Keïkogi, à l'origine des saisies en force?
Suite à l'article sur le hakama voici une réponse à un commentaire suite à mon interview qui aborde le sujet du keïkogi.
J'avais affirmé dans l'interview:
"Si on étudie aussi notre discipline dans son contexte d'origine il est évident que toutes les saisies du kimono devaient être légères. Un kimono est un vêtement très délicat qui était décousu avant d'être rangé. L'unique couture qui retenait la manche à la veste se déchire à la moindre utilisation de force. Une saisie légère comme celles de Tamura senseï ou Kuroda senseï leur permet de sentir, contrôler et annuler le moindre geste de l'adversaire."
Un lecteur commenta alors:
"Bonjour,
Dans son contexte d'origine, l'aikido se pratiquait deja en keikogi et non en kimono.
Cela c'est si l'on parle du vetement lui même.
Dans son contexte martial, il est issu en grande partie du daito ryu qui se pratique de maière rude dans les premiers niveaux.
Dans les 2 cas le contexte d'origine ne plaide pas en faveur d'un touché subtil au travers d'une chemise de soie "
Voici ma réponse:
Bonjour Alex,
Le keïkogi, vulgairement appelé kimono, est la tenue de pratique de la majorité des voies martiales japonaises. Elle est devenue à ce point emblématique qu'elle est, avec la ceinture noire, le symbole le plus connu des arts martiaux. Son utilisation est toutefois récente dans l'histoire des traditions martiales japonaises puisque sa paternité est généralement attribuée à Kano Jigoro à la fin du 19ème siècle. Son utilisation commença à se généraliser dès l'ère Meïji et la plupart des traditions martiales l'adoptèrent, à l'instar du système de grades que Kano senseï avait aussi développé. Jusqu'à cette époque les pratiquants d'arts martiaux s'entrainaient dans leurs habits du quotidien, kimono et hakama, avec toutes les variétés que cela pouvait impliquer, mais surtout une fragilité notable.
Malheureusement l'adoption d'une tenue différente a modifié la pratique dans un phénomène similaire à celui de l'utilisation du shinaï en Kendo. Si ses premiers utilisateurs qui avaient une connaissance de l'utilisation d'un bokken et d'un sabre l'utilisaient avec le même esprit, ce ne fut pas, de loin, le cas de la majorité de leurs successeurs. En Judo on peut encore voir des vidéos de Kano senseï pratiquant des katas de Kito ryu en kimono. Bien qu'il s'agisse d'une école où l'on étudie principalement le combat en armures, il est flagrant de voir la légèreté des saisies. De même dans les vidéos de Mifune Kyuzo, l'un des plus grands maîtres du Judo. Ce sont deux cas où, malheureusement, l'adoption de nouveau matériel a été source d'appauvrissement et/ou de confusion.
L'Aïkido s'est en effet pratiqué en keïkogi dès ses débuts. Toutefois il existe de nombreuses vidéos où l'on voit Osenseï en démonstration en kimono. Qui plus est en kimono de cérémonie, fin, élégant… et très fragile. Lors de démonstrations de nombreuses écoles traditionnelles continuent d'ailleurs à présenter leur travail en tenue de cérémonie, comme par exemple Kuroda senseï lors de sa venue à la Nuit des Arts Martiaux Traditionnels. N'oublions pas que ces démonstrations avaient et on encore souvent lieu dans des temples. Elles consistaient donc à présenter aux dieux l'essence de la pratique et non un succédané.
Le keïkogi n'est ni plus ni moins qu'une tenue utilitaire, de la même façon que le jogging qui remplace souvent les habits de ville dans les cours de self défense. Dans le cas de l'utilisation du jogging le danger revient à faire des mouvements aux amplitudes rendues difficiles par une tenue "classique". Dans le cas du keïkogi… à saisir fort.
N'oublions pas aussi que certaines techniques en Aïkido ont une forme liée à celle du kimono, notamment celles que l'on exécute sur sode dori, saisie de la manche. Les keïkogis ayant des manches proches du corps, contrairement aux kimonos, il est important de faire attention à ne pas les saisir près du bras, empêchant ainsi le travail qu'implique cette attaque, à savoir bouger à l'intérieur sans déranger. Si toute la manche est saisie le travail est modifié et s'apparente alors à la saisie du coude, hiji dori.
Quand au contexte martial, s'il est indéniable que le Daïto ryu constitue la base principale de l'Aïkido, je ne suis pas certain que la pratique rude soit un passage obligé. Ce n'est en tout cas pas le cas dans toutes les écoles.
Il n'existe malheureusement pas de documents nous permettant de connaître l'art de Takeda Sokaku. Grâce aux quelques photos de lui qui nous sont parvenues on peut toutefois constater qu'il pratiquait la plupart du temps en kimono et non keïkogi. Keïkogi qui constitue une arme pour l'attaquant et non celui qui le porte. Compte tenu de l'état d'esprit qui semble avoir été celui de Sokaku on imagine mal qu'il ait adopté de façon régulière une telle tenue. Kondo Katsuyuki qui possède la plupart de ses effets personnels n'a aucun keïkogi lui ayant appartenu. En revanche il en possède de son fils, Tokimune, et de l'amiral Takeshita Isamu. Ces tenues sont d'ailleurs exposées dans son dojo.
Il est vrai qu'aujourd'hui la vision que le grand public a du Daïto ryu est celle d'un style solide, carré, voire dur. Est-ce l'essence de cette discipline? Je ne le crois pas.
Takeda Tokimune a semble-t-il hérité de son père, même si cela était amoindri, un caractère méfiant. Kondo Katsuyuki, son successeur, raconte souvent les mystifications qui existaient dans son enseignement. S'il s'en défend je pense qu'il mystifie aussi le public en présentant un style d'abord "simple" et "rude" et perpétue ainsi la tradition de l'enseignement de l'école.
Mon opinion est que l'essence du Daïto ryu repose sur un travail souple comme le présentait Horikawa Kodo où son successeur Okamoto Seïgo.
Pour continuer dans le contexte martial, il est évident qu'une saisie, particulièrement du keïkogi et aussi forte soit-elle, ne permet en aucun cas d'immobiliser quelqu'un. Par ailleurs la sensibilité de l'attaquant sera inversement proportionnelle à la tension de l'attaquant. La saisie qui aurait dû lui permettre de sentir les gestes de son adversaire afin de les contrer/annuler ne lui est alors plus d'aucune utilité. Par contre celui-ci sentira instantanément le moindre changement dans la saisie. Dans une perspective martiale où l'on cherche à rendre nos gestes indécelables/invisibles, il s'agit d'une erreur fondamentale. Enfin une saisie forte/en tension ralentit toute action que voudrait entreprendre son exécuteur, que ce soit une frappe ou une projection.
Bien entendu un toucher subtil semble moins efficace. C'est pourtant tout le contraire. L'Aïkido et la plupart des Jujutsu sont très liés au sabre. La saisie est la même, légère et subtile. Il ne sert pas plus d'essorer le keïkogi ou le poignet de son adversaire que la tsuka de son sabre…
Léo
J'avais affirmé dans l'interview:
"Si on étudie aussi notre discipline dans son contexte d'origine il est évident que toutes les saisies du kimono devaient être légères. Un kimono est un vêtement très délicat qui était décousu avant d'être rangé. L'unique couture qui retenait la manche à la veste se déchire à la moindre utilisation de force. Une saisie légère comme celles de Tamura senseï ou Kuroda senseï leur permet de sentir, contrôler et annuler le moindre geste de l'adversaire."
Une saisie légère ... permet de sentir, contrôler et annuler le moindre geste de l'adversaire.
(photo Christoph Stoebich)
Un lecteur commenta alors:
"Bonjour,
Dans son contexte d'origine, l'aikido se pratiquait deja en keikogi et non en kimono.
Cela c'est si l'on parle du vetement lui même.
Dans son contexte martial, il est issu en grande partie du daito ryu qui se pratique de maière rude dans les premiers niveaux.
Dans les 2 cas le contexte d'origine ne plaide pas en faveur d'un touché subtil au travers d'une chemise de soie "
Voici ma réponse:
Bonjour Alex,
Le keïkogi, vulgairement appelé kimono, est la tenue de pratique de la majorité des voies martiales japonaises. Elle est devenue à ce point emblématique qu'elle est, avec la ceinture noire, le symbole le plus connu des arts martiaux. Son utilisation est toutefois récente dans l'histoire des traditions martiales japonaises puisque sa paternité est généralement attribuée à Kano Jigoro à la fin du 19ème siècle. Son utilisation commença à se généraliser dès l'ère Meïji et la plupart des traditions martiales l'adoptèrent, à l'instar du système de grades que Kano senseï avait aussi développé. Jusqu'à cette époque les pratiquants d'arts martiaux s'entrainaient dans leurs habits du quotidien, kimono et hakama, avec toutes les variétés que cela pouvait impliquer, mais surtout une fragilité notable.
Mifune Kyuzo et Kano Jigoro
Malheureusement l'adoption d'une tenue différente a modifié la pratique dans un phénomène similaire à celui de l'utilisation du shinaï en Kendo. Si ses premiers utilisateurs qui avaient une connaissance de l'utilisation d'un bokken et d'un sabre l'utilisaient avec le même esprit, ce ne fut pas, de loin, le cas de la majorité de leurs successeurs. En Judo on peut encore voir des vidéos de Kano senseï pratiquant des katas de Kito ryu en kimono. Bien qu'il s'agisse d'une école où l'on étudie principalement le combat en armures, il est flagrant de voir la légèreté des saisies. De même dans les vidéos de Mifune Kyuzo, l'un des plus grands maîtres du Judo. Ce sont deux cas où, malheureusement, l'adoption de nouveau matériel a été source d'appauvrissement et/ou de confusion.
Kano Jigoro démontrant le Koshiki no kata en kimono traditionnel
L'Aïkido s'est en effet pratiqué en keïkogi dès ses débuts. Toutefois il existe de nombreuses vidéos où l'on voit Osenseï en démonstration en kimono. Qui plus est en kimono de cérémonie, fin, élégant… et très fragile. Lors de démonstrations de nombreuses écoles traditionnelles continuent d'ailleurs à présenter leur travail en tenue de cérémonie, comme par exemple Kuroda senseï lors de sa venue à la Nuit des Arts Martiaux Traditionnels. N'oublions pas que ces démonstrations avaient et on encore souvent lieu dans des temples. Elles consistaient donc à présenter aux dieux l'essence de la pratique et non un succédané.
Osenseï en démonstration en tenue traditionnelle
Kuroda senseï en démonstration à la NAMT07 en tenue traditionnelle
Le keïkogi n'est ni plus ni moins qu'une tenue utilitaire, de la même façon que le jogging qui remplace souvent les habits de ville dans les cours de self défense. Dans le cas de l'utilisation du jogging le danger revient à faire des mouvements aux amplitudes rendues difficiles par une tenue "classique". Dans le cas du keïkogi… à saisir fort.
N'oublions pas aussi que certaines techniques en Aïkido ont une forme liée à celle du kimono, notamment celles que l'on exécute sur sode dori, saisie de la manche. Les keïkogis ayant des manches proches du corps, contrairement aux kimonos, il est important de faire attention à ne pas les saisir près du bras, empêchant ainsi le travail qu'implique cette attaque, à savoir bouger à l'intérieur sans déranger. Si toute la manche est saisie le travail est modifié et s'apparente alors à la saisie du coude, hiji dori.
Osenseï en tenue traditionnelle aux larges manches
Quand au contexte martial, s'il est indéniable que le Daïto ryu constitue la base principale de l'Aïkido, je ne suis pas certain que la pratique rude soit un passage obligé. Ce n'est en tout cas pas le cas dans toutes les écoles.
Il n'existe malheureusement pas de documents nous permettant de connaître l'art de Takeda Sokaku. Grâce aux quelques photos de lui qui nous sont parvenues on peut toutefois constater qu'il pratiquait la plupart du temps en kimono et non keïkogi. Keïkogi qui constitue une arme pour l'attaquant et non celui qui le porte. Compte tenu de l'état d'esprit qui semble avoir été celui de Sokaku on imagine mal qu'il ait adopté de façon régulière une telle tenue. Kondo Katsuyuki qui possède la plupart de ses effets personnels n'a aucun keïkogi lui ayant appartenu. En revanche il en possède de son fils, Tokimune, et de l'amiral Takeshita Isamu. Ces tenues sont d'ailleurs exposées dans son dojo.
Il est vrai qu'aujourd'hui la vision que le grand public a du Daïto ryu est celle d'un style solide, carré, voire dur. Est-ce l'essence de cette discipline? Je ne le crois pas.
Takeda Tokimune a semble-t-il hérité de son père, même si cela était amoindri, un caractère méfiant. Kondo Katsuyuki, son successeur, raconte souvent les mystifications qui existaient dans son enseignement. S'il s'en défend je pense qu'il mystifie aussi le public en présentant un style d'abord "simple" et "rude" et perpétue ainsi la tradition de l'enseignement de l'école.
Mon opinion est que l'essence du Daïto ryu repose sur un travail souple comme le présentait Horikawa Kodo où son successeur Okamoto Seïgo.
Horikawa Kodo en démonstration
Horikawa Kodo pratiquant en tenue traditionnelle avec Okamoto Seïgo
Pour continuer dans le contexte martial, il est évident qu'une saisie, particulièrement du keïkogi et aussi forte soit-elle, ne permet en aucun cas d'immobiliser quelqu'un. Par ailleurs la sensibilité de l'attaquant sera inversement proportionnelle à la tension de l'attaquant. La saisie qui aurait dû lui permettre de sentir les gestes de son adversaire afin de les contrer/annuler ne lui est alors plus d'aucune utilité. Par contre celui-ci sentira instantanément le moindre changement dans la saisie. Dans une perspective martiale où l'on cherche à rendre nos gestes indécelables/invisibles, il s'agit d'une erreur fondamentale. Enfin une saisie forte/en tension ralentit toute action que voudrait entreprendre son exécuteur, que ce soit une frappe ou une projection.
Bien entendu un toucher subtil semble moins efficace. C'est pourtant tout le contraire. L'Aïkido et la plupart des Jujutsu sont très liés au sabre. La saisie est la même, légère et subtile. Il ne sert pas plus d'essorer le keïkogi ou le poignet de son adversaire que la tsuka de son sabre…
Léo
Tamura Nobuyoshi
L'Aïkido et la plupart des Jujutsu sont très liés au sabre. La saisie est la même, légère et subtile.
L'Aïkido et la plupart des Jujutsu sont très liés au sabre. La saisie est la même, légère et subtile.
Il ne sert pas plus d'essorer le keïkogi ou le poignet de son adversaire que la tsuka de son sabre…
Partager cet article
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
N
L
D
L
D
L
G
L
M
L
A
L
P
L
Y
L
I
L
B
L