Entretien avec Akuzawa senseï (6): Budo, Bujutsu, Kakutogi
Quelle est la différence entre les Budos, Bujutsus et Kakutogis?
Si on rentre dans le détail il y a beaucoup de différences mais pour rester simple je ne tracerai que les grandes lignes.
Les Budos font partie des Dos, les Voies japonaises, telles que le Sado, le Buyo, etc… Ce sont des traditions dans lesquelles on se plonge afin de saisir l'essence de la vie. Dans le cas des Voies martiales notre partenaire de pratique, aïte, y est un miroir.
Comme leur nom l'indique les Budos sont des voies. Ils peuvent être transmis car, malgré leur difficulté, ce sont des chemins balisés.
(Note de l'auteur: -Sado: voie du thé.
-Buyo: danses traditionnelles japonaises.)
Les Kakutogis sont essentiellement des sports. Leurs pratiquants s'entraînent en suivant les schémas des athlètes de leurs disciplines, même si l'intensité n'est pas la même. Ce sont des activités liées au kachi/make (la victoire ou la défaite).
Les Kakutogis sont principalement un moyen de développer ses capacités physiques, son énergie, dans un esprit de compétition encadré par des règles. Ce sont des jeux sportifs mais qui comportent néanmoins de véritables difficultés et demandent aussi beaucoup d'efforts et d'investissements.
Récemment un pratiquant d'une discipline pieds-poings est venu. Mais s'il veut gagner demain contre Masato il faut qu'il coure tous les matins, travaille ses frappes, fasse de la musculation. Rien que cela prend des heures. Il n'a pas le temps de faire un travail de fond qui ne donne pas de résultats immédiats.
(N.d.a.: -Masato: célèbre champion de sports de combats japonais participant au K1-Max.)
Ce que j'appelle Bujutsu, enfin, est un processus par lequel on dépasse la dualité et transforme notre corps et notre esprit grâce à nos propres expériences, les douleurs et les peines que nous avons surmontées. C'est une Voie où l'on forge nos propres outils grâce à notre intuition, nos réflexions. Finalement je crois que la marque du Bujutsu est qu'il ne peut être transmis dans son intégralité…
Chacun a son idéal et ses objectifs propres. En ce sens la manifestation du Bujutsu, un corps qui a intégré les concepts que l'on a étudiés, observés ou inventés, est le résultat de la sagesse de cet individu.
Certains sont capables d'analyser les étapes et les résultats de leur propre cheminement, de prendre conscience des processus qui ont lieu lorsqu'ils agissent. S'ils arrivent à les ordonner selon une méthode d'apprentissage efficace ils peuvent alors donner naissance à un ryu qui permettra à ses élèves de gagner un temps précieux.
Un autre point important est que le Bujutsu considère aïte, l'autre, comme un ennemi. Sans cela il n'est pas possible de développer un corps et un esprit guerriers. Le Bujutsu est un état d'esprit qui consiste à ne pas subir ou laisser-faire.
Le Budo va au-delà de ça et, sans doute, s'en passe-t-il même.
Le Bujutsu est une pratique de chaque instant. La vie d'un adepte se confond avec son art et il devient pour ainsi dire son art.
Penser que la pratique se limite au temps passé au dojo, aux deux heures qui séparent les saluts, n'a rien à voir avec le véritable bujutsu. Que l'on se lève, se couche ou même aille aux toilettes, chaque instant de notre vie est le Bujutsu. Notre vie EST Bujutsu. Le monde du jutsu, de l'art, demande ce type d'investissement sans lequel le corps ne peut intégrer profondément…
"Ce sont des traditions dans lesquelles on se plonge afin de saisir l'essence de la vie."
La conscience de l'homme le confronte à des questions existentielles. Simplifiant, on s'aperçoit que le but fondamental des activités humaines est soit de leur chercher une réponse, soit de les éviter.
Les Voies japonaises, Dos, sont assez paradoxales en ce sens que, fortement influencées par le Zen, elles ne font ni l'un ni l'autre. Ce sont des traditions dans lesquelles le pratiquant se plonge afin de saisir l'essence de la vie tout en apprenant un savoir-vivre.
"Dans le cas des Voies martiales notre partenaire de pratique, aïte, y est un miroir."
Au-delà de l'apprentissage d'un savoir-faire, les Budos sont un moyen de trancher son égo. En cela les disciplines où l'on travaille avec un partenaire sont impitoyables car lorsque celui-ci est expérimenté il nous laisse face à nous même de façon bien plus cruelle que lorsque l'on s'entraîne seul. Pratiquer avec Tamura senseï fait partie de ces expériences qui vous remettent à votre place en un instant. La sensibilité implacable de sa saisie si légère que l'on pourrait ne pas la remarquer si on ne la voyait pas vous renvoie à toutes vos insuffisances. Terrible miroir à celui qui sait voir, mais outil si efficace pour celui qui a le courage d'en accepter le reflet…
"Comme leur nom l'indique les Budos sont des voies. Ils peuvent être transmis car, malgré leur difficulté, ce sont des chemins balisés."
L'approche d'Akuzawa senseï est très intéressante car s'il aborde la différence entre les pratiques du point de vue de leurs buts, il le fait aussi en considérant leur mode d'apprentissage et de transmission.
Les Budos ont été envisagés dès leur création comme des méthodes d'auto-éducation. De ce fait les étapes et le chemin à suivre sont clairement déterminés, permettant au plus grand nombre de développer son potentiel au maximum. Dans cet esprit, et sans renoncer à la cohérence martiale sur le fond, certaines disciplines telles que le Judo ont d'ailleurs privilégié la sécurité de leurs adeptes au regard de l'efficacité de certaines techniques, en les éliminant parfois purement et simplement du répertoire lorsque la question se posait.
Les Bujutsus en revanche étaient destinés à former une élite, la classe sociale des bushis, les guerriers. Leur formation était âpre et sans concessions. Que l'on se souvienne par exemple du fait que les élèves du Shinbukan Kuroda ryugi ne pratiquaient que le premier suburi de l'école pendant trois ans et ne pouvaient rester au-delà de cette période que s'ils l'avaient maîtrisé…
Bien entendu le but d'un ryu était aussi la transmission. Il s'agissait d'ailleurs d'un objectif vital, particulièrement lorsqu'il s'agissait de l'école officielle d'un clan. Il importait évidemment que chacun des adeptes, membres du clan, atteignent le plus haut niveau car, comme le dit le proverbe, la force d'une chaîne se mesure à son maillon le plus faible. Il ne pouvait donc être question de privilégier l'entraînement de quelques adeptes doués pour en faire des champions au détriment du reste de l'école.
Pourquoi alors, comme semble le suggérer Akuzawa senseï, "je crois que la marque du Bujutsu est qu'il ne peut être transmis dans son intégralité…", les Bujutsus n'offrent-ils pas de chemin complètement balisé? Une possibilité est que le niveau de pratique technique était plus élevé et exigeant lorsque celui-ci était un but en soi et non un outil. L'intuition et la sensibilité se devaient alors d'être développées afin de former un véritable combattant. Pour ma part la réflexion reste ouverte.
"Les Kakutogis sont essentiellement des sports… Ce sont des activités liées au kachi/make (la victoire ou la défaite)."
Il est drôle de constater qu'Akuzawa senseï emploie la même expression que Hino senseï pour désigner les Kakutogis alors qu'ils ne se sont jamais rencontrés et que leurs influences et enseignants sont totalement différents. Hino senseï disait:
"Les Kakutogis quand à eux sont des sports. Ce sont des affrontements régis par des règles dont le but est bien évidemment de gagner. C'est le monde du kachi/make (la victoire et la défaite)."
"Ce sont des jeux sportifs mais qui comportent néanmoins de véritables difficultés et demandent aussi beaucoup d'efforts et d'investissements."
Si beaucoup ne voient pas d'intérêt à la pratique de sports de combats ou les critiquent, l'avis d'Akuzawa senseï revêt un poids particulier car il remporta la première Coupe du Monde de Kung-fu Sanda (combat) et c'est en parfaite connaissance de cause qu'il s'exprime. C'est pourquoi, même si son propos est différent, il salue la pratique et les efforts des adeptes de Kakutogi qui sont parfois snobés par des pratiquants de Budo qui dissertent dans une zone de confort, à l'abri de l'absence de combats et/ou compétitions de leurs disciplines…
"Il n'a pas le temps de faire un travail de fond qui ne donne pas de résultats immédiats."
Aujourd'hui les Kakutogis sont des sports brassant des millions. Leurs pratiquants ne peuvent se permettre de passer du temps à développer un travail dont ils ne peuvent voir les résultats à court terme, surtout si cela se traduit par une régression temporaire. C'est d'ailleurs un problème qui se pose aux sportifs de toutes les disciplines. Kono senseï qui intervient régulièrement auprès de champions ou fédérations démontre sans peine sa capacité à effectuer des actions typiques des sports concernés de façon plus efficace que leurs pratiquants. Pourtant seule une poignée adopte de réels changements et les résultats les plus spectaculaires ont lieu lorsque le sportif n'a plus que cette solution comme ce fut le cas du champion de Base-ball Kuwata qui fut littéralement sauvé par sa rencontre avec Kono senseï.
"Ce que j'appelle Bujutsu, enfin, est un processus par lequel on dépasse la dualité et transforme notre corps et notre esprit grâce à nos propres expériences, les douleurs et les peines que nous avons surmontées."
Il est probablement impossible d'atteindre un haut niveau, particulièrement dans la pratique martiale, sans verser sueurs et larmes. Des maîtres que j'ai rencontrés Akuzawa senseï est l'un de ceux qui a les conceptions les plus extrêmes. Rien n'a plus d'importance que le Bujutsu à ses yeux et aucun sacrifice ne lui paraît trop cher payé. Sa passion est telle qu'il conçoit sans peine qu'elle lui coûte le bonheur d'une vie paisible et raccourcisse le nombre de ses années. Je sais combien les mots douleurs et peines qu'il emploie sont bien faibles pour traduire la réalité de son shugyo.
Bien entendu il n'est pas nécessaire de s'investir de cette façon. Chacun pratique avec des buts différents et cela est très bien ainsi. Mais c'est grâce à des personnes telles que lui que la pratique martiale atteint des niveaux d'excellence…
"C'est une Voie où l'on forge nos propres outils grâce à notre intuition, nos réflexions."
Il est évident que les réponses des senseïs lors des entretiens traduisent non pas une vérité absolue mais leurs conceptions. Vérité absolue que je n'ai d'ailleurs pas encore rencontré dans le domaine des pratiques martiales tant des conceptions opposées peuvent s'avérer tout aussi efficaces…
Lorsque l'on parle de Bujutsu les mots intuition, réflexion sont rarement employés. Chacun les imagine plutôt comme des écoles figées qui transmettent des formes porteuses de secrets d'efficacité où l'individualité n'a pas ou peu de place. Je crois pourtant que la réalité est toute autre. Bien entendu les écoles anciennes s'appuient normalement sur un ensemble de formes afin de transmettre leur essence. Mais leur essence n'est pas dans la forme. Et c'est bien l'intuition, la réflexion et les expériences de chacun qui permettent d'en extraire la sève.
"Finalement je crois que la marque du Bujutsu est qu'il ne peut être transmis dans son intégralité…"
Akuzawa senseï soulève là un point passionnant et souvent passé sous silence. Comme lui je suis persuadé que la transmission a ses limites. D'une part dans le sens où elle ne peut avoir lieu que s'il y a la volonté et le potentiel des deux côtés. D'autre part parce qu'une partie de la transmission consiste à faire soi-même une partie du chemin, ce qui est je crois peut aussi être le sens des paroles "… le Bujutsu… ne peut être transmis dans son intégralité".
Certaines choses peuvent être enseignées mais seule leur "découverte" permet à l'individu de se les approprier intégralement et, les intégrant, de développer un savoir-faire.
Akuzawa senseï a reçu un enseignement extrêmement austère. Celui dont il reçut le plus, son maître de Yagyu Shingan ryu, ne lui offrait pas de solutions mais le mettait face à ses insuffisances. C'est seul qu'il dut trouver les moyens lui permettant de développer les mêmes capacités que celles de son maître.
C'est une évidence que les expériences d'Akuzawa senseï ont fait de lui ce qu'il est aujourd'hui. Mais alors que certains reproduisent les schémas qu'ils ont vécus, d'autres essaient d'aller au-delà, questionnant la tradition. C'est indéniablement le cas d'Akuzawa senseï qui est sans doute paradoxalement de TOUS les maîtres que j'ai rencontrés celui qui cherche le plus à transmettre sans RIEN cacher. Ainsi, même s'il me semble aussi clair qu'à lui que tout ne peut être transmis, il aura fait gagner à ses élèves un temps précieux.
"Chacun a son idéal et ses objectifs propres. En ce sens la manifestation du Bujutsu, un corps qui a intégré les concepts que l'on a étudiés, observés ou inventés, est le résultat de la sagesse de cet individu."
Il n'existe pas à ma connaissance de voie unique menant à l'efficacité. Que cela soit dans les détails, saisie du sabre mains rapprochées ou écartées par exemple, ou dans les principes, corps flottant ou enraciné, des choix opposés peuvent mener à l'efficacité martiale, et ce à l'intérieur même d'une école ou d'une discipline.
La pratique de chacun est un témoignage et, souvent sans que l'on en ait conscience, livre beaucoup sur sa personnalité, ses objectifs et sa compréhension.
"Certains sont capables d'analyser les étapes et les résultats de leur propre cheminement, de prendre conscience des processus qui ont lieu lorsqu'ils agissent. S'ils arrivent à les ordonner selon une méthode d'apprentissage efficace ils peuvent alors donner naissance à un ryu qui permettra à ses élèves de gagner un temps précieux."
Atteindre un haut niveau de pratique n'est pas obligatoirement lié à la capacité d'en analyser les causes, particulièrement dans les disciplines japonaises dont l'apprentissage traditionnel reposait énormément sur l'intuition et le ressenti. C'est par contre un élément fondamental lorsque l'on veut développer un outil de transmission.
Akuzawa senseï a développé un travail qui est au cœur de la pratique martiale. Sa méthode, à la fois simple et sophistiquée, permet de développer un corps aux capacités que bien peu peuvent démontrer, très proche de ce qu'était capable de faire Osenseï. Non pas au niveau de la technique qui n'est qu'une manifestation possible de possibilités illimitées, mais à un stade plus fondamental, dans le domaine de la génération de puissance, la réception et la redirection de forces, etc…
"Un autre point important est que le Bujutsu considère aïte, l'autre, comme un ennemi. Sans cela il n'est pas possible de développer un corps et un esprit guerriers. Le Bujutsu est un état d'esprit qui consiste à ne pas subir ou laisser-faire."
Akuzawa senseï aborde ici un point très délicat. Est-il possible de développer une efficacité sans passer par l'étape où l'on considère aïte comme un ennemi. Peut-on faire preuve de compassion sans savoir/pouvoir tuer?
En japonais il employa l'expression "yurusenaï" dans le sens de ne pas laisser-faire, accepter, admettre. A mettre en perspective avec l'expression de Nishio Shoji pour désigner l'Aïkido, Yurusu Budo, que l'on peut grossièrement traduire par "le Budo qui pardonne, accepte".
"Le Budo va au-delà de ça et, sans doute, s'en passe-t-il même."
Au point actuel de ma recherche et ma réflexion le Budo ne doit pas être autre chose que le Bujutsu, mais plus que le Bujutsu. Il me semble donc qu'il doit aller au-delà mais qu'en se passant de la composante guerrière il perdrait une partie de sa richesse. Je disais sur le sujet:
"Mais à mon sens le budo doit être plus que le bujutsu dans le sens où il devrait intégrer celui-ci tout en y ajoutant une composante éthique. Je comprends que pour certains l'aspect martial ne soit pas important dans la quête de développement personnel qu'ils ont entreprise. Mais pourquoi alors s'embarrasser d'un décorum martial superflu? Il existe beaucoup de méthodes de développement comme le Yoga qui ne font pas référence au monde martial et qui sont autant sinon plus efficaces. J'ai choisi la pratique martiale parce que c'est un univers que j'aime. Pour moi il est important de garder la cohérence martiale si nous désirons atteindre les résultats que nous cherchons par cette voie. Le budo que j'essaie d'enseigner contient donc l'aspect martial issu du bujutsu, mais il est important et nécessaire d'y ajouter une dimension éthique."
"Le Bujutsu est une pratique de chaque instant. La vie d'un adepte se confond avec son art et il devient pour ainsi dire son art.
Penser que la pratique se limite au temps passé au dojo, aux deux heures qui séparent les saluts, n'a rien à voir avec le véritable bujutsu. Que l'on se lève, se couche ou même aille aux toilettes, chaque instant de notre vie est le Bujutsu. Notre vie EST Bujutsu. Le monde du jutsu, de l'art, demande ce type d'investissement sans lequel le corps ne peut intégrer profondément…"
Il est peu d'adeptes que j'ai rencontrés capables du même engagement qu'Akuzawa senseï. Encore moins qui soient capables des mêmes sacrifices. Ceux qui le connaissent un peu savent à quel point ses paroles recouvrent une réalité lorsqu'il dit "Notre vie EST Bujutsu.".
La conception d'Akuzawa senseï me semble être la même que celle qui est à la base d'un mode de transmission traditionnel, le système des uchi-deshis. L'adepte étant son art, cela signifie que l'élève atteindra au plus vite la maîtrise en devenant son maître. On comprend ainsi mieux le processus qui consiste à ce que l'élève vienne habiter auprès de lui et doive s'oublier afin de le servir, devenir son ombre et pénétrer ainsi par le chemin le plus court au cœur de son efficacité. La dévotion et l'oubli de soi-même qu'impliquait le statut d'uchi-deshi étant alors non pas seulement ce qu'offrait l'élève contre l'enseignement de son maître, mais, et surtout, une méthode d'apprentissage. Tout au moins sa première étape si l'on considère le système shu ha ri.
Un extrait de l'interview d'Akuzawa senseï où il s'exprime sur la différence entre les Bujutsus et les Kakutogis:
Quelle est la différence entre les bujutsu et les kakutogi?
Les bujutsu sont l'opposé des kakutogi ou de ce qui est communément appelé "arts martiaux" aujourd'hui. Dans le kakutogi il y a l'idée de s'opposer, lutter, et on cherche en effet à savoir qui est le plus fort en s'opposant. Mais dans le bujutsu il ne faut pas rentrer dans le monde de l'opposition. Dans le monde du bujutsu tout est réglé en un instant et il n'y a pas le temps de rentrer dans la "compétition".
Concrètement comment cela se traduit-il?
Lorsque j'enseigne en séminaire ou en cours je me trouve face à des pratiquants de toutes disciplines. En Hollande par exemple il y a beaucoup de pratiquants immenses de Kyokushin Karaté qui participent à mes stages. (rires) Ils frappent puissamment mais leur geste sont extrêmement amples et se voient facilement car ils utilisent leur corps de façon "classique". La différence de puissance dans ma frappe qui est très courte et alors que mon gabarit est nettement inférieur est due à l'utilisation du corps. Je ne fais que soixante-cinq kilos mais tout mon corps est acteur du mouvement. Il ne s'agit pas d'une suite de gestes isolés qui s'enchaînent. La puissance générée n'est pas due à la force ou la vitesse comme dans les sports de combats mais à l'utilisation du corps dans son unité en relaxation.
Dans les arts martiaux actuels seuls les jeunes gens peuvent être efficaces car ils reposent sur l'utilisation de l'énergie physique, la force musculaire et la vitesse. Dans le bujutsu on doit enlever tout geste parasite pour arriver à un mouvement pur où le geste est le plus efficace possible.
On doit utiliser ce que l'on possède en faisant le minimum d'efforts. Les mouvements sont infimes mais on se déplace en "fermant" à l'intérieur et la puissance dégagée est phénoménale. C'est l'intérieur de notre corps que nous devons développer. Le travail reposant sur les qualités physiques ne présente pas d'intérêt pour le bujutsu. Par exemple s'il est bon de travailler sa souplesse pour la santé, c'est inutile de le faire pour frapper haut.
La manière d'utiliser le corps des pratiquants de sports de combats est trop lente. Quand on bouge correctement il est impossible à l'adversaire de comprendre ce qui se passe.
Il faut bien comprendre que lorsqu'on rentre dans le monde du bujutsu les cibles changent, parties génitales, cou, etc… Cela n'a rien à voir avec les kakutogi et il suffit d'un tsuki pour tuer un homme. On entre dans un tout autre univers où les règles ne sont pas là pour vous protéger et où le travail doit être plus profond et plus efficace. Il ne s'agit plus d'une lutte ou d'un jeu.
Akuzawa senseï donnera un stage du 10 au 13 décembre à Paris et débutera pour la première fois la formation d'instructeurs de l'Aunkaï.
Photos Pierre Sivisay, Léo Tamaki.
Note: Ces entretiens font partie d'une nouvelle série enregistrée. Il est possible que des erreurs se soient glissées dans mes retranscriptions mais j'ai pensé que l'intérêt des réponses dépassait le risque de mes fautes. Je prie les lecteurs de considérer ces entretiens comme des conversations rapportées qui pourront nourrir des réflexions et non comme paroles d'évangiles.
Si on rentre dans le détail il y a beaucoup de différences mais pour rester simple je ne tracerai que les grandes lignes.
Les Budos font partie des Dos, les Voies japonaises, telles que le Sado, le Buyo, etc… Ce sont des traditions dans lesquelles on se plonge afin de saisir l'essence de la vie. Dans le cas des Voies martiales notre partenaire de pratique, aïte, y est un miroir.
Comme leur nom l'indique les Budos sont des voies. Ils peuvent être transmis car, malgré leur difficulté, ce sont des chemins balisés.
(Note de l'auteur: -Sado: voie du thé.
-Buyo: danses traditionnelles japonaises.)
Les Kakutogis sont essentiellement des sports. Leurs pratiquants s'entraînent en suivant les schémas des athlètes de leurs disciplines, même si l'intensité n'est pas la même. Ce sont des activités liées au kachi/make (la victoire ou la défaite).
Les Kakutogis sont principalement un moyen de développer ses capacités physiques, son énergie, dans un esprit de compétition encadré par des règles. Ce sont des jeux sportifs mais qui comportent néanmoins de véritables difficultés et demandent aussi beaucoup d'efforts et d'investissements.
Récemment un pratiquant d'une discipline pieds-poings est venu. Mais s'il veut gagner demain contre Masato il faut qu'il coure tous les matins, travaille ses frappes, fasse de la musculation. Rien que cela prend des heures. Il n'a pas le temps de faire un travail de fond qui ne donne pas de résultats immédiats.
(N.d.a.: -Masato: célèbre champion de sports de combats japonais participant au K1-Max.)
Ce que j'appelle Bujutsu, enfin, est un processus par lequel on dépasse la dualité et transforme notre corps et notre esprit grâce à nos propres expériences, les douleurs et les peines que nous avons surmontées. C'est une Voie où l'on forge nos propres outils grâce à notre intuition, nos réflexions. Finalement je crois que la marque du Bujutsu est qu'il ne peut être transmis dans son intégralité…
Chacun a son idéal et ses objectifs propres. En ce sens la manifestation du Bujutsu, un corps qui a intégré les concepts que l'on a étudiés, observés ou inventés, est le résultat de la sagesse de cet individu.
Certains sont capables d'analyser les étapes et les résultats de leur propre cheminement, de prendre conscience des processus qui ont lieu lorsqu'ils agissent. S'ils arrivent à les ordonner selon une méthode d'apprentissage efficace ils peuvent alors donner naissance à un ryu qui permettra à ses élèves de gagner un temps précieux.
Un autre point important est que le Bujutsu considère aïte, l'autre, comme un ennemi. Sans cela il n'est pas possible de développer un corps et un esprit guerriers. Le Bujutsu est un état d'esprit qui consiste à ne pas subir ou laisser-faire.
Le Budo va au-delà de ça et, sans doute, s'en passe-t-il même.
Le Bujutsu est une pratique de chaque instant. La vie d'un adepte se confond avec son art et il devient pour ainsi dire son art.
Penser que la pratique se limite au temps passé au dojo, aux deux heures qui séparent les saluts, n'a rien à voir avec le véritable bujutsu. Que l'on se lève, se couche ou même aille aux toilettes, chaque instant de notre vie est le Bujutsu. Notre vie EST Bujutsu. Le monde du jutsu, de l'art, demande ce type d'investissement sans lequel le corps ne peut intégrer profondément…
"Ce sont des traditions dans lesquelles on se plonge afin de saisir l'essence de la vie."
La conscience de l'homme le confronte à des questions existentielles. Simplifiant, on s'aperçoit que le but fondamental des activités humaines est soit de leur chercher une réponse, soit de les éviter.
Les Voies japonaises, Dos, sont assez paradoxales en ce sens que, fortement influencées par le Zen, elles ne font ni l'un ni l'autre. Ce sont des traditions dans lesquelles le pratiquant se plonge afin de saisir l'essence de la vie tout en apprenant un savoir-vivre.
"Dans le cas des Voies martiales notre partenaire de pratique, aïte, y est un miroir."
Au-delà de l'apprentissage d'un savoir-faire, les Budos sont un moyen de trancher son égo. En cela les disciplines où l'on travaille avec un partenaire sont impitoyables car lorsque celui-ci est expérimenté il nous laisse face à nous même de façon bien plus cruelle que lorsque l'on s'entraîne seul. Pratiquer avec Tamura senseï fait partie de ces expériences qui vous remettent à votre place en un instant. La sensibilité implacable de sa saisie si légère que l'on pourrait ne pas la remarquer si on ne la voyait pas vous renvoie à toutes vos insuffisances. Terrible miroir à celui qui sait voir, mais outil si efficace pour celui qui a le courage d'en accepter le reflet…
"Comme leur nom l'indique les Budos sont des voies. Ils peuvent être transmis car, malgré leur difficulté, ce sont des chemins balisés."
L'approche d'Akuzawa senseï est très intéressante car s'il aborde la différence entre les pratiques du point de vue de leurs buts, il le fait aussi en considérant leur mode d'apprentissage et de transmission.
Les Budos ont été envisagés dès leur création comme des méthodes d'auto-éducation. De ce fait les étapes et le chemin à suivre sont clairement déterminés, permettant au plus grand nombre de développer son potentiel au maximum. Dans cet esprit, et sans renoncer à la cohérence martiale sur le fond, certaines disciplines telles que le Judo ont d'ailleurs privilégié la sécurité de leurs adeptes au regard de l'efficacité de certaines techniques, en les éliminant parfois purement et simplement du répertoire lorsque la question se posait.
Les Bujutsus en revanche étaient destinés à former une élite, la classe sociale des bushis, les guerriers. Leur formation était âpre et sans concessions. Que l'on se souvienne par exemple du fait que les élèves du Shinbukan Kuroda ryugi ne pratiquaient que le premier suburi de l'école pendant trois ans et ne pouvaient rester au-delà de cette période que s'ils l'avaient maîtrisé…
Bien entendu le but d'un ryu était aussi la transmission. Il s'agissait d'ailleurs d'un objectif vital, particulièrement lorsqu'il s'agissait de l'école officielle d'un clan. Il importait évidemment que chacun des adeptes, membres du clan, atteignent le plus haut niveau car, comme le dit le proverbe, la force d'une chaîne se mesure à son maillon le plus faible. Il ne pouvait donc être question de privilégier l'entraînement de quelques adeptes doués pour en faire des champions au détriment du reste de l'école.
Pourquoi alors, comme semble le suggérer Akuzawa senseï, "je crois que la marque du Bujutsu est qu'il ne peut être transmis dans son intégralité…", les Bujutsus n'offrent-ils pas de chemin complètement balisé? Une possibilité est que le niveau de pratique technique était plus élevé et exigeant lorsque celui-ci était un but en soi et non un outil. L'intuition et la sensibilité se devaient alors d'être développées afin de former un véritable combattant. Pour ma part la réflexion reste ouverte.
"Les Kakutogis sont essentiellement des sports… Ce sont des activités liées au kachi/make (la victoire ou la défaite)."
Il est drôle de constater qu'Akuzawa senseï emploie la même expression que Hino senseï pour désigner les Kakutogis alors qu'ils ne se sont jamais rencontrés et que leurs influences et enseignants sont totalement différents. Hino senseï disait:
"Les Kakutogis quand à eux sont des sports. Ce sont des affrontements régis par des règles dont le but est bien évidemment de gagner. C'est le monde du kachi/make (la victoire et la défaite)."
"Ce sont des jeux sportifs mais qui comportent néanmoins de véritables difficultés et demandent aussi beaucoup d'efforts et d'investissements."
Si beaucoup ne voient pas d'intérêt à la pratique de sports de combats ou les critiquent, l'avis d'Akuzawa senseï revêt un poids particulier car il remporta la première Coupe du Monde de Kung-fu Sanda (combat) et c'est en parfaite connaissance de cause qu'il s'exprime. C'est pourquoi, même si son propos est différent, il salue la pratique et les efforts des adeptes de Kakutogi qui sont parfois snobés par des pratiquants de Budo qui dissertent dans une zone de confort, à l'abri de l'absence de combats et/ou compétitions de leurs disciplines…
"Il n'a pas le temps de faire un travail de fond qui ne donne pas de résultats immédiats."
Aujourd'hui les Kakutogis sont des sports brassant des millions. Leurs pratiquants ne peuvent se permettre de passer du temps à développer un travail dont ils ne peuvent voir les résultats à court terme, surtout si cela se traduit par une régression temporaire. C'est d'ailleurs un problème qui se pose aux sportifs de toutes les disciplines. Kono senseï qui intervient régulièrement auprès de champions ou fédérations démontre sans peine sa capacité à effectuer des actions typiques des sports concernés de façon plus efficace que leurs pratiquants. Pourtant seule une poignée adopte de réels changements et les résultats les plus spectaculaires ont lieu lorsque le sportif n'a plus que cette solution comme ce fut le cas du champion de Base-ball Kuwata qui fut littéralement sauvé par sa rencontre avec Kono senseï.
"Ce que j'appelle Bujutsu, enfin, est un processus par lequel on dépasse la dualité et transforme notre corps et notre esprit grâce à nos propres expériences, les douleurs et les peines que nous avons surmontées."
Il est probablement impossible d'atteindre un haut niveau, particulièrement dans la pratique martiale, sans verser sueurs et larmes. Des maîtres que j'ai rencontrés Akuzawa senseï est l'un de ceux qui a les conceptions les plus extrêmes. Rien n'a plus d'importance que le Bujutsu à ses yeux et aucun sacrifice ne lui paraît trop cher payé. Sa passion est telle qu'il conçoit sans peine qu'elle lui coûte le bonheur d'une vie paisible et raccourcisse le nombre de ses années. Je sais combien les mots douleurs et peines qu'il emploie sont bien faibles pour traduire la réalité de son shugyo.
Bien entendu il n'est pas nécessaire de s'investir de cette façon. Chacun pratique avec des buts différents et cela est très bien ainsi. Mais c'est grâce à des personnes telles que lui que la pratique martiale atteint des niveaux d'excellence…
"C'est une Voie où l'on forge nos propres outils grâce à notre intuition, nos réflexions."
Il est évident que les réponses des senseïs lors des entretiens traduisent non pas une vérité absolue mais leurs conceptions. Vérité absolue que je n'ai d'ailleurs pas encore rencontré dans le domaine des pratiques martiales tant des conceptions opposées peuvent s'avérer tout aussi efficaces…
Lorsque l'on parle de Bujutsu les mots intuition, réflexion sont rarement employés. Chacun les imagine plutôt comme des écoles figées qui transmettent des formes porteuses de secrets d'efficacité où l'individualité n'a pas ou peu de place. Je crois pourtant que la réalité est toute autre. Bien entendu les écoles anciennes s'appuient normalement sur un ensemble de formes afin de transmettre leur essence. Mais leur essence n'est pas dans la forme. Et c'est bien l'intuition, la réflexion et les expériences de chacun qui permettent d'en extraire la sève.
"Finalement je crois que la marque du Bujutsu est qu'il ne peut être transmis dans son intégralité…"
Akuzawa senseï soulève là un point passionnant et souvent passé sous silence. Comme lui je suis persuadé que la transmission a ses limites. D'une part dans le sens où elle ne peut avoir lieu que s'il y a la volonté et le potentiel des deux côtés. D'autre part parce qu'une partie de la transmission consiste à faire soi-même une partie du chemin, ce qui est je crois peut aussi être le sens des paroles "… le Bujutsu… ne peut être transmis dans son intégralité".
Certaines choses peuvent être enseignées mais seule leur "découverte" permet à l'individu de se les approprier intégralement et, les intégrant, de développer un savoir-faire.
Akuzawa senseï a reçu un enseignement extrêmement austère. Celui dont il reçut le plus, son maître de Yagyu Shingan ryu, ne lui offrait pas de solutions mais le mettait face à ses insuffisances. C'est seul qu'il dut trouver les moyens lui permettant de développer les mêmes capacités que celles de son maître.
C'est une évidence que les expériences d'Akuzawa senseï ont fait de lui ce qu'il est aujourd'hui. Mais alors que certains reproduisent les schémas qu'ils ont vécus, d'autres essaient d'aller au-delà, questionnant la tradition. C'est indéniablement le cas d'Akuzawa senseï qui est sans doute paradoxalement de TOUS les maîtres que j'ai rencontrés celui qui cherche le plus à transmettre sans RIEN cacher. Ainsi, même s'il me semble aussi clair qu'à lui que tout ne peut être transmis, il aura fait gagner à ses élèves un temps précieux.
"Chacun a son idéal et ses objectifs propres. En ce sens la manifestation du Bujutsu, un corps qui a intégré les concepts que l'on a étudiés, observés ou inventés, est le résultat de la sagesse de cet individu."
Il n'existe pas à ma connaissance de voie unique menant à l'efficacité. Que cela soit dans les détails, saisie du sabre mains rapprochées ou écartées par exemple, ou dans les principes, corps flottant ou enraciné, des choix opposés peuvent mener à l'efficacité martiale, et ce à l'intérieur même d'une école ou d'une discipline.
La pratique de chacun est un témoignage et, souvent sans que l'on en ait conscience, livre beaucoup sur sa personnalité, ses objectifs et sa compréhension.
"Certains sont capables d'analyser les étapes et les résultats de leur propre cheminement, de prendre conscience des processus qui ont lieu lorsqu'ils agissent. S'ils arrivent à les ordonner selon une méthode d'apprentissage efficace ils peuvent alors donner naissance à un ryu qui permettra à ses élèves de gagner un temps précieux."
Atteindre un haut niveau de pratique n'est pas obligatoirement lié à la capacité d'en analyser les causes, particulièrement dans les disciplines japonaises dont l'apprentissage traditionnel reposait énormément sur l'intuition et le ressenti. C'est par contre un élément fondamental lorsque l'on veut développer un outil de transmission.
Akuzawa senseï a développé un travail qui est au cœur de la pratique martiale. Sa méthode, à la fois simple et sophistiquée, permet de développer un corps aux capacités que bien peu peuvent démontrer, très proche de ce qu'était capable de faire Osenseï. Non pas au niveau de la technique qui n'est qu'une manifestation possible de possibilités illimitées, mais à un stade plus fondamental, dans le domaine de la génération de puissance, la réception et la redirection de forces, etc…
"Un autre point important est que le Bujutsu considère aïte, l'autre, comme un ennemi. Sans cela il n'est pas possible de développer un corps et un esprit guerriers. Le Bujutsu est un état d'esprit qui consiste à ne pas subir ou laisser-faire."
Akuzawa senseï aborde ici un point très délicat. Est-il possible de développer une efficacité sans passer par l'étape où l'on considère aïte comme un ennemi. Peut-on faire preuve de compassion sans savoir/pouvoir tuer?
En japonais il employa l'expression "yurusenaï" dans le sens de ne pas laisser-faire, accepter, admettre. A mettre en perspective avec l'expression de Nishio Shoji pour désigner l'Aïkido, Yurusu Budo, que l'on peut grossièrement traduire par "le Budo qui pardonne, accepte".
"Le Budo va au-delà de ça et, sans doute, s'en passe-t-il même."
Au point actuel de ma recherche et ma réflexion le Budo ne doit pas être autre chose que le Bujutsu, mais plus que le Bujutsu. Il me semble donc qu'il doit aller au-delà mais qu'en se passant de la composante guerrière il perdrait une partie de sa richesse. Je disais sur le sujet:
"Mais à mon sens le budo doit être plus que le bujutsu dans le sens où il devrait intégrer celui-ci tout en y ajoutant une composante éthique. Je comprends que pour certains l'aspect martial ne soit pas important dans la quête de développement personnel qu'ils ont entreprise. Mais pourquoi alors s'embarrasser d'un décorum martial superflu? Il existe beaucoup de méthodes de développement comme le Yoga qui ne font pas référence au monde martial et qui sont autant sinon plus efficaces. J'ai choisi la pratique martiale parce que c'est un univers que j'aime. Pour moi il est important de garder la cohérence martiale si nous désirons atteindre les résultats que nous cherchons par cette voie. Le budo que j'essaie d'enseigner contient donc l'aspect martial issu du bujutsu, mais il est important et nécessaire d'y ajouter une dimension éthique."
"Le Bujutsu est une pratique de chaque instant. La vie d'un adepte se confond avec son art et il devient pour ainsi dire son art.
Penser que la pratique se limite au temps passé au dojo, aux deux heures qui séparent les saluts, n'a rien à voir avec le véritable bujutsu. Que l'on se lève, se couche ou même aille aux toilettes, chaque instant de notre vie est le Bujutsu. Notre vie EST Bujutsu. Le monde du jutsu, de l'art, demande ce type d'investissement sans lequel le corps ne peut intégrer profondément…"
Il est peu d'adeptes que j'ai rencontrés capables du même engagement qu'Akuzawa senseï. Encore moins qui soient capables des mêmes sacrifices. Ceux qui le connaissent un peu savent à quel point ses paroles recouvrent une réalité lorsqu'il dit "Notre vie EST Bujutsu.".
La conception d'Akuzawa senseï me semble être la même que celle qui est à la base d'un mode de transmission traditionnel, le système des uchi-deshis. L'adepte étant son art, cela signifie que l'élève atteindra au plus vite la maîtrise en devenant son maître. On comprend ainsi mieux le processus qui consiste à ce que l'élève vienne habiter auprès de lui et doive s'oublier afin de le servir, devenir son ombre et pénétrer ainsi par le chemin le plus court au cœur de son efficacité. La dévotion et l'oubli de soi-même qu'impliquait le statut d'uchi-deshi étant alors non pas seulement ce qu'offrait l'élève contre l'enseignement de son maître, mais, et surtout, une méthode d'apprentissage. Tout au moins sa première étape si l'on considère le système shu ha ri.
Un extrait de l'interview d'Akuzawa senseï où il s'exprime sur la différence entre les Bujutsus et les Kakutogis:
Quelle est la différence entre les bujutsu et les kakutogi?
Les bujutsu sont l'opposé des kakutogi ou de ce qui est communément appelé "arts martiaux" aujourd'hui. Dans le kakutogi il y a l'idée de s'opposer, lutter, et on cherche en effet à savoir qui est le plus fort en s'opposant. Mais dans le bujutsu il ne faut pas rentrer dans le monde de l'opposition. Dans le monde du bujutsu tout est réglé en un instant et il n'y a pas le temps de rentrer dans la "compétition".
Concrètement comment cela se traduit-il?
Lorsque j'enseigne en séminaire ou en cours je me trouve face à des pratiquants de toutes disciplines. En Hollande par exemple il y a beaucoup de pratiquants immenses de Kyokushin Karaté qui participent à mes stages. (rires) Ils frappent puissamment mais leur geste sont extrêmement amples et se voient facilement car ils utilisent leur corps de façon "classique". La différence de puissance dans ma frappe qui est très courte et alors que mon gabarit est nettement inférieur est due à l'utilisation du corps. Je ne fais que soixante-cinq kilos mais tout mon corps est acteur du mouvement. Il ne s'agit pas d'une suite de gestes isolés qui s'enchaînent. La puissance générée n'est pas due à la force ou la vitesse comme dans les sports de combats mais à l'utilisation du corps dans son unité en relaxation.
Dans les arts martiaux actuels seuls les jeunes gens peuvent être efficaces car ils reposent sur l'utilisation de l'énergie physique, la force musculaire et la vitesse. Dans le bujutsu on doit enlever tout geste parasite pour arriver à un mouvement pur où le geste est le plus efficace possible.
On doit utiliser ce que l'on possède en faisant le minimum d'efforts. Les mouvements sont infimes mais on se déplace en "fermant" à l'intérieur et la puissance dégagée est phénoménale. C'est l'intérieur de notre corps que nous devons développer. Le travail reposant sur les qualités physiques ne présente pas d'intérêt pour le bujutsu. Par exemple s'il est bon de travailler sa souplesse pour la santé, c'est inutile de le faire pour frapper haut.
La manière d'utiliser le corps des pratiquants de sports de combats est trop lente. Quand on bouge correctement il est impossible à l'adversaire de comprendre ce qui se passe.
Il faut bien comprendre que lorsqu'on rentre dans le monde du bujutsu les cibles changent, parties génitales, cou, etc… Cela n'a rien à voir avec les kakutogi et il suffit d'un tsuki pour tuer un homme. On entre dans un tout autre univers où les règles ne sont pas là pour vous protéger et où le travail doit être plus profond et plus efficace. Il ne s'agit plus d'une lutte ou d'un jeu.
Akuzawa senseï donnera un stage du 10 au 13 décembre à Paris et débutera pour la première fois la formation d'instructeurs de l'Aunkaï.
Photos Pierre Sivisay, Léo Tamaki.
Note: Ces entretiens font partie d'une nouvelle série enregistrée. Il est possible que des erreurs se soient glissées dans mes retranscriptions mais j'ai pensé que l'intérêt des réponses dépassait le risque de mes fautes. Je prie les lecteurs de considérer ces entretiens comme des conversations rapportées qui pourront nourrir des réflexions et non comme paroles d'évangiles.
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