"Le jo ou le bokken sont semblables à aïte", Kono Yoshinori
L'interview qui suit de Kono Yoshinori a été réalisée par Horst Schwieckerath. J'en ai assuré la traduction et elle a été publiée dans le n°48 d'AikidoJournal.
J'ai déjà dit à plusieurs reprises à quel point j'estimais important le travail que fait Horst. Son ouverture à TOUT l'Aïkido, son exigence d'authenticité, mais aussi comme ici sa curiosité pour c qui peut enrichir la discipline.
Pourquoi avez-vous débuté la pratique martiale?
Au départ j'ai commencé par la pratique de l'Aïkido. C'était il y a un peu plus de quarante ans, en l'an 46 de l'ère Showa (1971). J'avais 22 ans.
Pour faire simple, je voulais savoir ce que cela signifiait de vivre "naturellement", ce que voulait dire "être humain". Et je voulais étudier cela en prenant le corps comme support.
(Note du traducteur : -Showa : 1926 - 89. Elle correspond au règne de l'empereur Showa (Hirohito).)
Quels maîtres suiviez-vous?
Au début j'allais à tous les cours du Hombu, mais très rapidement j'ai suivi principalement Yamaguchi senseï. A cette époque il y avait parmi les élèves des gens comme Tissier senseï ou le Doshu actuel.
(N.d.t. : -Hombu (本部): "Quartier général". Désigne le dojo central de l'Aïkikaï.
-Yamaguchi Seïgo: (1924 - 96) Enseignant d'Aïkido. Extrêmement charismatique, Yamaguchi senseï a eu une influence considérable sur les élèves du Hombu dojo, et notamment ses shihans actuels.
-Christian Tissier: (né en 1951) Enseignant d'Aïkido. Probablement à la tête du plus grand courant d'Aïkido international. Influence majeur du développement de l'Aïkido en France.
-Doshu (道主): Littéralement "maître de la voie". L'actuel Doshu, Ueshiba Moriteru (né en 1951), est le petit-fils du fondateur, Ueshiba Moriheï.)
Vous avez par la suite débuté l'étude de koryus?
Oui. En l'an 50 de l'ère Showa (1975), j'ai débuté l'étude du Kashima Shin ryu. Il y avait un petit groupe d'élèves qui louaient un petit dojo pour pratiquer avec Yamaguchi senseï dans lequel j'ai été accepté, et c'est simultanément que j'ai débuté la pratique du Kashima Shin ryu avec eux.
J'ai pratiqué avec le groupe de Noguchi Hiroyuki et Inaba Minoru pendant un peu plus de deux ans, puis j'ai continué seul à partir de l'automne 78. Un an plus tôt, j'avais déjà cessé de pratiquer avec Yamaguchi senseï.
(N.d.t. : -Koryu (古流): "Ecole ancienne". Bien que les spécialistes puissent avoir des opinions divergentes, on s'accorde à désigner ainsi les écoles fondées avant la restauration Meïji (1868), ou l'interdiction du port du sabre (1876).
-Kashima Shin ryu (鹿島神流): "Nouvelle école divine de Kashima". Tradition martiale vieille d'environ cinq siècles, le Kashima Shin ryu influença le travail de Yamaguchi Seïgo et ses élèves. A ne pas confondre avec le Kashima Shinto ryu (鹿島新当流) qui influença Ueshiba Moriheï.)
Pourquoi avez-vous cessé de pratiquer au Hombu dojo?
L'efficacité martiale devrait être une conséquence d'une pratique correcte, mais je n'obtenais pas de résultats satisfaisants malgré mon investissement. Je m'entrainais beaucoup à l'époque. Rien qu'en shikko, il m'arrivait de faire 3 kilomètres. On me disait à l'époque que personne ne s'entraînait plus que moi au Hombu. Mais même en m'entraînant autant, ce type de pratique me permettait-il de faire face efficacement à un judoka?
Ueshiba senseï avait fait face à de nombreuses reprises à des pratiquants de Judo, Karaté ou Kendo. Malheureusement je ne trouvais pas cette capacité chez ses successeurs. J'ai donc décidé de continuer mes recherches seul.
(N.d.t. : -Shikko (膝行): "Déplacement à genoux".)
En quoi consistaient vos recherches?
Même si techniquement j'utilisais comme base les techniques de l'Aïkido, j'étudiais surtout les traces laissées par les adeptes du passé de Kenjutsu, Jujutsu, etc… En ce sens, cela allait au-delà de l'Aïkido. Je me suis par ailleurs intéressé aux arts martiaux chinois tels que le Hakkesho (Bagua) ou l'Iken d'Okosaï.
Aujourd'hui mon ami le plus proche parmi les adeptes, est d'ailleurs le meilleur pratiquant d'Iken de l'archipel.
(N.d.t. : -Hakkesho (八卦掌): "Paume des huit trigrammes". Bagua zhang en chinois. L'un des trois principaux arts martiaux de l'école Wudang avec le Taiji quan, et le Xing Yi quan.
-Iken (意拳): "Poing de l'intention". Yi quan en chinois. Art martial créé par Wang Xiangzhai.
-Okosaï (王芗斋): (1885-1963) En chinois, Wang Xiangzhai. Maître de Xing Yi quan, Wang Xiangzhai développera une méthode appelée Yi quan, ou Dacheng quan. Il eut notamment pour élève japonais Sawaï Ken'ichi, fondateur du Taïkiken.)
Vous pratiquez aussi le Shuriken jutsu?
Oui. A la base j'ai étudié le Negishi ryu dont j'ai obtenu le Menkyo kaïden. Mais ma façon de lancer a beaucoup évoluée, notamment pour pouvoir atteindre une cible sans avoir besoin de modifier la saisie en fonction de la distance. C'est un excellent entraînement qui peut aussi être réalisé seul et qui améliore la pratique dans son ensemble.
Il faut lancer le shuriken de la même manière que l'on exécute une coupe. Il ne faut pas penser à jeter, mais à couper. Le shuriken sort alors correctement de la main. C'est un peu difficile, mais c'est ce qui fait que c'est un entraînement bénéfique pour le kenjutsu ou le taïjutsu. Ca permet par exemple de faire irimi nage très efficacement.
(N.d.t. : -Shuriken (手裏剣): "Lame cachée dans la main". Armes de jet.
-Menkyo kaïden (免許皆伝): "Certificat de transmission totale". Terme utilisé dans les koryus.)
Vos shurikens sont assez particuliers.
J'ai modifié les shurikens du Negishi ryu qui sont plus lourds à l'arrière. Ici, l'avant étant plus épais, cela ramène le poids vers le centre. J'ai aussi modifié la longueur pour que le shuriken puisse être utilisé facilement quelle que soit la distance.
Comment définiriez-vous ce que vous faites aujourd'hui?
Bujutsu. Si on rentre un peu plus dans les détails de l'aspect technique, mon taïjutsu a indéniablement ses racines dans l'Aïkido. Pour ce qui est du sabre, je me suis par contre beaucoup éloigné de la première école que j'ai étudiée, le Kashima Shin ryu. Non pas parce que je souhaitais changer, mais c'est arrivé naturellement au cours de mes recherches.
En ce qui concerne la saisie par exemple, je tenais mon sabre les mains écartées, alors qu'aujourd'hui elles sont jointes. Cette façon de faire qui est très méconnue dans le Japon contemporain, était d'ailleurs majoritaire à l'époque féodale. Il existe de nombreux documents comme les mangas de Hokusaï et de nombreux autres artistes qui en témoignent, mais aussi et surtout les denshos de nombreuses écoles qui présentent la même façon de saisir.
(N.d.t. : -Bujutsu (武術): -Technique guerrière.
-Taïjutsu (体術): -"Technique du corps". Techniques à mains nues des écoles martiales. Par opposition au kenjutsu avec le sabre, etc…
-Hokusaï Katsushika: (1760 – 1849) Artiste japonais célèbre pour ses estampes (ukiyo-e). Il laisse derrière lui une œuvre de plus de 30 000 dessins d'une précision remarquable.
-Densho: écrit transmettant les enseignements dans les écoles traditionnelles et se présentant généralement sous la forme de rouleaux, souvent agrémentés de dessins.)
Comment en êtes-vous arrivé à adopter cette saisie?
Ce qui s'est passé c'est que, d'une part je faisais des expérimentations sur les diverses possibilités de saisir, et qu'en parallèle j'étudiais les nombreux documents qui donnaient des informations sur le sujet. Et dans le même temps où je m'apercevais des bénéfices de la saisie rapprochée, toutes les traces que je découvrais m'indiquaient que jusqu'à l'ère Edo, la majorité des samouraïs tenaient leur sabre les mains rapprochées.
Quels avantages apporte cette façon de faire?
Il faut d'abord comprendre que cette façon de faire n'était pas unique. Elle était probablement utilisée dans 70 à 80% des écoles, mais coexistait avec la façon la plus répandue actuellement. Si elle a des avantages, elle a aussi des inconvénients. Comme toutes les formes.
Pour ce qui est de ses avantages, il y a la vitesse. Depuis que j'ai adopté cette façon de faire, mes mouvements sont plus rapides, particulièrement avec un véritable sabre. Notamment les changements de direction qui sont généralement plus difficiles à réaliser.
Généralement en Kendo on utilise un shinaï, et les kendokas sont stupéfaits que l'on arrive à utiliser plus rapidement un véritable sabre. Au point qu'ils ne le croient pas avant de le voir de leurs propres yeux. Et lorsqu'ils le voient, ils sont vraiment surpris. (rires) C'est malheureux mais en Kendo, quel que soit le grade, même 8ème dan, ou le titre de champion, ils pensent que comme un shinaï est plus léger qu'un sabre, il doit bouger plus vite. Mais si on y réfléchit, il est logique qu'un véritable sabre puisse être utilisé plus rapidement. Si on place une balle de golf et une balle de ping-pong dans la paume de la main et qu'on les projette par une pichenette, la balle de ping-pong ira évidemment plus loin. Mais si on lance ces deux balles avec une énergie supérieure, c'est évidemment celle de golf qui ira plus loin. Si on arrive ainsi à transmettre la puissance du corps, le véritable sabre, plus lourd, sera plus rapide qu'un shinaï. Et c'est cette transmission qui est facilitée par la saisie rapprochée.
En outre, cette saisie rend plus difficile l'utilisation de la force des bras. Cela oblige ainsi à mieux utiliser le corps dans sa globalité.
(N.d.t. : -Shinaï (竹刀): "Sabre de bambou" fait de quatre lamelles utilisé en Kendo. Pesant environ 500 grammes, contre un kilo en moyenne pour un véritable sabre.)
Il est vrai qu'en Allemagne aussi, dans le passé, on utilisait de très lourdes épées. Et il est inconcevable de les avoir manipulées uniquement avec la force des bras.
Lorsqu'une arme dépasse une certaine longueur et un certain poids, il devient difficile de l'utiliser efficacement. Une des caractéristiques de la culture japonaise, est la capacité à avoir plusieurs utilisations pour une même chose. Dans cet esprit, le katana combine efficacement la capacité à générer de la puissance, tout en étant extrêmement mobile. Son poids est ainsi supérieur aux fleurets par exemples, et inférieur aux lourdes épées à deux mains. C'est le résultat d'un processus de plusieurs centaines d'années qui s'est stabilisé à l'époque Heïan. Après cela, depuis 700 ans, il n'y a pas eu de modifications majeures car c'est en quelque sorte, un équilibre idéal.
Trop légère, l'arme ne peut pas développer de puissance. Trop lourde, elle ne peut être utilisée rapidement.
Il existait évidemment d'importantes variations individuelles. Avec la même forme, il y avait des sabres extrêmement lourds. Alors qu'un sabre est généralement aux alentours d'un kilo, celui de quelqu'un comme Hirayama Kozo faisait environ 13 kilos! Sa lame faisait 2 suns d'épaisseur, et 3 shakus de longueur. Il y avait donc des gens qui utilisaient des armes hors-normes.
Il existait aussi une école nommée Shiten ryu. Ses pratiquants utilisaient des bokutos avec d'énormes tsubas de plomb grandes comme des assiettes! L'ensemble faisait parfois 20 kilos! Come le bokken faisait des trous dans le plancher en cas de contact, ils ne s'entraînaient qu'en extérieur. (rires) Il y avait donc de nombreuses façons de penser selon le ryugi. A son apogée, l'art du sabre comptait plus de 700 écoles. Il y avait donc beaucoup de façons différentes de penser, des écoles qui utilisaient de grosses tsubas à celles qui n'en utilisaient pas. En Shinkage ryu par exemple, la garde ne sert pas à arrêter une lame pour protéger la main, mais simplement à stopper la main pour qu'elle ne glisse pas de la poignée à la lame. C'est une école qui n'utilise pas le tsubazeriaï, et qui a développé le suburi wa no tachi. Il y avait énormément de façon de faire et de penser.
(N.d.t. : -Heïan: 794 - 1185.
-Hirayama Kozo (平山 行蔵): (1759 - 1828) Adepte de kenjutsu, auteur du Kensetsu, discours sur le sabre. Fondateur du Chuko Shingan ryu. C'est lui qui popularisa le concept des bugeï juhappan, les 18 arts de guerre que devaient connaître un guerrier.
-1 sun = 3,03036 cm.
-1 shaku = 30,3036 cm.)
Pourquoi n'utilise-t-on pas de bouclier au Japon?
Il y a plusieurs théories à ce sujet. Pour moi cela tient au fait que l'équilibre entre la vitesse et la puissance générées par le sabre sont liées à son utilisation à deux mains. Et évidemment si l'on tient un sabre à deux mains, il n'est pas possible d'utiliser un bouclier. C'est à mon sens la raison de son absence.
Bien entendu les samouraïs connaissaient le bouclier. Il existait un mot pour désigner cet objet, et il était utilisé dans l'antiquité japonaise. Son utilisation a simplement été abandonnée.
Depuis quand utilisez-vous le meguri?
Meguri?
C'est une façon d'utiliser le poignet qu'Osenseï aurait découverte dans les années 60, et qui subsiste principalement dans le travail de Kobayashi Hirokazu et ses élèves.
Est-ce que vous avez pensé à cela par rapport à mon utilisation du jo?
Oui.
Mon utilisation du jo est quelque chose que j'ai développé seul. Si je devais rechercher l'origine de ce travail de poignet, je dirai qu'il vient du Kashima Shin ryu. Lorsque l'on rapproche les mains ou que l'on est à distance proche de l'adversaire, il y a souvent une tendance à avoir les épaules qui remontent. Cette position des mains permet de l'éviter. Elle s'appelle mangetsu.
Ne pas monter les épaules est un élément essentiel, et le jo permet d'y travailler seul.
(N.d.t. : -Mangetsu (満月): "Pleine lune". Position des mains issue du Kashima Shin ryu.)
La respiration semble aussi importante dans le travail que vous démontrez?
En fait je ne travaille jamais la respiration indépendamment des mouvements, ou en me concentrant dessus. Elle est simplement le résultat d'un corps sans tensions inutiles.
Considérez-vous que les japonais soient plus souples naturellement, que les occidentaux?
Personnellement je trouve que les pratiquants d'Aïkido que j'ai croisés sont aussi souples en occident qu'au Japon. Je pense qu'il s'agit essentiellement d'une question d'entraînement, et que ceux qui travaillent de façon correcte s'assouplissent. Chuter, se relever, les éléments de la pratique concourent à modifier notre corps de façon positive.
Comment en êtes-vous venu à enseigner en Europe?
Au départ j'ai été invité par Carolyn Carlson en 2006 pour un de ses "ateliers". Ensuite j'ai été invité par la Maison de la Culture et du Japon. C'est à cette occasion que j'ai travaillé pour la première fois avec des pratiquants d'Aïkido.
Que je sois ainsi invité à l'étranger est grâce à l'Aïkido. Cette discipline a une ouverture que l'on ne retrouve pas dans le Judo ou le Kendo. Les pratiquants d'Aïkido ont une curiosité, notamment envers les choses du passé, que l'on retrouve beaucoup moins ailleurs. C'est une discipline pour laquelle j'ai beaucoup d'affection.
Des pratiquants de haut niveau de Kendo, Aïkido ou Judo viennent régulièrement vous voir. Que leur enseignez-vous?
Cela dépend de leurs attentes. Des membres des équipes nationales de Judo viennent régulièrement me voir. Une des choses qui les étonnent le plus, est qu'ils ne peuvent faire kumite arasoï avec moi (lutte pour joindre les mains que se livrent les judokas pour saisir l'adversaire, et empêcher celui-ci de faire de même). Je viens simplement les saisir, et s'ils essaient de chasser ma main, cela ne modifie pas mon geste, mais les déséquilibre. Il faut pouvoir rentrer même si aïte essaie de chasser avec puissance. Mais cela les surprend parce qu'ils n'ont jamais imaginé que l'on puisse continuer le mouvement malgré une tentative pour nous chasser.
Pour cela il faut "lier" le corps. Sans cela, la main est facilement balayée. Mais personne ne travaille ceci à l'heure actuelle, donc cela les surprend beaucoup. (rires)
Avec la posture et l'utilisation des doigts, l'utilisation du corps est totalement modifiée. C'est un domaine qui est peu exploré même en Aïkido. Pourtant c'est un enseignement présent dans quelques écoles de Daïto ryu, et dont on peut apercevoir des exemples sur certains films d'Osenseï.
C'est ce genre de choses que je montre. Un travail naturel pour les adeptes du passé, mais qui a disparu de la pratique contemporaine.
Travailler avec ces personnes vous fait-il progresser aussi?
Oui bien sûr. En pratiquant avec des gens d'autres disciplines, ont se rend compte de beaucoup de nos lacunes, de nos limitations. La question n'est évidemment pas de faire de la boxe avec un boxeur, mais de voir si nos mouvements fonctionnent quelle que soit la personne qui nous fait face.
Avez-vous pratiqué avec des boxeurs?
Oui. J'ai par exemple travaillé avec un boxeur du nom de Hasegawa Hozumi. Je me demandais quelles allaient être ses impressions, et il m'a dit avoir été très étonné.
Une des choses qui diffère par rapport à un boxeur est le fait que nous ne soyons pas "en garde". C'est le mugamae du sabre.
(N.d.t. : -Hasegawa Hozumi: (né en 1980) Champion du monde de boxe en poids coq, puis poids plume.)
Considérez-vous que les armes soient importantes pour la pratique de l'Aïkido?
Oui, je pense que c'est essentiel.
Pourtant le travail aux armes n'est pas enseigné au Hombu dojo. Quel est votre avis sur ce sujet?
Je crois que l'opinion du Hombu dojo est que le travail aux armes est inutile, mais pour moi c'est une grave erreur. Le travail aux armes a de nombreux bienfaits et avantages. Pour arriver à travailler avec fluidité, il nécessite par exemple de relâcher les épaules. C'est un point essentiel de la pratique martiale qu'il est sans doute plus difficile de développer seulement dans le travail à mains nues. Par ailleurs les armes ont l'avantage de pouvoir être pratiquées sans partenaire.
Pour moi, le jo ou le bokken sont semblables à aïte. C'est pourquoi j'estime qu'il est préférable de travailler aussi avec les armes.
(N.d.t. : -Aïte (相手) : Le partenaire, ou la partie adverse. Littéralement la main réciproque.)
Quelle est selon vous la raison pour laquelle Osenseï n'enseignait pas le travail des armes au Hombu dojo?
Osenseï répétait souvent qu'il suffisait de faire suwari waza ikkyo. (rires) Je crois malheureusement que cette méthode ne permettait pas à beaucoup de devenir réellement capables.
Ce que l'on a travaillé lors du stage, retourner la situation lorsque l'on est attaqué au sabre, présente un degré de difficulté que l'on ne trouve pas à mains nues. C'est un niveau auquel la pratique du taïjutsu seul ne prépare pas.
Je pense que la technique d'Osenseï était extraordinaire, mais… qu'il était mauvais enseignant. Et c'est souvent le cas des génies ! J'ai le sentiment qu'il ne comprenait pas la situation de personnes qui n'arrivaient pas à faire les choses. En un sens il était comme ces champions qui deviennent entraîneurs mais n'arrivent pas à transmettre efficacement, et ne rencontrent jamais le succès. Plus ils sont grands, moins ces génies comprennent les difficultés des gens du commun.
Mais tous les shihans qui viennent enseigner du Japon n'ont-ils pas eux-mêmes un problème de pédagogie?
Sans doute. Mais je dois avouer que je ne me sens pas capable d'enseigner efficacement non plus. (rires)
J'ai récemment discuté avec un pratiquant de Zurich qui était confronté à plusieurs problèmes qu'il n'arrivait pas à résoudre. Il a alors débuté le Taï Chi, et il m'a dit qu'il comprenait dès à présent beaucoup de choses qui étaient obscures pour lui. Il n'avait pas rencontré d'enseignant qui expliquait clairement en Aïkido, et je crois que c'est un problème.
Je le pense aussi. Je crois que la base de ce problème remonte à Osenseï. Je souhaite aussi pouvoir prendre du temps avec un nombre restreint de pratiquants pour transmettre. Lorsqu'il y a beaucoup de monde, c'est plus délicat. Et j'aimerai savoir mieux expliquer. (rires)
Quelle était votre profession avant d'enseigner les arts martiaux?
J'ai fait des petits boulots pour subsister, mais je me suis consacré dès le départ à la pratique.
Vous enseignez à de nombreuses personnes ne pratiquant pas les arts martiaux?
Oui. Aujourd'hui j'enseigne beaucoup aux musiciens, dans le milieu médical, celui de la robotique.
Si on comprend son utilisation, l'Aïkido peut être utilisé dans de nombreux domaines tels que la musique, le sport, la danse, etc… La pratique devrait pouvoir nous aider à nous améliorer dans notre travail, mais au-delà, dans chaque instant du quotidien.
Beaucoup de gens disent que l'Aïkido doit être amour.
(Rires) Je pense que ces gens n'ont peut-être pas besoin de l'Aïkido. En Iaï aussi au Japon, la technique était effrayante, mais c'est devenu quelque chose de "brouillon". Il ne faut pas confondre l'esprit et la technique. Si on peut affirmer que l'esprit est amour, cela ne doit pas servir à justifier des lacunes techniques.
C'est vrai qu'aujourd'hui on voit beaucoup de contrôles en force.
De nombreuses personnes aiment à infliger de la douleur, par exemple sur nikyo. C'est quelque chose que je réprouve totalement. En revanche, il est indispensable de réussir à contrôler aïte, malgré ses tentatives de fuite. Aujourd'hui malheureusement on ne travaille pas en ayant des partenaires qui essaient de se libérer. Ce travail permet de développer chez les deux partenaires une utilisation souple et relâchée du corps.
Par ailleurs la technique choisie est fonction de la situation, et il est naturel qu'elle évolue avec elle.
Auparavant dans les années 80, les gens recherchaient l'aspect pacifique de l'Aïkido. Aujourd'hui il semble que de plus en plus désirent une pratique intense avec une recherche de puissance.
La pratique n'a pas de raison d'être éprouvante physiquement. En revanche, elle doit permettre de développer des techniques qui fonctionnent. Il ne faut pas chercher l'effort physique, mais l'efficacité. Les techniques de l'Aïkido permettent cela. La capacité à ne pas être chassé dont je parlais plus tôt ne se développe pas par des exercices de musculation. C'est par un travail consciencieux et attentif, que l'on modifie sa façon d'utiliser le corps.
Certaines personnes se posent des questions en voyant par exemple le Doshu. Comment à partir d'un tel travail, peut-on accéder à un niveau de pratique tel que celui des maîtres Tamura, Nishio, etc…
C'est effectivement un problème car le travail proposé n'enthousiasme pas, et n'a prouvé son efficacité ni dans le développement de grands adeptes, ni dans son application. Et ce problème se traduit par le fait qu'une personne comme moi a une célébrité plus importante que celle du Doshu.
Le Doshu est quelqu'un que j'apprécie, et nous pratiquions ensemble aux cours de Yamaguchi senseï. C'était quelqu'un de très doux et calme. Mais cela ne suffit sans doute pas.
Le nom de la discipline Aïkido est connu, mais en raison de leur niveau, aucun de ses enseignants n'a réussi à se faire un nom grâce à sa pratique. C'est très regrettable. Mais l'Aïkido a un tel succès en France, qu'il me semble qu'il y a les moyens de réintroduire ce type de réflexion et de travail. Il n'y a rien à attendre du Japon ou du Hombu dojo. Il faut travailler et chercher.
Merci.
Merci à vous.