La libération de l’Aïkido
Les débuts de l’Aïkido
Puisant ses origines dans le Japon médiéval, l’Aïkido créé par Ueshiba Moriheï au milieu du 20ème siècle, s’est structuré sous la houlette de son fils Kisshomaru au sortir de la seconde guerre mondiale. Fin politique et grand humaniste, ce dernier a modelé et promu une discipline d’éducation porteuse d’un message de paix, fidèle à ses convictions et adaptée à son époque. Mais si l’Aïkido serait resté confidentiel sans son intervention, ses actions seules auraient été bien insuffisantes pour que cet art devienne l’une des pratiques martiales majeures dans le monde.
1965 à 85, les apôtres de l’Aïkido
Si les premiers disciples du Fondateur partirent faire connaître l’Aïkido hors du Japon dès les années 50, c’est à partir du milieu des années 60 qu’ils essaimèrent en masse à travers le monde. Noro Masamichi, Tamura Nobuyoshi, Yamada Yoshimitsu, Saotome Mitsugi, Chiba Kazuo et leurs pairs s’établirent aux quatre coins du globe, et parcoururent dès lors inlassablement les espaces inexplorés par l’Aïkido. Grâce à leurs cours, livres, démonstrations publiques et stages, ils permirent à la discipline de s’implanter partout dans le monde.
Sans l’œuvre de ces pionniers, dont certains sont encore actifs aujourd’hui, l’Aïkido n’aurait jamais connu un développement mondial.
1985 à 2005, l’âge d’or de l’Aïkido
Après ces vingt premières années de l’implantation de l’Aïkido hors du Japon, la discipline connue une expansion exponentielle. Naturellement les maîtres sus-cités étaient encore des moteurs de l’art, mais c’est surtout à deux occidentaux que nous devons la progression des deux décennies suivantes.
L’un d’entre eux est Steven Seagal. Pratiquant d’Aïkido, chanteur country et moine tibétain, ce personnage controversé eut une importance majeure pour la diffusion de l’Aïkido dans la culture populaire grâce à ses films. Et aujourd’hui encore, à l’hiver de sa carrière, je dis souvent que l’Aïkido est ce que fait Steven Seagal pour répondre brièvement lorsqu’un chauffeur de taxi ou autre inconnu me demande ce qu’est l’art martial que j’enseigne. La réponse commence alors invariablement par « Ah oui je vois. ». Mais un autre adepte occidental a eu un rôle clé dans le développement soutenu de l’Aïkido entre 1985 et 2005…
Le visage de l'Aïkido
Avant que je commence l'Aïkido, pour le jeune pratiquant lecteur de revues martiales que j'étais, Christian Tissier était la référence de la discipline. Spectaculaire dans ses démonstrations à Bercy, présent plus que tout autre dans les magazines, il était le visage de l’Aïkido.
Pourtant lorsque j'ai débuté par hasard dans le courant de maître Tamura, à la FFAB, on m'a appris qu'il était l'antéchrist. Businessman assoiffé d’argent, imposteur égocentrique inefficace, aucune épithète n’était assez négative pour le qualifier. A une époque où la circulation de l'information était limitée, il était facile de créer des croquemitaines.
Le temps et les hasards de la vie ont fait que j'ai eu l'occasion de me pencher sur son parcours, le rencontrer à plusieurs reprises, et de le voir simplement pour ce qu'il est, un géant sans qui l'Aïkido n’aurait simplement pas la place qu’il a aujourd’hui dans le paysage martial.
Les années 80 étaient une décennie d’optimisme où l’on écoutait de la musique électronique, et où Retour vers le futur, Piège de cristal, et autre Terminator crevaient l’écran. Nés avant-guerre et ayant atteint la cinquantaine, les pionniers de l’Aïkido ne pouvait en donner une image engageante dans une époque conquérante, jeuniste et assoiffée de modernité. Si leur présence était essentielle pour les adeptes, ils ne pouvaient aimanter une nouvelle génération de pratiquants. Et c’est Christian Tissier, omniprésent, élégant et charismatique, qui grâce à ses vidéos, démonstrations et livres, fut LE visage de l’Aïkido pour les passionnés durant les deux décennies suivantes.
Faire sauter les verrous
Christian Tissier reçut le 8ème dan en 2016. C'était attendu, et les manigances politiques et chantages fédéraux n'y ont rien changé. C'est la reconnaissance d'une vie consacrée à l'Aïkido, et d’une place unique dans le paysage actuel de la discipline.
Dès sa nomination, beaucoup se sont réjouis et ont évoqué le fait qu'il était le premier occidental à obtenir ce grade. C'est inexact. Il est à ma connaissance le premier occidental à recevoir ce grade de l'Aïkikaï, mais d'autres tels que André Nocquet, Jacques Muguruza, ou André Cognard reçurent la même distinction d’autres écoles par le passé. Par ailleurs, Robert T. Kubo et Donald S. Moriyama, américains d’origine japonaise, avaient aussi reçu ce titre de l’Aïkikaï avant lui. Il n'en reste pas moins que grâce à son intégrité, son investissement et son talent, il est le premier n’ayant aucune origine japonaise à avoir obtenu ce grade de la plus large organisation d'Aïkido actuelle. A ce titre sa nomination est évidemment historique.
Le précédent du shihan
Christian Tissier fut aussi le premier occidental à se voir décerné le titre de shihan. L’obtention de ce titre offre d’ailleurs un intéressant précédent à l’attribution du 8ème dan. Yamada senseï explique à ce sujet :
« C'est un système stupide. Au Japon on appelle son enseignant shihan. Peu importe le grade. Shihan est une occupation, un emploi. Pas une évaluation. Les gens se méprennent sur ce que signifie shihan. Ce n'est pas un titre! C'est simplement une façon plus officielle de vous appeler que senseï. Car on ne peut pas par exemple, lorsqu'on remplit un formulaire officiel, écrire que son occupation est Aïkido senseï. On écrit shihan. Ce n'est rien de plus que cela.
Les japonais sont embêtés à cause de ce système qu'ils ont mis en place et ils savent qu'ils ont fait une erreur. Cela leur cause beaucoup de maux de tête! Et à moi aussi. (Rires)
Aujourd'hui tout le monde cherche à obtenir ce statut, comme un titre. Mais comme pour les grades, chacun se "présente" différemment pour obtenir cette reconnaissance car il n'y a pas de standards. Aujourd'hui on arrive à des situations où des réclamations sont faites comme: "Eh, pourquoi est-il shihan et pas moi? J'ai le même grade et j'ai pratiqué pendant autant d'années.". Ce sont des conflits stupides qui arrivent à cause de ce système. Pourquoi ont-ils besoin de ça? Si les gens m'appellent senseï très bien, peu m'importe qu'ils m'appellent shihan. »
Les japonais obtiennent-ils le titre de shihan automatiquement?
« C'est une chose que je n'aime pas. C'est pourquoi j'ai commencé à délivrer des titres de shihans aux étrangers. Parce qu'ils se demandaient pourquoi cela était réservé aux japonais. Ils font beaucoup de choses stupides à l'Aïkikaï. Ils inventent des titres régulièrement. Pour les jeunes est apparu le titre de shidobu shihan. Et Tamura senseï et moi avions un intitulé légèrement différent je crois. (Rires) Ces choses sont ridicules.
L'an dernier un groupe m'a donné une liste d'environ 20 personnes. Mais l'Aïkikaï a choisi trois d'entre eux. Alors je leur ai dit "Ok, laissez tomber. Je ne peux pas retourner leur expliquer que seuls trois d'entre eux recevront ce titre. Oubliez ça et rendez-moi la liste.". J'ai expliqué la situation et leur ai dit de négocier eux-mêmes, que j'étais hors de ça. Mais comment avaient-ils choisi ces trois personnes qu'ils ne connaissent pas? Sur quels critères? Le seul qui savait était leur maître. »
Yamada senseï est depuis longtemps un défenseur sans relâche d’un traitement égalitaire des pratiquants indépendamment de leurs origines. Avec un certain succès. Mais le cas de Christian Tissier est à part. Car c’est sur la seule force de sa place dans l’Aïkido qu’il a obtenu ce titre.
Dans le monde martial Christian Tissier est LE visage de la discipline, au point que sur Google trend il cumule à lui seul plus de recherches que Moriteru Ueshiba, Mitsugi Saotome, Yoshimitsu Yamada et Seishiro Endo cumulés ! L’Aïkikaï n’a donc eu d’autre choix que de lui décerner un titre qui était l’apanage des japonais. Malheureusement pour cette organisation cela a créé un précédent et les années suivantes l’ont vu décerner cette reconnaissance sous la pression à un nombre toujours croissant de pratiquants, au point d’en faire un sujet de plaisanteries de vestiaires.
Le crépuscule de l’Aïkikaï ?
En décernant à Christian Tissier les titres mérités de shihan et 8ème dan, l’Aïkikaï a-t-il signé sa perte ? Si c’est aller vite en besogne, c’est toutefois le signe d’un déclin car, comme les autorités du Judo et du Karaté par le passé, celles de l’Aïkido se sont arc-boutés pour conserver des privilèges aux japonais.
Jusqu'à présent, l'Aïkido a suivi un cheminement très similaire à ceux du Judo et du Karaté, à quelques décennies d'écart. Les premiers maîtres de ces disciplines étaient naturellement japonais. Le temps passant, ils ont formé des élèves qui ont atteint un niveau élevé. Toutefois ces premières générations n'ont pas reçu la reconnaissance qu'elles méritaient. Méprisés par les autorités japonaises de leurs disciplines, ces pratiquants ont été spoliés lors des compétitions, et au mieux négligés dans l'attribution des grades. Si cet état de fait a duré plusieurs décennies, il a toutefois fini par s'écrouler sous son ridicule, notamment les décisions scandaleuses lors des compétitions. Dans ces deux disciplines cela a eu pour conséquence la prise de pouvoir par une Fédération Internationale, et une réduction monumentale de la taille et du pouvoir des écoles qui avaient généré leur développement, le Kodokan et la JKA.
Si les occidentaux se sont longtemps heurté à un plafond de verre en Aïkido, cela n'était pas connu du commun des pratiquants qui voyaient un pratiquant supérieur en tout japonais vêtu d'un keïkogi. Un biais d'ailleurs encore trop souvent présent. Le temps passant, certaines voix telles que celle de Yamada senseï s'élevèrent toutefois, et Christian Tissier, prouvant qu'un étranger pouvait faire autant, et même plus qu'un japonais, brisa définitivement le carcan.
Comme il l'a fait pour le 7ème dan et le titre de shihan, il a ouvert la porte à l'attribution du 8ème dan aux occidentaux. Et ils seront nombreux d'ici quelques années à recevoir ce qui était il y a peu encore, un Graal inaccessible. Ce faisant les pratiquants voyant des adeptes sans le filtre du grade se rendront compte qu'aujourd'hui de nombreux occidentaux n'ont rien à envier à leurs homologues japonais. L'Aïkikaï ne pourra plus freiner impunément les pratiquants en raison de leurs origines, et la nature même de l’archaïque système iemoto finira probablement par être remise en question.
Une chance pour l’Aïkido
Bien entendu tout cela n'est que supposition, et l'Aïkido a ses spécificités au regard du Judo ou du Karaté. L’Aïkikaï compte en son sein de fins politiques, et ils sauront freiner leur baisse d’influence. Après les titres de shihan et le 8ème dans viendront les positions dans les organisations, les concessions en termes de prérogatives, le premier étranger à enseigner au Hombu, etc… Mais plus ils distribueront de hochets, plus le poids de l'Aïkikaï ira en décroissant.
Les mérites de Christian Tissier étant incontestables, ils n'ont pu faire autrement que de le récompenser. Aiguisant la soif de tous les anciens de l'Aïkido, et précipitant paradoxalement le déclin de l'Aïkkaï.
Mais la perte d’influence du Doshu et de l’Aïkikaï est une bonne chose pour l’Aïkido. Le signe que la discipline arrive à maturité. Débarrassé d’un système héréditaire que ses adeptes n’auraient toléré dans aucun autre domaine de leur vie, les pratiquants et enseignants d’Aïkido devront se reposer sur la valeur de leur pratique, et non sur leurs liens héréditaires, amitiés et origines ethniques. L’Aïkido n’y perdra pas son âme. Débarrassé des préjugés raciaux, du népotisme et des privilèges hérités, il en sortira purifié et revigoré.
Christian Tissier est l’un des géants de l’Aïkido. Après avoir été le visage de la discipline pendant deux décennies, avoir fait exploser le plafond de verre qui pesait sur les non-japonais fait de lui l’étincelle à l’origine d’une nouvelle étape de la discipline. A chacun de saisir cette chance pour redonner qualité, vigueur et enthousiasme à l’Aïkido.
Les images de Christian Tissier et Yamada Yoshimitsu ont été réalisées pour Yashima lors d’entretiens que j’ai réalisés. Ne manquez pas de commander vos magazines pour plonger dans les réflexions inédites et passionnantes des plus grands adeptes d’aujourd’hui.
Pour prolonger la lecture :
Ueshiba Kisshomaru Doshu au Hombu Dojo de l’Aikikai, 1994
Noro Masamichi, pionnier de l’Aïkido hors du Japon
Tamura Nobuyoshi, l’aigle de l’Aïkido
Yamada Yoshimitsu, l’homme libre
Les derniers uchi-deshis d’Osenseï