Incarner son art, le devoir des maîtres d'arts martiaux
Nous attendons de nos maîtres qu'ils nous transmettent leur art. Mais nous souhaitons aussi que les moments passés à leurs côtés nous motivent, nous inspirent ! Chaque expert, chaque enseignant, est ainsi chargé d'une tâche bien plus lourde que celle de la simple transmission d'un savoir-faire. Il est pour ses élèves l'incarnation de son art…
Un injuste fardeau ?
Il n'est pas juste que chaque professeur porte la responsabilité de l'image de sa discipline. Nous avons tous des jours sans, où l'on a l'impression que le monde s'est ligué contre nous, et où nous peinons à être l'ombre de nous-mêmes. Pourquoi l'art qui nous passionne devrait-il en souffrir ?
C'est pourtant ainsi. Si les premiers sushis que vous avez mangés étaient abjects, il est peu probable que retenter l'expérience soit au nombre de vos priorités. Notre cerveau ne fonctionne pas de façon logique, mais à l'économie. Et il généralise très facilement. Ainsi chaque enseignant représente la discipline à travers sa pratique, et un mauvais jour peut avoir des conséquences désastreuses, en particulier sur un nouveau pratiquant. Surtout, le professeur n'est pas simplement jugé sur ses compétences techniques et pédagogiques, mais aussi sur son comportement au quotidien, sa posture, son physique.
Oui c'est injuste. Et on rétorque parfois que, peu importe les propres d'un entraîneur en athlétisme ou en boxe, mais ce qu'il arrive à faire faire à son champion. Mais cela revient alors à réduire les arts martiaux à un simple savoir-faire technique, et nier les aspirations de la majorité des pratiquants qui considèrent les traditions martiales comme une méthode de développement globale. À de très rares exceptions, indépendamment de leurs origines les pratiques martiales sont ainsi aujourd'hui devenues des Budo. Et le Jujitsu brésilien ou le Systema ont rejoint Karaté, Judo et autres Kendo dans cette grande famille où les enseignants sont l'incarnation de ce à quoi peuvent aspirer les pratiquants.
La meilleure version de soi-même
Les pratiquants se pensent généralement raisonnables. Ils acceptent ainsi qu'un adepte ait un ou deux défauts. Qu'il soit colérique, ou incliné à la boisson. En revanche chacun attend d'un maître qu'il soit digne, respectueux, bienveillant, et surtout, la meilleure version possible de lui-même techniquement et physiquement.
Un maître, en particulier lorsqu'il avance en âge, est un idéal. Et la motivation de chacun est décuplée lorsqu'il est témoin des capacités hors du commun déployées par un expert de 60, 70, 80 ans et plus. Récemment je suis tombé coup sur coup sur trois exemples qui sont des modèles d'engagement à être au meilleur, tant dans l'expression physique de leur art que l'entretien de leur outil d'expression, le corps.
Mochizuki Hiroo, Yoseikan Budo, 85 ans
Mochizuki senseï a fêté ses 85 ans il y a quelques jours. À cette occasion, ses fils ont partagé deux vidéos de ses routines quotidiennes. Un entraînement physique régulier qui lui permet, à un âge où beaucoup peinent à faire quelques pas, de continuer à transmettre sans limitations la richesse de son art à travers le monde.
Franck Ropers, Penchak Silat, 58 ans
Franck Ropers a 58 ans. À l'aube de la soixantaine il possède des qualités physiques à faire rougir d'envie des athlètes de moins de 30 ans. L'image qu'il a partagée montre les résultats que l'on peut obtenir et conserver grâce à la constance et un entraînement intelligent.
Shimabukuro Yukinobu, Uechi ryu, 79 ans
Shimabukuro senseï, 9ème dan, est le représentant européen d'un des trois grandes traditions du Karaté d'Okinawa, le Uechi ryu. À 79 ans il continue de transmettre sans relâche et s'entraîne quotidiennement. Extrait de l'interview qu'il m'a accordée pour le magazine Yashima :
Senseï, vous avez 79 ans et êtes en excellente santé. Quel est votre secret ?
J'entretiens mon physique quotidiennement par quelques séries d'exercices le matin et le soir, en complément du travail des kata. En prenant de l'âge ce n'est plus tant l'intensité qui compte, mais la constance, et ces deux petites séances quotidiennes me permettent de conserver la forme. Je cours aussi un peu.
Quel que soit notre niveau technique, si notre corps ne permet pas de l'exprimer, il n'est d'aucune utilité. Il faut donc l'entretenir précieusement.
Il faut aussi prendre conscience que les pratiquants de budo représentent leur discipline. Un adepte qui se laisse aller, dont le physique est dégradé après 50, 60 ans, donne une image négative et faussée de la discipline. C'est une responsabilité commune.
Quels exercices effectuez-vous pour entretenir votre physique ?
Je fais des choses simples, au poids du corps et avec des haltères. C'est important à tout âge, mais essentiel passé soixante ans, sinon la masse musculaire disparaît très rapidement.
En Uechi ryu il y a ce que l'on appelle le tai kitae, l'endurcissement du corps, mais la musculation, est aussi un complément essentiel au travail technique. Dans les dojo d'Okinawa il y a les ishi sashi, kongo ken, chi ishi, etc., que tout le monde utilise pour se développer et s'entretenir.
Principes intemporels, expressions actuelles
En entrant chez Shimabukuro senseï on passe devant son banc et ses haltères. Mais comme il le rappelle, la musculation n'est pas quelque chose de nouveau dans les traditions martiales. Il ne fait qu'actualiser l'expression de principes intemporels. Utiliser des haltères permet de travailler les mêmes exercices qu'une pierre ou une branche. Mais la simple possibilité de moduler le poids permets de varier les exercices, continuer l'effort quand la fatigue arrive, etc.
La tradition est la transmission d'une essence. Pas l'intégrisme qui consiste à refuser les outils améliorés dont nous disposons, et qu'auraient adoptés en un clin d'œil nos anciens.
Les adeptes qui nous ont précédés avaient un quotidien beaucoup plus demandeur, qui leur donnait un physique de base supérieur au nôtre. Mais en sus, ils développaient et entretenaient leurs capacités athlétiques de toutes les façons possibles afin de pouvoir s'exprimer pleinement et librement dans leur art. Essayer de reproduire leurs techniques sans travailler avec la même intensité qu'eux sur l'outil d'expression, le corps, ne saurait donner de résultats comparables. Nous devons, si nous aspirons à atteindre leur niveau d'excellence, être prêts à fournir les mêmes efforts.
Kyuzo Mifune, le rival d'Osensei
L'honneur du devoir
Ce n'est probablement pas juste, mais c'est ainsi. Alors à l'heure où beaucoup considèrent que tout leur est dû, embrassons le fait que le respect et la confiance que nous accordent les élèves s'accompagnent d'un devoir d'exemplarité. Mettons de côté les discours sur l'ego, et prouvons par des actes que nous sommes prêts à faire les efforts physiques que demandent la transmission et la survie de nos disciplines.