"Relativisons", le regard de Christian Tissier sur les grades
Christian Tissier est le plus célèbre des maîtres de l'Aïkido contemporain. Connu aux quatre coins du monde, il a surtout réussi l'exploit d'être reconnu par ses pairs japonais. Il évoque la question des grades en Aïkido.
Bonjour, j'aimerai aujourd'hui aborder la question des grades. Pouvez-vous nous dire de qui vous avez obtenu vos dans?
Je pratiquais l'Aïkido avec Nakazono senseï avant de partir au Japon, et c'est donc avec lui que j'ai passé mes premier et deuxième dans. J'ai reçu le nidan en 1968 à dix-sept ans, un an avant de partir au Japon. J'étais très jeune, et je n'ai pas de souvenirs particuliers du déroulement des examens. C'était probablement assez approximatif techniquement. (rires)
Quatre ans plus tard, début 1972, c'est donc à l'Aïkikaï que j'ai passé l'examen du troisième dan avec pour examinateurs Kisshomaru Doshu, Masuda senseï, et Ichihashi senseï. C'est le dernier grade que j'ai passé car à cette époque il n'y avait pas d'examen après le troisième dan. Je crois qu'ils ont été institués vers 1979.
Masuda senseï m'avait félicité pour la qualité de mon passage, j'imagine donc que c'était plutôt bon. Cela dit, au regard des examens que je fais passer un peu partout dans le monde, je dois dire que les élèves que je reçois au troisième dan sont assurément meilleurs que je ne l'étais à l'époque. Ce dont je me souviens surtout c'est que j'étais blessé au genou (déjà!), et que le suwari waza fut un calvaire.
J'ai encore en mémoire le regard de Kisshomaru senseï, et cela donne une grande valeur à ce troisième dan pour moi.
J'ai ensuite obtenu le quatrième dan sous la recommandation d'Osawa senseï père, à l'occasion du kagami biraki de 1976. C'était un cap parce qu'il nécessitait une recommandation. C'était le signe de la confiance que l'on me donnait en s'engageant pour moi.
Je n'ai pas de souvenirs particuliers pour le cinquième. En revanche le sixième dan que j'ai reçu en 1981 a probablement été un tournant important. J'étais le premier occidental à être élevé à ce grade et j'ai perçu cela comme un symbole très fort. Comme je l'ai indiqué au Doshu en le remerciant, à travers moi il ouvrait l'espoir à tous les non-japonais d'obtenir cette reconnaissance. C'était un signal d'encouragement fort qui semble normal aujourd'hui, mais qui était loin d'être évident à l'époque.
Vous avez ensuite reçu le septième dan officiellement en 1998.
Oui. Comme je vous l'avais raconté, c'est probablement mon meilleur et mon pire souvenir en Aïkido. Nous étions quatre. Kisshomaru Doshu était avec son fils Moriteru, et m'avait invité avec le mien. Il était intubé par le nez mais m'a fait l'honneur de me remettre ce diplôme en mains propres. Nous avons passé une petite heure ensemble, et je savais que c'était la dernière que je passerai à ses côtés…
C'est non seulement un souvenir émouvant, mais c'est aussi en quelque sorte une marque de son héritage, de son action pour la diffusion de l'Aïkido et de sa reconnaissance des pratiquants indépendamment de leurs origines.
Quel est pour vous le sens d'un grade dans la pratique martiale?
Les grades kyus et les premiers dans permettent de baliser la pratique, et donnent, théoriquement, des repères sur sa propre progression.
Evidemment, des critères autres que techniques sont a prendre en considération tels que l'âge, les progrès et les efforts par rapport à des capacités individuelles qui sont par définition, uniques, l'implication dans la vie du dojo, les relations aux autres, etc... Malheureusement les progrès ne peuvent être connus que si l'on connaît le point de départ, les efforts que si l'on peut observer l'élève régulièrement. Toutes ces choses ne sont mesurables que par l'enseignant d'un élève, et ne sont donc pas prises en compte par les examens tels qu'ils ont lieu actuellement en France.
Comment se déroulent les examens que vous faites passer?
Très simplement, à tous les niveaux. J'attends des pratiquants qu'ils présentent des techniques de bases correctes, et qu'ils aient une attitude juste. Ce que je sanctionne, ce sont les erreurs rédhibitoires, celles qui ne permettront pas de progresser. C'est par exemple attraper à pleines mains le bras du partenaire sur shomen uchi. Parce que cette façon de faire entraîne un travail en force, et ne permet pas de comprendre la logique de la possibilité de succession de nikyo, sankyo, etc…
Comment vivez-vous les passages de grades en tant qu'examinateur?
Très bien. D'une part parce que c'est normalement moi qui provoque ces examens car je ne m'occupe que des grades Aïkikaï. D'autre part parce que les gens qui se présentent devant moi l'ont fait en me choisissant délibérément, et respectent donc mes décisions, quelle qu'elles soient.
Etes-vous satisfait du système de grade actuel?
Oui et non. Oui pour le système des grades Aïkikaï, non pour celui des grades fédéraux.
Considérez-vous qu'un système de grade soit nécessaire?
C'est une question difficile. Lorsqu'on a un nombre de pratiquants réduit, les grades ne sont sans doute pas nécessaires. Lorsque le groupe prend de l'ampleur, c'est un des éléments qui permet de situer les gens. Cela permet aussi de se situer par rapport aux autres. Non pas pour avoir une compétition malsaine, mais cela peut permettre une émulation positive. Dans les disciplines compétitives on se rend d'ailleurs compte que les grades ne sont réellement pris en compte qu'une fois la carrière de compétiteur terminée.
La question des grades est très compliquée, et elle ne peut trouver de réponse facile. Des gens bien plus avancés que moi y ont réfléchi et ont décidé qu'il était préférable pour l'Aïkido d'avoir un système de grades. A mon niveau j'essaie surtout de faire en sorte qu'il soit le plus cohérent et efficace possible.
Quelle valeur ont pour vous les divers grades japonais (Aïkikaï, Yoshinkan, DNBK, etc…)?
Je ne connais pas suffisamment les grades autres que Aïkikaï et français pour apporter une réflexion sur ce sujet. En fait je crois qu'il est important de relativiser tout cela. Les grades, et même au-delà l'Aïkido. Cette discipline est ma vie, et je m'y suis engagé totalement. Pour autant si l'on considère tous les gens admirables qui nous entourent et ne savent pas ce qu'est l'Aïkido, sans même parler de grades, cela permet tout de suite de relativiser. Bien sûr il faut traiter les choses sérieusement, mais il ne faut pas en faire plus que ce qu'elles ne sont. Relativisons et pratiquons sérieusement sans nous prendre au sérieux. (rires)