Les maîtres de l’ombre
Henry Plée, mythique pionnier du Karaté en Europe, a popularisé la notion de kage shihan, maître de l’ombre. Adepte possédant un savoir caché, et souvent méconnu du grand public, le concept de kage shihan reste polémique. Mais il est une réalité indiscutable, depuis toujours, dans l’ombre des plus grands adeptes, se trouve leur principal pilier, okusan.
Oku. L’intérieur, le fond.
Okuden. La transmission, la tradition cachée, profonde.
Okusan. La personne de l’arrière, la maîtresse de maison, l’épouse.
Okuden
Hatsu, Micheline, Odyle et Rumiko
La vie d’un adepte reconnu est une succession de sacrifices. Cela commence bien sûr avec l’investissement hors normes nécessaire pour atteindre l’excellence. Mais loin de s’arrêter là, la célébrité apporte paradoxalement un nouveau lot de concessions à faire. Répondre aux multiples sollicitations, voyager constamment, se dédier corps et âme à l’approfondissement, la transmission et la diffusion de son art est un sacerdoce dont le coût est… essentiellement supporté par l’entourage.
Dans l’ombre de Ueshiba Moriheï, son épouse, Hatsu, veilla ainsi à son bien-être et à l’éducation de ses enfants. Réputée pour sa sévérité, chaque pratiquant doit lui savoir gré de son abnégation dans l’ombre d’un mystique fantasque si… humain sous tant d’aspects.
Hatsu et Moriheï Ueshiba
Plus près de nous, la majorité des pratiquants d’Aïkido connaît le visage rayonnant et le dynamisme de Micheline Tissier, qui réussit l’exploit de devenir le visage féminin de l’Aïkido en parallèle de sa vie de famille.
Micheline Tissier
Une autre figure tutélaire de l’Aïki au féminin est Odyle Noro Tavel. Odyle à qui Noro senseï confia la responsabilité de la tenue, mais aussi création des sept dojos qu’il occupa durant sa longue carrière. Odyle sans qui le Kinomichi n’aurait probablement pas connu le même succès.
Odyle Noro Tavel
Rumiko, enfin, l’épouse de Tamura senseï qui nous a quitté vendredi dernier…
Si Tamura senseï est mon maître d’Aïkido, beaucoup l’ont côtoyé bien plus que moi. J’ai toutefois eu la chance de partager quelques moments d’intimité avec lui et son épouse. À mes yeux, elle a toujours incarné la quintessence d’okusan. Toujours présente mais dans l’ombre, toujours active mais discrète, souvent sévère mais bienveillante.
Une anecdote qui révèle sa force et sa dignité me revient à l’esprit. Juste après la cérémonie funéraire en l’honneur de son époux, elle est venue me trouver et m’a tendu un paquet. Dedans me dit-elle, se trouvait un cadeau pour mon mariage qui avait lieux dix jours plus tard. Une théière splendide que son époux avait tenu à choisir avec elle. Lorsque j’imagine sa douleur, la force dont elle fit preuve pour devenir la main de son mari à travers l’au-delà, et me transmettre ce présent quand tant auraient laissé libre cours à leur peine, les larmes me viennent aux yeux.
Derrière chaque grand homme se cache une femme dit-on. Dans l’ombre de Moriheï, Christian, Masamichi et Nobuyoshi se trouvaient des géantes.
Rumiko et Nobuyoshi Tamura, Masamichi Noro
Bruxelles 1964