sont indéniables, mais bien moins importants que les problèmes de fond qui minent la discipline."
Il en est de même pour le magazine.
Une discipline qui n'inspire plus
Aiki News, le magazine mythique fondé par Stanley Pranin fut publié de 1974 à 1994. Stanley avec qui j'eu la chance d'échanger à quelques reprises, fit un travail phénoménal, allant à la rencontre de toutes les légendes de la discipline, et nous transmettant leurs paroles, parcours et réflexions inspirantes. Le véritable problème auquel il fut confronté est qu'il se trouva un moment où il n'y eut plus d'adeptes de grand calibre. Que les nouvelles générations d'experts de l'Aïkido n'avaient plus rien d'inspirant pour lui comme pour les lecteurs…
L'Aïkido fit rêver des générations de pratiquants de TOUTES disciplines. Je me souviens encore de cette phrase que j'entendais souvent dans les vestiaires de divers arts martiaux dans ma jeunesse :
"Ah l'Aïkido c'est le summum. Je m'y mettrai plus tard.", et autres variations sur le même thème. Chacun respectait l'Aïkido et y voyait une sorte d'idéal de l'art martial. Un temps bien lointain puisqu'en deux décennies la discipline est plus qu'à son tour la risée des autres pratiques.
Comment en est-on arrivé là ? Tout simplement par négligence, prétention, aveuglement. Chaque enseignant, tout expert fait partie du problème. Et chacun de nous devrait engager tous ses efforts pour faire preuve d'un comportement et d'une maîtrise qui inspirent. Là seul est la solution. Non pas dans le fait de mieux marketer la discipline. Non pas en la travestissant. Mais en répondant aux aspirations qu'elle faisait naître dans le passé.
Un problème de fonds
Les questions financières sont méprisées. Dans le monde des traditions martiales, et en Aïkido en particulier, l'argent est un tabou. Il est de mauvais goût d'en parler. Paradoxalement, il semble même que plus les pratiquants attachent d'importance à leur art martial, plus ils estiment qu'il est indigne d'évoquer le sujet.
Il est vrai que les anecdotes de Ueshiba agissant de façon détachée avec l'argent sont nombreuses. Mais l'on oublie bien vite qu'il ne put se permettre ce comportement que parce que sa famille était extrêmement aisée, et que d'autres acceptaient la charge de cette besogne dont il se désintéressait. On imagine d'ailleurs bien les sommes colossales qui furent nécessaires pour bâtir le Hombu dojo.
J'ai toujours considéré que ce mépris à l'argent avait des conséquences dramatiques pour la discipline. Une pratique martiale ne peut prospérer qu'avec des amateurs, des semi-professionnels et des professionnels. Chacun peut ainsi avoir accès facilement et selon ses moyens à la pratique. Mais la discipline ne reste vivante, pertinente et adaptée à son temps que si ses principes sont explorés, revisités, en particulier par ses professionnels. Ces recherches demandent un investissement en temps, réflexion et énergie qui, comme tout travail, mérite d'être rétribué. Cela par exemple à travers des stages aux prix différents de ceux d'un amateur ou semi-pro. Sans cela il est illusoire d'espérer attirer des talents qui ne peuvent espérer vivre dignement de leurs efforts. Nous sommes malheureusement loin de ce juste équilibre qui profiterait à tous.
Aikido Journal est mort à cause de NOUS
Si l'Aïkido avait des têtes d'affiches qui font rêver, alors la discipline compterait plus de pratiquants, et ceux-ci seraient avides de lire leurs enseignements et conseils. Aikido Journal aurait alors probablement eu suffisamment de lecteurs pour survivre.
Si nous comprenions que l'argent n'est pas un objectif, mais un moyen à qui il faut laisser sa juste place, sans doute Aikido Journal serait encore vivant.
Comme souvent, le problème n'est pas ailleurs mais en nous. Chez le pratiquant en nous qui doit viser à atteindre un niveau tel qu'il inspirera. Chez le consommateur en nous qui doit comprendre que les choses ont un prix, et que lorsqu'on s'obstine à ne pas le payer, le produit disparait tout simplement…
La disparition d'Aikido Journal est une véritable perte pour l'Aïkido. C'est un signe supplémentaire des problèmes de fond auxquels fait face notre discipline. Nous en sommes tous responsables. Mais l'aspect positif est que le futur est entre nos mains. Qu'une prise de conscience et des actes déterminés peuvent nous permettre de renverser la tendance. La discipline dans sa globalité, et chaque pratiquant en particulier, en tirera profit.
Retrouvez l'intégralité d'Aikido Journal
En près de 80 numéros Aikido Journal a interviewé tous ceux qui ont fait l'Aïkido en France, de nombreux experts japonais à tous ceux qui œuvrent dans l'ombre. Vous pouvez retrouver tous leurs numéros ici.
Yashima, Aïkido et bien plus
Si le panorama martial est dévasté, Yashima est encore un phare pour tous les passionnés. Avec deux tiers du magazine consacrés aux traditions martiales, et un tiers dédié à la culture et l'histoire du Japon, le magazine est devenu une référence dès sa création.
N'hésitez pas à vous abonner et vous procurer les numéros passés.
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