Les limites de l’Aïkido
Que signifie Aïkido ? Quelles sont les limites de la discipline ?
J’ai répondu à une interview en live hier sur Instagram. L’audience étant hétéroclite, plusieurs questions concernaient la définition des termes Aïkido, atémi, etc. Voici ci-dessous un article que j’avais écrit pour Spécial Aïkido en réponse à une question de lecteur. Cet article ne définit pas la discipline, mais expose… l’impossibilité de le faire de façon satisfaisante. En bas du post, j’ai toutefois listé des textes s’essayant à l’exercice.
« Bonjour, je cherche à expliquer à une amie ce qu'est l'Aïkido. La tâche est comme tu t'en doutes, ardue. D'autant plus que les frontières de l'Aïkido me semblent bien larges et bien floues lorsque je me laisse à observer l'étendu des potentialités que nous offre la pratique.
J'ai donc décidé de faire un tour sur internet pour essayer de donner une définition la plus fiable et objective possible... Je suis alors tombé sur l'incontournable Wikipédia qui m'a offert une traduction "d'Aïkido" plus perturbante qu'autre chose. En effet dans l'article, il est écrit qu'Aïkido devrait être traduit par « la voie de la concordance des énergies » plutôt que par les habituelles phrases "Voie de l'union des énergies" ou "Voie des énergies unifiées" que de nombreux aïkidoka utilisent comme traduction (dont toi dans une de tes archives : AIKIDO, le fleuve de la paix).
Bien qu'il soit expliqué que le premier terme soit plus exact car l'harmonie n'est qu'un but de l'Aïkido et que la concordance des énergies en soit la clef, il me semble étrange qu'une telle différence entre les traductions soit possible, et surtout que celles présumées fausses soient pourtant les plus utilisées.
Sachant tu aimes réfléchir au sens de la pratique de l'Aïkido et de ses à-côtés, j'aimerais savoir ce que tu penses de cette traduction qui remet en cause, peut-être, les plus habituelles. »
Qu’est-ce que l’Aïkido ?
L’Aïkido est un Budo, une Voie martiale développée par Ueshiba Moriheï. Si l’on peut brièvement développer cette définition, les spécialistes se trouveront toutefois très rapidement en désaccord. Est-ce que la pratique du Fondateur avant 1942 était déjà de l’Aïkido ? Le cursus technique est-il plus qu’une simple variation du Daïto ryu ? Ce qui fut pratiqué par les maîtres Mochizuki, Tomiki, Nishio, Yamaguchi, Tamura, etc., et par leurs élèves aujourd’hui est-il toujours de l’Aïkido ? L’Aïkido est-il une self-défense ? Les polémiques sont nombreuses et ne seront jamais résolues.
Car définir l’Aïkido revient à vouloir définir la musique. Ou l’art même. Ce qui en sera pour l’un, sera ridicule pour un autre. Maître Ueshiba était un mystique, et je crois que pour lui, l’Aïkido était tout simplement ce qu’il faisait. Tout ce qu’il faisait sans doute même, puisqu’un maître me rapporta qu’il lui avait dit un jour « Chacun de mes gestes est Aïki. ». Ainsi, Osenseï ne semble jamais avoir limité et défini l’Aïkido, ni projeté ce qu’il en adviendrait après sa propre disparition. En ce sens on peut supposer qu’il était, vivait le moment présent, sans ressentir le besoin de figer quoi que ce soit. Sans doute pensait-il comme Oscar Wilde que « Définir, c’est limiter. ».
"Définir c'est limiter."
Oscar Wilde
Aï-Ki-Do
C’est en 1942 que le terme Aïkido aurait été avalisé par maître Ueshiba pour nommer sa pratique, sur une proposition de Hiraï Minoru senseï. Auparavant il désigna sa pratique sous divers noms tels que Daïto ryu Aïki Jujutsu, Aïki Budo ou Asahi ryu, et à la fin de sa vie, il sembla privilégier le terme Takemusu Aïki.
Les différents noms correspondaient-ils à des pratiques différentes ? Renfermaient-ils des indications techniques ? Les avis sont là encore partagés. Admettons pour le bénéfice de la discussion que le nom Aïkido ait été important à ses yeux. Y donnait-il le même sens en 1942, 1955 et 1969 ?
Il faut aussi prendre en compte le fait que la langue japonaise est très vague et profondément contextuelle, rendant sa traduction très délicate. J’ai eu la chance de rencontrer un grand nombre d’élèves directs de Ueshiba Moriheï, et de m’entretenir des heures avec une dizaine d’entre eux. Leurs interprétations de sa pratique et son message, si elles présentaient évidemment des points communs, révélaient aussi d’énormes différences. Je me souviens par exemple avoir parlé avec les maîtres Abe Seïseki (10ème dan), Sunadomari Kanshu (9ème dan), et Sasaki Masando (8ème dan), de la symbolique religieuse du message d’Osenseï, car ces trois maîtres furent sans aucun doute parmi les plus à même de répondre à cette question en raison de leurs parcours respectifs. Eh bien… leurs réponses ne se corrélaient pas du tout ! Pourtant, chacun avait toute la légitimité nécessaire.
Sans compter que, derrière le même mot, se cache parfois une interprétation très différente. Les termes Budo, Bujutsu et même Kakutogi sont ainsi interchangeables pour certains, tandis qu’ils sont opposés pour d’autres. Ki est aussi un exemple typique de mot aux significations multiples, et je suis convaincu qu’en terme de pratique martiale il doit généralement être compris dans le sens d’intention, détermination, engagement, et non énergie. Alors que dans le domaine de la santé il a une toute autre signification.
Mon opinion est que les traductions et interprétations peuvent être multiples, qu’aucun de nous n’était dans la tête d’Osenseï, et que même ses plus proches élèves ne s’accordant pas sur le sens de ses paroles, nous devons rester humbles et éviter toute déclaration péremptoire. Notons enfin que la nature d’une pratique évolue avec le temps, et qu’il convient de rester ouvert et tolérant avec les interprétations nouvelles. À titre d’exemple je terminerai en laissant la parole à l’un des plus proches disciples du Fondateur, Shimizu Kenji :
Il y a aujourd'hui beaucoup de styles d'Aïkido. Jusqu'où peut-on considérer qu'il s'agit toujours d'Aïkido ?
"On utilise souvent le terme Aïkido mais beaucoup de ce qui est désigné sous ce nom est très différent de ce que nous avons étudié auprès du Fondateur. Mais on ne peut dire pour autant qu'il ne s'agit pas d'Aïkido. C'est un point très délicat. (rires)
On ne peut pas simplement dire "Ce que je fais est de l'Aïkido, ce que font les autres n'en est pas.".
La pratique change selon celui qui l'enseigne. Mais si celui qui le fait pense et déclare qu'il pratique l'Aïkido, je n'y vois pas d'inconvénients."
Shimizu Kenji
(photo Frédérick Carnet pour le livre Budoka no Kokoro)
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