La notion de Shu(守),Ha (破), Ri (離) dans les bujutsu classiques, par Kacem Zoughari
Kenkyusha, jissensha. Chercheur et adepte. Rares sont les experts du monde martial à avoir atteint le plus haut niveau dans ces deux versants des bugei. Kacem Zoughari est l'un d'eux. Reconnu dans le monde entier, on le retrouve aussi bien enseignant dans une université japonaise que formant des forces spéciales.
Kacem Zoughari
(photo Stéphane Remael, pour Yashima)
Extrait de l'entretien que nous avions réalisé pour Yashima :
Aujourd'hui l'efficacité des traditions martiales est régulièrement mise en cause. Quelle est ta position sur la question ?
Je le comprends. Ce sont souvent les déçus des koryu et budo qui sont les plus vocaux. Et ils sont en droit d'être déçus quand on voit le niveau général. Je suis un amoureux des traditions martiales, mais je préfère souvent en voir les vestiges que leurs manifestations actuelles. Toutefois dire que ces pratiques ne sont pas efficaces est signe que l'on ne connait que partiellement ce monde. Car il n'y a pas de tradition inefficace, il y a des pratiquants inefficaces. On ne peut faire de généralités car cela dépend du maître, de la lignée, etc.
Les gens se forment souvent une opinion sur une discipline en fonction de l'appréciation qu'ils ont d'un adepte. C'est une erreur car chacun ne peut présenter que sa version, sa compréhension, son niveau.
Collection privée Kacem Zoughari
(photo Stéphane Remael, pour Yashima)
Peux-tu nous faire un bref historique des arts martiaux japonais ?
Les traditions martiales japonaises ont une très longue histoire, et surtout très bien documentée grâce aux nombreux écrits, vestiges et pratiques qui nous parvenus.
Contentons-nous de remonter au 14ème siècle. Le heiho, la voie guerrière de cette période, c'est le bugei juhappan. Le bugei juhappan ce sont 18 arts guerriers que se doit de connaître le samouraï. On parle aussi des hachi gei ou hakkei, les 8 arts. Ce sont des termes génériques qui ne correspondent pas à une liste précise, mais qui soulignent le fait que à cette époque le guerrier doit avoir une formation complète. Il doit savoir nager, monter à cheval, combattre à la lance, au sabre, tirer à l'arc, mais aussi lire un terrain, etc. Les écoles qui tirent leurs origines des champs de bataille de cette époque sont dites "classiques".
Arrive ensuite l'ère Edo que l'on subdivise parfois, le Bakumatsu, et Meïji. Durant ces siècles, certaines traditions vont perdurer, et de nouvelles vont naître. Chacune de ces écoles va vivre un destin unique ! Certaines vont se figer, certaines vont évoluer, et d'autres vont présenter une vitrine adaptée à leur temps en conservant leur cœur originel.
Le Japon s'est énormément transformé durant les six derniers siècles. Il est évident que la pratique d'un guerrier en armure du 15ème siècle ne peut être la même que celle du samouraï en kimono du 18ème, et du militaire armé d'un fusil et d'une baïonnette du 20ème. Durant cette longue histoire, à certaines époques le pouvoir a orienté la pratique martiale vers l'éducation. Mais il ne faut pas oublier que jusqu'à 1945 la guerre et la violence étaient des réalités concrètes. Que la motivation initiale des pratiquants était l'efficacité martiale.
Kacem Zoughari
(photo Stéphane Remael, pour Yashima)
Transmettre en s'adaptant
Après avoir démystifié nombre de légendes urbaines du microcosme martial pour Yashima, Kacem Zoughari continue à partager son savoir en s'adaptant à la situation actuelle. Il donnera dimanche 11 avril une conférence sur les notions fondamentales de shu ha ri dans les bujutsu classiques.
Collection privée Kacem Zoughari
(photo Stéphane Remael, pour Yashima)
Shu ha ri est une notion que reprennent à leur compte la majorité des enseignants. En voici quelques explications :
"(Shu ha ri) s’applique à toutes les techniques traditionnelles, que ce soit dans le Chado, la voie du thé, du Kado, l’arrangement floral, etc... Toutes ces voies s’étudient ainsi et passent par ces étapes.
Shu est l’étape où l’on suit scrupuleusement l’enseignement de son maître jusqu’à arriver à reproduire exactement les techniques. Une fois arrivé à ce niveau on essaye de voir ce que tel ou tel changement implique. On sort du moule pour continuer son étude. C’est Ha. Finalement on dépasse les contradictions et la technique devient sienne. C’est Ri."
Tamura Nobuyoshi
"Shu, ha et ri sont trois étapes qui sont suivis par les voies traditionnelles japonaises classiques. En simplifiant on peut dire que shu correspond à l'intégration, c'est une période où l'élève travaille dans une imitation totale de son maître. Ha est la période "destructrice". L'élève travaille dans des directions parfois opposées à celle de son maître et fais le maximum d'expériences possibles afin de s'approprier ce qu'il a reçu dans l'étape précédente. Finalement le dernier stade, ri, est l'expression véritable de l'art que l'élève, devenu maître à son tour, a développé. Il est au-delà de la dualité et ne cherche ni à imiter ni à se différencier. Il est devenu son art et l'art s'exprime spontanément à travers lui. C'est l'état qu'a atteint aujourd'hui Tamura senseï dans sa pratique de l'Aïkido."
Toshiro Suga à la Nuit des Arts Martiaux Traditionnels
(photo Sébastien Chaventon)
Shu ha ri, par votre serviteur
"Shu ha ri représente aussi symboliquement le passage de l'enfance à l'âge adulte.
L'étape shu correspond à l'enfance. On copie. On essaye de faire comme papa maman. L'étape ha correspond à l'adolescence. On veut faire différemment. On veut vivre ses propres expériences. Ri, enfin, est l'âge adulte. On n'essaye plus de copier ou faire le contraire de ses parents. Nos actes ne sont plus supposés être en réaction.
Bien entendu être sorti de l'adolescence ne signifie pas que l'on sache tout. Et chaque instant de notre vie peut, jusqu'au dernier, être source d'évolution. Notez en outre que shu ha ri est un processus riche qui comporte de nombreux enseignements, et d'autres niveaux de lecture."
"Le processus d'enseignement des Budos se caractérise par les étapes shu, ha et ri. En simplifiant, shu est l'étape de l'imitation. C'est une période durant laquelle l'élève doit imiter le maître. L'essentiel est de reproduire de façon aussi fidèle que possible ce qu'il réalise. C'est une étape frustrante, qui ne laisse pas de place à l'interprétation. Mais elle permettra à l'adepte de découvrir les principes et stratégies de la discipline, et surtout l'obligera à s'oublier soi-même en mettant de côté ses préférences et réflexes naturels.
Les uchi-deshis personnifient parfaitement cette période. Si l'on considère que les élèves d'Osenseï s'entraînaient une moyenne de trois heures quotidiennes, et que nombre d'entre eux partaient enseigner après quelques années, on peut prendre le chiffre de 5 000 heures comme indicatif de la durée MINIMALE de la période de shu. Pour des pratiquants "moyens" qui s'entraînent deux fois une heure et demie par semaine hors vacances scolaires et font quelques stages, cette période durerait donc… vingt à trente ans.
La période ha est celle de l'exploration. L'adepte est alors capable de reproduire fidèlement et avec une certaine efficacité les formes qu'il a étudiées. Etant souvent devenu enseignant, il commence à expérimenter les possibilités que peuvent offrir des variations, et même des changements importants dans ce qu'il a appris. Me considérant à cette étape, je n'ai aucune idée de sa durée moyenne, mais je crois qu'on peut imaginer sans grands risques qu'elle prend AU MINIMUM autant de temps, c'est à dire 5 000 heures. C'est une étape que connaîtront peu de pratiquants.
Et c'est enfin ri, la période de la maîtrise. À ce stade l'adepte n'agit plus en réaction à l'enseignement qu'il a reçu, ne cherchant ni à le copier, ni à s'en écarter. Sa pratique pourra être proche, comme très différente de celle de son maître. Elle sera dans tous les cas une incarnation libre et légitime de la discipline. Rares sont naturellement les adeptes qui atteignent ce stade.
Si métaphoriquement la période shu correspond à l'enfance où l'on imite ses parents, et la période shu à l'adolescence où l'on agit en réaction à eux, ri correspond à l'âge adulte. Celui où nos actes, similaires ou différents, ont le poids des enseignements reçus et de nos expériences.
Bien entendu ceci est une présentation simplifiée de shu ha ri. En pratique les stades sont perméables, et les allers-retours entre les différentes étapes, nombreux."
Kacem Zoughari
(photo Stéphane Remael, pour Yashima)
Shu ha ri est un concept au cœur de la transmission. Mais comme pour beaucoup de notions fondamentales, il existe une grande variété de nuances selon les enseignants et les traditions. En outre, il sera intéressant de profiter des éclairages historiques de Kacem Zoughari sur ce principe, et de voir son évolution. Je suis persuadé que j'en apprendrai beaucoup durant la conférence, et je vous invite à y participer aussi pour nourrir votre réflexion.
La notion de Shu(守),Ha (破), Ri (離) dans les bujutsu classiques, par Kacem Zoughari
Kacem Zoughari
(photo Stéphane Remael, pour Yashima)
Pour prolonger la lecture :
La pédagogie en Aïkido, réflexion sur l'enseignement de Tamura senseï