Interview Léo Tamaki, AikidoJournal 2012
L'interview qui suit a été réalisée pour AikidoJournal par Horst Schwickerath, et Isabelle et Jean Belly le 1er mai 2012. Ne manquez pas les nombreuses autres interviews mises en ligne. AikidoJournal ne peut continuer à partager son travail sans moyens. N'hésitez pas à vous abonner si vous en avez la possibilité.
Stage d'été à Valencia, avec Simon Pujol
AJ : Quand as-tu commencé l'Aïkido ?
J'ai commencé en 1995, à 21 ans. Je faisais du Karaté et j'envisageais de devenir enseignant professionnel. À cette époque ma vision des arts martiaux était que le physique primait avant tout, et que la technique était juste là pour rediriger les capacités athlétique. Je pensais ouvrir un dojo et je savais que ce type de pratique n'était pas accessible à des gens âgés ou aux enfants. Je devais donc trouver autre chose pour eux. J'ai pensé à faire du yoga, du Taï-chi ou de l'Aïkido. J'ai finalement opté pour ce dernier, en me disant que j'allais apprendre une clé ou deux. J'allais vers l'Aïkido avec beaucoup de dédain et de préjugés.
AJ : Avec qui as-tu débuté ?
Lorsque j’ai cherché un dojo d’Aïkido, j'ai été voir deux experts 6ème dan. Le premier avait une forme qui ne me semblait pas martiale à l'époque, et cela ne m'a pas intéressé. J’ai trouvé le deuxième bon, mais je ne l’ai pas du tout apprécié au niveau humain. J'ai alors abandonné mes recherches mais, quelques mois plus tard, une amie m'a parlé de Jacques Bardet. Je suis allé le voir, il était 5ème dan, moins connu que les deux autres, et son cours était très simple, absolument pas spectaculaire. J'ai apprécié sa franchise et sa pratique et je me suis inscrit chez lui. Ca a changé ma vie.
Au deuxième ou troisième cours, Jacques me demande "Que fais-tu ce week-end ? Il y a un stage avec un expert japonais.". Je lui ai dit d'accord et je l'ai accompagné au Havre, à un stage organisé par René VDB et animé par… maître Tamura. Et là, j'ai vraiment eu un choc. Dans les cercles martiaux où j'évoluais, il n’y avait quasiment pas de gens âgés. C'était une pratique très physique orientée vers la self-défense ou la compétition. Pour la première fois, je voyais une personne âgée se jouer de jeunes pratiquants avec une facilité déconcertante. Là, je me suis dit qu’il y avait quelque chose de spécial.
Très rapidement, j'ai totalement arrêté le Karaté. Je devais partir faire mon service militaire mais j’ai adopté le statut d’objecteur de conscience pour pouvoir continuer à pratiquer. Je suivais le maximum de cours, j'allais aux stages de maître Tamura.
AJ : Comment était maître Tamura à l'époque ?
Quand je l'ai connu en 1995, il avait 62 ans. C'était encore une époque où à l’échauffement il y avait des pompes, des coups de pied et des coups de poing. Son Aïkido n'était pas aussi sophistiqué qu'à la fin de sa vie, quinze ans plus tard, mais il m'a immédiatement séduit.
Rotterdam
AJ : Cela a-t-il été difficile de passer du Karaté à l'Aïkido ?
Je faisais du karaté avec Jean-Pierre Vignau, ancien champion du monde de Karaté, cascadeur, mercenaire, et il faisait beaucoup d'entraînements avec des policiers et des agents de sécurité. Au dojo, il y avait des cours spéciaux pour les gradés et les gens des services de sécurité. Il y enseignait à casser, détruire le plus efficacement possible. Le changement aurait donc pu être difficile. Mais la chance que j’ai eue en allant chez Jacques Bardet, c’est qu’il laissait la porte ouverte à tout le monde. Il y avait chez lui aussi bien des intellectuels, des artistes, que des gens qui venaient presque pour la bagarre. Ils étaient minoritaires, mais il y en avait. J'ai pu trouver ma place et il a su me canaliser tranquillement sans que je m'en rende compte. Donc ça n'a pas été difficile, mais ça aurait pu l'être avec quelqu'un d'autre, je pense.
AJ : Que vois-tu comme différence entre l'Aïkido de Tamura Senseï et celui de la 2F3A ?
Au niveau technique il n'y a pas d'Aïkido 2F3A, comme il n'y a pas d'Aïkido FFAB, comme il n’y a pas d’Aïkido Aïkikaï. Il y a des gens qui font des choses vraiment différentes dans chaque groupe. En revanche je pense qu'il y a une grande différence dans la façon d'aborder l'enseignement entre maître Tamura et les autres. Même la plupart de ses élèves.
S'il y a aujourd'hui beaucoup de personnes influentes comme Franck Noël, Bernard Palmier ou Paul Müller à la 2F3A, je crois que le succès de cette fédération s'est construit autour de Christian Tissier. Grâce à sa virtuosité technique, son charisme, mais aussi grâce à la clarté et la précision de ses explications. J'avais beaucoup aimé dans un de ses premiers livres son explication sur le ki. C'était clair, cela n'appauvrissait pas le concept, c'était bien. Il a pu attirer tous ceux qui cherchaient de la clarté et de la logique. Je pense que c'est la même chose qui, bien que la pratique soit différente, a fait le succès de la méthode de maître Saïto. Tamura senseï, à l'inverse, n’allait jamais corriger les détails dans son enseignement. C’était très ordonné dans son esprit, mais il amenait à chercher les choses par soi-même. En ce sens, c'était beaucoup plus japonais.
La langue japonaise est très vague. Il n'y a pas de masculin/féminin, pas de singulier/pluriel, et pas de conjugaison. La communication est basée sur l'intuition, la sensibilité. C'est probablement pour cela que le zen a pu se développer autant, et que la parole a si peu d'importance dans cette culture. Ainsi on ne peut pas faire plus succinct que le poème japonais, le haïku. Mais à travers quelques syllabes on va sentir, percevoir tout un monde suggéré. À l'inverse, la poésie occidentale est descriptive. On veut emmener le lecteur quelque part, mais on lui décrit donc, on lui explique. Et on retrouve un peu ces différences dans la pratique martiale. D'un côté la suggestion, de l'autre l'explication.
AJ : Peux-tu nous parler un peu plus de la façon d'enseigner de maître Tamura?
Tamura senseï était un pur produit de la culture japonaise. Il faisait sentir et, même s'il avait des réponses, il amenait à deviner, faire notre propre chemin. Il y a également le fait qu’il n'a pas, à mon sens, cherché à former des gens. Il disait souvent "Je n'enseigne pas, je fais ma recherche et je partage.". Il enseignait comme dans un Koryu, une école traditionnelle. Il attendait que les gens sortent d’eux-mêmes du lot. Les cursus des Koryus sont si riches, leur maîtrise si difficile, qu'on ne peut pas envisager d'aller chercher quelqu'un à former. Si l'adepte n'a pas eu de lui-même la capacité à sortir du lot, il n’aura probablement pas la capacité à maîtriser et supporter la charge de l'école.
La première étape, c'est l'élève qui se révèle. Ce n'est pas le maître qui cherche un élève. S'il n'y a pas d'élève qui se soit révélé, l'école ferme. Aujourd'hui il arrive que dans des écoles traditionnelles, lorsque le maître meurt, il n'y ait pas de successeur. Mais très souvent les élèves ne l'entendent pas ainsi. Dans le meilleur des cas ils se réunissent alors autour d'un ancien, qui succède à son maître sans avoir été désigné par lui, mais qu'ils ont choisi. Dans le pire des cas, un certain nombre d'anciens font leur propre école chacun de son côté. Dans les deux cas il y a une tentative de perpétuer alors que pour le maître c'était fini.
Personnellement je pense que pour Tamura senseï, c'était fini. C'est pourquoi il n'avait pas nommé de successeur, et n'avait pas fait les démarches avec l'Aïkikaï en demandant les grades et titres qui auraient pu permettre de lui succéder. Certaines personnes en ont décidé autrement, mais personnellement je n'arrive pas à interpréter ses actions autrement. Et il s'en était d'ailleurs ouvert à plusieurs proches.
Liège
AJ : Qu’est-ce que l’Aïkido pour toi ?
Pour moi il y a deux notions à prendre en compte. D'une part l'aspect technique, d'autre part l'aspect philosophique.
En simplifiant, pour l'aspect technique on peut s'appuyer sur les paroles d'Osenseï sur lesquelles tout le monde semble s'accorder, "L'Aïkido est irimi et atémi.". Il y a aussi évidemment les notions d'awase et musubi, que personnellement je traduis par "harmonisation" et "union". Au-delà de ça, il est très difficile de définir techniquement l'Aïkido à mon sens. Parmi les élèves reconnus d'Osenseï, certains ont tenu à rester très proches de ce qu'il faisait au niveau des formes. Je pense notamment aux maîtres Saïto, Chiba, Arikawa ou Shioda. A l'inverse d'autres comme les maîtres Yamaguchi, Saotome, Tamura ou Nishio se sont éloigné de ces formes. Pourtant chacun s'accorde à reconnaître qu'ils faisaient tous de l'Aïkido. Même si ce qui est préconisé chez l'un est évité chez l'autre. Mais on retrouve chez chacun les notions d'irimi, atémi, awase et musubi…
Sur le plan philosophique, l'essentiel pour moi est la notion de compassion. Sans compassion, j'ai vraiment du mal à concevoir que l'on puisse parler d'Aïkido. Osenseï parle "d'amour". Je comprends cela comme quelque chose de très grand, très vaste, une "compassion profonde". C'est pour cela que lorsque je vois des styles d'Aïkido très durs, destinés à la self défense, même si techniquement je vois bien que cela vient de l'Aïkido, j'ai du mal à concevoir que le fondateur aurait cautionné cela.
Donc pour moi l'Aïkido est une voie de développement personnel qui techniquement doit être guidée par les notions d’irimi, atemi, musubi et awase, et dont le fond spirituel est la compassion. Cela paraît simpliste de définir un art comme l'Aïkido avec si peu de notions, mais elles sont très vastes. Dans l'Aïkido de maître Tamura je vois cela, dans tous ceux dont j'apprécie l'Aïkido je vois cela. Malgré tout ce qui peut séparer les différentes écoles, je crois qu'elles ont ce fond en commun.
AJ : Ta pratique est-elle marquée par un courant particulier ?
Tamura senseï est le maître qui m'a le plus inspiré. Mais ma pratique n'est sans doute pas tellement "marquée", elle est assez marginale je crois. Où que j'aille il y a des gens qui viennent de différents groupes, 2F3A, FFAB, Iwama Ryu, EPA, etc… Je pense qu'une des raisons est que ma façon d'aborder l'Aïkido est ouverte.
En stage je commence par une préparation très posée, suivie d'un travail de bases qui me permettent de mettre en avant ma conception de la pratique et la direction de mes recherches. C'est lorsqu'on ne comprend pas les conceptions et les objectifs qui sous-tendent un enseignement que l'incompréhension arrive. On peut alors facilement faire face à une fermeture, une attitude de confrontation. Alors que lorsque les choses sont posées clairement, que l'on perçoit la logique du travail proposé, tout se passe très simplement.
Brive
AJ : Peux-tu expliciter la différence de conception qu'il peut y avoir ?
Je vais prendre l'exemple de la conception de la situation martiale. C'est un point qui différencie beaucoup d'enseignants et qui est à la base de certaines tensions.
Il y a des formes d'Aïkido et certains maîtres qui demandent une participation active, une sorte de pression d’uke. Ils demandent à uke de "mettre quelque chose", de "donner quelque chose" dans son attaque. Cela va à l'encontre de ma recherche technique. Il y a aussi des formes qui utilisent une logique qui correspondait à des situations martiales, qui n'ont plus de sens aujourd'hui. Ce sont des choses qui méritent à mon avis d'être reconsidérées.
Prenons l'exemple de katadori, la saisie de la manche au niveau de l'épaule. Dans les écoles de jujutsu anciennes, la saisie se faisait très légèrement. Cela n'aurait pas eu de sens de faire autrement car les kimonos des samouraïs n'avaient qu'une couture au niveau des manches. Une couture très légère qui était défaite et refaite avant et après chaque utilisation. Une saisie forte aurait ainsi simplement eu pour conséquence de se retrouver avec une manche vide dans la main. Pourtant, à l'époque d'Osenseï, on voit que la saisie de l'épaule est souvent solide. Que le déséquilibre est créé dans certains mouvements en reculant l'épaule et le corps tout en brossant le bras qui saisit. Pourquoi cette modification?
A la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, s'est développé au Japon une discipline qui allait révolutionner la pratique martiale, le Judo. Son influence allait avoir un impact majeur sur le monde martial, tant au niveau de l'esprit, que de la pratique. A cette époque, dans les écoles de Jujutsu, de nombreuses techniques sont nées, et beaucoup d'autres ont été modifiées, pour faire face à cette nouvelle discipline. De même, la façon de les réaliser a aussi souvent évolué.
Revenons à cette histoire de manche. Le Judo arrive donc en scène. Il est l'ennemi à abattre. Alors que le Jujutsu était moribond, le Judo a un parfum de modernité. Lié à la famille impériale, son fondateur, Kano Jigoro, est très influent. Dans toutes les préfectures de l'archipel ont lieu des duels, des tournois dont l'issue décide qui enseignera à la police, aux militaires. Et toujours… dans les règles du Judo. Les écoles de Jujutsu aux techniques variées et incluant généralement des frappes sont désavantagés par ces combats où il est interdit de frapper, et par les tatamis qui limitent énormément l'efficacité de leurs techniques (dans le passé la pratique se faisait en extérieur ou sur du parquet). Mais ils s'adaptent autant que possible, et beaucoup modifient ou créent des techniques.
Il n'est plus illogique de profiter d'une saisie forte et continue. Ce qui aurait été aberrant pour un samouraï désirant éliminer son ennemi au plus vite, est une des bases du Judo. Un judoka qui a saisit une épaule ne va pas la lâcher. Il n'utilise pas d'atemi et il a besoin de sa saisie pour effectuer ses mouvements. Il est donc naturel et intelligent de se servir de cela pour réaliser ses techniques. Mais qu'en est-il maintenant? Aujourd'hui plus personne ne fait cela. C'est pourquoi tant de débutants demandent "Pourquoi dois-je continuer à tenir?". Les personnes qui viennent d'autres disciplines font un ou deux cours et repartent. Elles ne comprennent pas qu'on leur demande de conserver une saisie à tout prix. Bien entendu les anciennes formes portent de riches enseignements. Et je comprends ceux qui souhaitent les conserver. Mais il convient alors de préciser qu'il s'agit de techniques développées à une certaine époque et dans un certain contexte.
Dans l'Aïkido que j'enseigne, ce que je demande à uke à l'instant de l'attaque, c'est la saisie. Mais dès le contact pris il est libre de le rompre! Il est libre de faire ce qu'il veut. Cela est sans doute prétentieux, mais j'ai opéré beaucoup de modifications en laissant de côté les choses qui ne me semblaient pas correspondre à une réalité martiale actuelle. Les pratiquants disposent de peu de temps. Je préfère donc les faire travailler sur des gestes qui transmettent les principes stratégiques et d'utilisation du corps de la discipline, mais dans un cadre martial cohérent avec le contexte contemporain. Aujourd'hui donc, personne ne va continuer à tenir tout en étant déséquilibré. Et cela rend les choses beaucoup plus difficiles. Sagawa senseï en parle dans son livre sur le Daïto ryu, il explique bien que c'est très difficile de faire des techniques à des femmes ou des enfants, parce qu'ils ne vont pas tenir. On ne l’imagine pas en train de dire "Continuez à me tenir.". Il s'entraînait avec ce type de personnes parce qu'elles lâchaient. Et il était apparemment devenu capable de faire ses techniques en collant et non en demandant de saisir fort. Il est nécessaire d'être capable de réaliser ses mouvements en empêchant l'autre de s'échapper. Aujourd'hui, très peu sont capables de le faire, et on demande donc de tenir, de "mettre quelque chose", de "mettre une pression dans l'attaque". Ca fonctionne ainsi mais c'est totalement illusoire. L'art martial consiste à ne rien mettre, ni force ni intention, à être vide.
AJ : Penses-tu que l'Aïkido est un art martial efficace en combat ?
Pour moi il y a tout dans l'Aïkido pour que ce soit une discipline efficace. Mais ce n'est pas la façon dont il est pratiqué. Aujourd'hui la majorité des pratiquants d'Aïkido n'a pas confiance dans l'efficacité martiale de son art. Ils savent que cela ne marche pas, et ils ont raison. Si tu proposes à un 3ème dan d'Aïkido de faire un combat contre un 3ème dan de Karaté ou un 3ème dan de Judo, il y aura probablement une justification pour expliquer que cela est impossible, "Ce n'est pas fait pour cela. C'est trop dangereux, etc…". C'est un véritable problème.
L'efficacité d'Osenseï ne fait aucun doute. L'efficacité de ses élèves qui sont devenus célèbres, ne fait aucun doute. Mais que s'est-il passé entre eux et les pratiquants d'aujourd'hui ? Je crois qu'un des problèmes est la volonté de figer des choses qui ne font plus sens, et d'en inventer d'autres qui n'en ont pas. J'ai étudié des écoles anciennes et l'évolution des pratiques martiales. A partir de ces recherches j'ai décidé de mettre de côté des façons de faire qui s'étaient développé dans un contexte particulier et n'apportaient pas de plus-value. J'ai essayé de retrouver l'origine et la façon de faire les techniques pour comprendre les principes qui les sous-tendaient. En creusant dans le passé on retrouve un art qui, paradoxalement, est plus actuel et plus efficace. Ce ne sont parfois que quelques détails à ajouter, des difficultés supplémentaires qui redonnent un sens là où il avait parfois disparu au fil du temps.
AJ : Peux-tu nous parler de ces difficultés supplémentaires ?
Le combat, comme la marche, est culturel. Un humain grandissant dans la nature sans avoir jamais eu de contacts avec d'autres humains ne passera pas tout son temps debout. Il y a même des polémiques quant au fait qu'il adopterait ou pas ce type de locomotion seul. Quoi qu'il en soit, on marche de la façon dont les gens marchent autour de nous. C'est à dire que si tu vis au milieu de personnes qui ont une marche controlatérale (en avançant le bras et la jambe opposée), c'est la marche que tu adopteras. Et si tu grandis dans un milieu où on emploie la marche homolatérale (en avançant le bras et la jambe du même côté comme dans le Japon féodal), c'est celle qui te sera naturelle. Et c'est la même chose pour le combat. On se bat de la façon dont on voit les gens se battre.
Dans le passé les choses étaient plus simples, car c'était très fermé, très cloisonné. Particulièrement au Japon qui s'isola du reste du monde pendant près de trois siècles. Mais aujourd'hui internet a changé la donne. Un ordinateur et une connexion te permettent d'observer un nombre phénoménal de façons de se battre. Et toutes les disciplines qui ne s'adaptent pas en prenant cela en compte ont un problème d'efficacité.
Par exemple, très souvent en Aïkido, le contrôle du coude n'est pas présent. Et effectivement dans le passé au Japon, le coup de coude était une technique peu utilisée. Mais ce n'est pas le cas de la boxe Thaï, du Wing Chun, etc… Le coude est un point très mobile, très rapide, mais si on n’a pas vu des gens s'en servir, ce n’est pas quelque chose qui viendra spontanément dans le combat. C'est donc compréhensible que cela n'ait pas toujours été pris en compte. Mais aujourd'hui celui qui refuse d'intégrer ce point porte des œillères. Et il risque, ainsi que ses élèves, de fortes déconvenues. Ce type de "détail", est une difficulté supplémentaire.
Donc le professeur qui veut avoir une certaine efficacité martiale doit avoir une connaissance de tout cela et parvenir, avec les éléments qui sont dans l'Aïkido, en étudiant les mouvements de base, à comprendre comment le corps est utilisé, quelle sont les principes et les stratégies qui sous-tendent les techniques, et comment utiliser tout cela pour s'adapter au contexte actuel. C’est de ce type d’évolution dont on a besoin.
Au final les adaptations techniques sont assez mineures, mais elles font une différence majeure à mes yeux.
AJ : L'efficacité martiale est donc un élément essentiel pour toi ?
C'est le premier niveau. Une étape qui n'est rien, mais sur laquelle on construit le reste. Souvent cette première étape n’est plus là. On dit que cela n’a plus d’importance, mais j’ai du mal à croire cela. L'Aïkido est une voie, un Do dont les étapes sont balisées. La première, qui a pour vocation d'être dépassée, est l'efficacité martiale. C'est une barque pour traverser le fleuve. Une fois sur l'autre rive, elle sera abandonnée. Mais sans elle on ne peut franchir le fleuve… Dans une vision d'ensemble, l'efficacité martiale n'est rien. Mais si elle n'est pas présente, j'ai le sentiment que l'on bâtit sur du vent.
Il y a de nombreuses Voies qui passent par le corps, sans pour autant se servir d'applications martiales. Et c'est très bien. Mais pour moi si il n'y a pas de cohérence martiale, de capacité martiale, on n'est pas dans l'Aïkido.
AJ : On parle parfois de danse avec une jupe noire…
Oui, effectivement on parle souvent de danseuses. C'est un problème. Non pas pour l'insulte que certains voudraient y faire passer, les danseurs et les danseuses ont une recherche sur le corps des plus respectables, mais parce que cela sous-entend que la pratique est esthétique mais inefficace car chorégraphiée. Quand on voit Osenseï dans la force de l'âge, martialement, c'était complet et cohérent. Il pouvait faire face à tout ce qui se présenterait à lui. Puis les années ont passées. Un de ses élèves proches, Mochizuki Minoru, est parti en Europe. Lorsqu'il est revenu au Japon il a expliqué à son maître que certaines techniques fonctionnaient difficilement, notamment face à la boxe française. Osenseï lui a répondu "Mais tu ne comprends pas, nous sommes au-delà de cela.". Et effectivement lui était passé au-delà, il avait près de 80 ans à cette époque, et ce genre de choses ne l'intéressait plus. De la même façon que l'Aïkido de Tamura senseï, à la fin de sa vie, n'était pas destiné au combat à mains nues.
Il y a énormément d'histoires qui circulent sur maître Tamura. L'une d'entre elles que j'ai découverte à sa disparition, raconte comment il est venu à une démonstration sans uke. Des pratiquants qui faisaient une démonstration de Karaté ont accepté de lui servir de partenaires et lui ont demandé comment ils devaient l'attaquer. Il leur a répondu "Comme vous voulez.". Donc on voit bien que Tamura senseï avait tous les éléments pour combattre efficacement. Simplement à un moment cela ne l'intéressait plus et il est passé à autre chose. A la fin de sa vie, on voit bien que sa recherche, c'était de faire du sabre à mains nues. Je comprenais bien son cadre de travail, et c'est pour ça que j'allais le voir. Ne pas comprendre cela c'était risquer de voir ses attentes déçues. Si on n'avait pas conscience que lui et ses partenaires voyaient ses mains comme des sabres, sa pratique n'avait pas beaucoup de sens.
Osenseï était donc passé à autre chose à la fin de sa vie. Mais il avait des élèves qui continuaient à chercher, qui s’adaptaient, et ont amené leur lot d'évolutions. A chaque âge sa tâche. Si on simplifie grossièrement, on peut dire qu’entre 20 et 30 ans, c’est la copie, entre 30 et 50 ans, c’est l’exploration, mais aussi la capacité martiale à faire face. Et après, peut-être, la recherche de quelque chose de plus profond, et sûrement de plus intéressant.
AJ : Maître Tamura, c’était autre chose…
Quand je l’ai rencontré, c'était vraiment impressionnant, et ses techniques faisaient mal. Maintenant les gens embellissent en disant que Tamura senseï ne faisait jamais mal. Mais ce n'est pas le souvenir que j'ai de mes premières rencontres avec lui. Par la suite, lorsque j’étais au Japon, j’ai pu pratiquer avec lui au cours du samedi matin à l'Aïkikaï. C'était un cours qu'il donnait lorsqu'il vivait au Japon, et qu'avait repris son ami Sasaki Masando. Il venait y pratiquer en simple élève à chacun de ses séjours dans l'archipel. Nous sommes donc à un de ces cours, il me fait la technique et… je ne sens rien, je n'ai pas mal mais je suis complètement guidé, maîtrisé. Je lui dis "Senseï, c'est incroyable vous faites nikyo sans que je ressente aucune douleur.". Il me répond amusé, "Parce que cela ne sert à rien.".
Donc Tamura senseï, comme Osenseï est passé par plusieurs étapes. Il ne les a pas sautées. Si Musashi à la fin de sa vie, maîtrisait les gens sans leur mettre un coup, c’est après avoir en avoir coupé beaucoup.
AJ : Peux-tu nous parler de ton travail avec les armes ?
Sur les cinq cours que je donne à mon dojo, il y en a un où je fais exclusivement des armes. Mais je les fais aussi travailler dans les autres régulièrement. A chaque stage j’essaie aussi d’en montrer un petit peu. Sur les stage d’une semaine, j'y consacre d'ailleurs près de la moitié du temps. Ca m’est facile de passer du travail aux armes à celui à mains nues parce que l’on utilise les mêmes formes de corps, les mêmes principes, les mêmes notions. Par ailleurs ma pratique personnelle se fait surtout aux armes.
AJ : On dit que le travail des armes développe l’Aïkido.
Le travail des armes n’est pas là pour développer l’Aïkido, c'est l'Aïkido! Le travail à mains nues aide autant à développer le travail aux armes que l’inverse. C’est la même chose, il y a simplement plus d’exigence parce que la distance parcourue par une arme est plus grande qu'à mains nues, et la vitesse plus importante. Le travail aux armes permet donc de pratiquer avec une exigence supplémentaire. Mais c'est une pratique qui est souvent restreinte.
Aujourd'hui ce qui se développe dans le monde entier, ce sont les formes de combat à mains nues. L'art martial, au départ, était fait pour tuer le plus rapidement possible. Et on tue beaucoup plus rapidement avec une arme qu'à mains nues. Mais aujourd'hui, on n'a plus le droit de porter des armes, ce qui fait que l'on travaille surtout l'habileté à combattre sans. En conséquence, aux armes, le niveau baisse très vite, même dans les arts martiaux dits traditionnels.
AJ : Quels sont les arts traditionnels ?
En réalité "arts martiaux traditionnels" est une expression très vague. Pour les Koryus, l'Aïkido est par exemple un art martial moderne. Il y a beaucoup de snobisme à considérer que l'Aïkido serait traditionnel, tandis que le Kendo ou le Judo ne seraient que des sports. Oui, ce sont aussi des sports. Mais quel enseignant d'Aïkido est capable de faire face à un enseignant de Kendo ou de Judo ? On peut toujours dire qu’ils ont perdu quelque chose, mais ce quelque chose que l’Aïkido n’aurait pas perdu, ne permet pas de leur faire face. Lorsque l'on critique, il faut être capable d'assumer ses paroles.
Quand maître Kono est venu en France, il a montré sa façon de saisir le sabre, les mains collées l'une à l'autre. D'après les documents qui nous sont parvenus, il semble que c'était la façon la plus répandue de tenir le sabre dans le passé. Lors d'une démonstration à la Maison du Japon, Kono senseï a fait venir des personnes sur scène. Il leur demandait simplement de se tenir en garde avec un sabre en main. Il essayait alors une dizaine de fois de toucher le sabre des spectateurs avec le sien, tandis que ceux-ci tentaient d'esquiver. A chaque fois, avec les mains écartées, il arrivait à toucher cinq à sept fois, tandis qu'il ne ratait pas une seule fois les mains serrées. Le dernier volontaire était un homme japonais dans la force de l'âge. Il réussit à esquiver le sabre de Kono senseï plusieurs fois lorsque celui-ci avait les mains écartées, et pas une seule lorsqu'il rapprocha ses mains. Cet homme était un maître, 8ème dan de Kendo.
Beaucoup d'enseignants d'Aïkido sont critiques, mais il ne suffit pas de déclarer que ce n’est pas bon, il faut aussi pouvoir le démontrer. Quand maître Kono dit "Vous avez perdu des choses. " ou "Il vous manque des choses.", il le démontre face à des lutteurs de Sumo, face à des boxeurs professionnels, des champions de Judo. Quel enseignant d'Aïkido est capable de ça aujourd'hui?
AJ : Penses-tu qu'il est nécessaire de pouvoir démontrer sa différence ?
C'est nécessaire si on la revendique. C'est aussi cette capacité qui a donné une aura à Osenseï et qui a permis le développement de l'Aïkido. Et c'est sans doute son absence qui fait que l'Aïkido ne se développe plus.
AJ : Peux-tu nous parler de ta rencontre avec maître Kuroda ?
J’ai d'abord connu Kuroda senseï grâce à des articles écrits par Tokitsu Kenji, Uemura Shigeru et Stanley Pranin. Son travail semblait intéressant et j'avais gardé son nom dans un coin de ma tête. J'avais lu les premiers articles à l'époque où je pratiquais encore le Karaté, et j'avais continué ma route avec l'Aïkido.
Comme je te le disais, ma conception de la pratique martiale était très… "primitive". A mes débuts en 1995 je basais mon travail sur le développement des qualités athlétiques, et en 2004 je n'avais pas beaucoup évolué. C'était l'année de mes trente ans. Trente ans c'est encore jeune, mais c'est tout de même une étape. J'ai voulu revenir à mon meilleur niveau physique en course de vitesse, d'endurance, en musculation. J'ai réussi à y revenir, juste avant mon anniversaire, mais ça a été assez difficile. Simultanément dans ma pratique j'avais l'impression de faire face à un mur, de ne pas évoluer. Au final je faisais face à des qualités athlétiques que je n'allais pas réussir à maintenir longtemps, et des progrès techniques limités. L'avenir que j'entrevoyais était assez sombre. Une lente dégradation, des élèves que je devrais enfermer dans un cadre de plus en plus restreint pour pouvoir faire face à leurs attaques… Je ne voulais pas jouer cette comédie-là.
Je me suis alors rappelé des écrits d'Henry Plée sur les stades supérieurs de pratique, et de maître Kuroda. Bien entendu je voyais bien que Tamura senseï ne basait pas son travail sur les qualités athlétique. Mais je ne voyais personne d'autre autour qui était capable de bouger comme lui, et visiblement je ne m'en rapprochais pas plus que les autres. Ma femme étant japonaise, j'allais au Japon deux ou trois fois par an, notamment durant les mois d'été, et j'en ai donc profité pour aller à la rencontre de Kuroda senseï. C'était l'été 2004. J'ai écrit à maître Kuroda et il a accepté de me recevoir. Je suis tombé dans un autre monde. Pour la première fois j'ai pu commencer à comprendre ce que faisait maître Tamura, ce qu'il cherchait. Ca m'a ouvert des portes insoupçonnées.
AJ : Quels sont les liens entre les pratiques de Tamura senseï et de Kuroda senseï ?
On doit être au début des années 90 lorsque maître Tamura entend parler de maître Kuroda pour la première fois. Tamura senseï a la soixantaine, et c'est un maître reconnu au sommet de son art, avec des milliers d'élèves dans le monde entier. Pourtant, il continue de chercher. Et il est l'un des seuls dans cette position à le faire. Combien de maîtres cessent leurs recherches à un moment donné, vivant le reste de leur existence sur les découvertes de leur jeunesse? Les points passionnants qu'ils ont travaillés deviennent la limite de leur horizon et ils s'enferment, jusqu'à devenir des caricatures d'eux-mêmes. Mais pas maître Tamura. Il y avait chez lui cette volonté d’excellence, ce souci d’aller plus loin, de faire mieux. Et il va donc prendre contact avec maître Kuroda et lui rendre visite chez lui.
Ce que Tamura senseï découvrira modifiera profondément sa pratique. Au point qu'à la fin de sa vie, je voyais autant dans sa pratique la marque de Kuroda senseï que celle d'Osenseï. D'une part dans les formes, avec les suburis qu'il avait adoptés, le Iaïjutsu qu'il pratiquait, la saisie du sabre, le travail des chutes arrières, des chutes avants, de l'exercice de respiration de fin de cours, de la marche qu'il montrait, mais aussi dans les principes avec les notions de vitesse constante, de seïchusen, etc… Tous ces éléments venaient du Shinbukan de maître Kuroda.
Sa base, c’est évidemment Osenseï. Mais ce qui l’a nourri à la fin, ce qui l'inspirait, c'était le travail de Kuroda senseï. Nous en avons parlé à plusieurs reprises dans les entretiens que j'ai enregistrés pour des interviews. Il disait qu'il aurait voulu étudier l'école de Kuroda senseï et il y faisait de nombreuses références. Je n'ai pas parlé de tout cela dans le passé parce que ça n'aurait rien amené. D'une part maître Kuroda accepte très peu d'élèves, d'autre part certains auraient trouvé là prétexte à critiquer la pratique de maître Tamura. "Ce n'est plus de l'Aïkido." etc… Aujourd'hui je crois que savoir cela, c'est au contraire reconnaître son génie.
AJ : Qu'entends-tu par là ?
Lorsqu'il découvre maître Kuroda, maître Tamura est une des figures majeures de l'Aïkido mondial. En allant le rencontrer il va aussi loin qu'il peut aller. Il ne peut pas entrer dans son école et devenir son élève, bien sûr, parce que son action aurait des répercussions immenses. Les gens s'empresseraient de dire "Maître Tamura, 8ème dan d’Aïkido, est obligé d’aller voir autre chose…" ou "Regardez, même les maîtres d'Aïkido vont voir ailleurs parce que leur discipline ne fonctionne pas.", au lieu de, "Maître Tamura a découvert quelque chose d’intéressant et il l'a intégré dans sa pratique.".
Tamura senseï n'a donc pour tout matériel que ses quelques rencontres avec Kuroda senseï, ses livres et ses vidéos. Mais par l'étude et la réflexion, sans guide, il parvient à absorber et adapter des notions essentielles. C'est une marque de génie phénoménale!
AJ : Penses-tu que l'importance du sabre dans la pratique de maître Tamura est liée à sa rencontre avec maître Kuroda ?
Oui, j'en suis intimement convaincu. La base du travail de Kuroda senseï est le sabre. A l’époque des samouraïs, le Jujutsu est une annexe. Les techniques que l'on y travaille sont basées sur une utilisation du corps développée par le travail aux armes, principalement au sabre et à la lance. Et même si la pratique se fait à mains nues, l'adversaire y est généralement considéré armé. C'est la menace la plus élevée et ça permet de développer un travail très fin.
(photo Marc Le Tissier)
AJ : Comment se transmet le Shinbukan ?
C'est très différent de l'Aïkido. Avant de rentrer dans le Shinbukan il y a un certain nombre d'étapes qui filtrent la majorité des candidats. Maître Kuroda enseigne un Koryu, une tradition martiale. Il n'est pas dans une logique de diffusion, mais de transmission. Et cela change tout. C'est un système élitiste qui à pour but la perpétuation de l'école. Kuroda senseï accepte peu d'élèves, et les stages qu'il donne sont privés et limités en nombre de participants.
AJ : Peux-tu nous parler de la pratique de maître Kuroda ?
Kuroda senseï, tant au sabre qu'à mains nues, est tout simplement le plus grand maître que j'ai rencontré. Lorsque qu’il est filmé avec une caméra à vitesse normale, beaucoup de gestes ne sont pas saisis! Il a été filmé à 1000 images/secondes pour que ses mouvements puissent être observés dans leur totalité. Ses capacités sont hors du commun, et cela a été montré objectivement. Il a été le sujet de plusieurs expériences scientifiques qui, si elles n'ont pas permis d'expliquer comment il faisait, ont prouvé sans l'ombre d'un doute qu'il bougeait différemment des hommes du commun, mais aussi des autres adeptes. Ce type d'expérience ne permet pas d'aller beaucoup plus loin que la constatation aujourd'hui, mais rien que cela est très distrayant et ouvre de nouvelles pistes.
AJ : Est-ce que ces tests sont utilisés avec d'autres maîtres ?
Un peu, mais ça reste encore limité. Il y a eu un reportage il y a quelques mois sur Kono senseï. On le voit pratiquer avec l'ancien champion olympique de Judo et de combat libre, Yoshida Hidehiko qui est stupéfait par ses capacités. Mais il y est aussi soumis à des expériences dans les laboratoires de l'université de Tokyo, la plus prestigieuse du Japon. Dans l'une d'entre elles, il est placé sur une plaque de pression, avec des électrodes sur le dos, les jambes, etc... qui vont mesurer son activité musculaire. Un pratiquant de judo est ensuite placé devant lui dans la position de la tortue, pour ne pas être retourné. Kono senseï a développé une technique qui permet de renverser les personnes dans cette posture. A 63 ans et 60kg, il l'effectue aisément sur des champions de Judo qui ont le tiers de sont âge et font le double de son poids. Il réalise donc ce mouvement en laboratoire. Et là, le professeur qui mène l’expérience est stupéfait. Il explique qu'au fur et à mesure que Kono senseï soulevait le pratiquant de judo, son corps s'allégeait, et que l'ordre d'utilisation de ses muscles était inversé par rapport à celui qui est normalement employé pour réaliser une telle tâche. Deux résultats qui vont à l'encontre des connaissances scientifiques. Il y a des gens qui sont capables de faire les choses différemment, et cela se mesure objectivement.
AJ : Comment fais-tu pour concilier l'enseignement des différents maîtres que tu suis ?
Il y a une colonne vertébrale dans ma recherche, et des choses qui viennent s'y ajouter. En Aïkido, fondamentalement, mon inspiration est le travail de maître Tamura. Lorsque j’étais au Japon j’ai passé trois ans à l’Aïkikaï où je me suis entraîné quasiment quotidiennement, et j‘ai aussi visité beaucoup d'autres dojos. J’ai rencontré beaucoup d’experts mais rien ne m’a parlé et séduit autant que la pratique de Tamura senseï. C’est d'ailleurs la raison pour laquelle je suis revenu en France une première fois. Ensuite, lorsque j'ai rencontré Kuroda senseï, il n'y a eu aucun antagonisme, puisque déjà à cette époque, le travail de maître Tamura était imprégné de sa pratique.
J'ai ensuite rencontré Kono senseï et Hino senseï. Kono senseï vient de l'Aïkido et il a beaucoup échangé avec Kuroda senseï. Là-aussi, il n'y a pas eu de soucis d'intégration. Pour Hino senseï c'était un peu différent. Il n'a jamais pratiqué l'Aïkido, mais il a énormément étudié l'utilisation du corps de Shioda Gozo et d'Okamoto Seïgo du Daïto ryu. Certains principes qu'il a développés s'intègrent très naturellement, tandis qu'il y en a d'autres que je n'adopte pas. Lorsque je vais voir mes maîtres, n'existe plus que celui auquel je fais face. Je fais ce qu'il me demande et rien d'autre. Par la suite des choses restent, d'autres sont mises de côté. Mais tout cela se fait très simplement.
AJ : N'as-tu pas trouvé tout ce que tu souhaitais chez l'un de ces maîtres ?
Malheureusement non, parce que ça aurait tout de même été plus simple. Chaque maître a sa conception de la pratique martiale, mais il n'y en a aucune qui correspondait exactement à ce que je cherchais. J'ai donc construit ma propre pratique grâce à des enseignements variés.
Par exemple Kuroda senseï et Kono senseï veulent arriver au même endroit, et utilisent plus ou moins les mêmes principes d'utilisation du corps. Mais maître Kuroda passe par la recherche du geste parfait, tandis que maître Kono utilise la confrontation à des situations concrètes. Le travail de Kuroda senseï est très cadré, tandis que celui de Kono senseï est très libre. Pour moi ces deux approches sont importantes.
AJ : Comment te situes-tu dans ton cheminement martial ?
Il y a dans le cheminement traditionnel trois étapes, shu, ha et ri. Pour simplifier, shu est la copie, ha l’exploration, et ri la libération.
A l’époque des samouraïs, shu pouvait prendre peu de temps. Pour certains adeptes qui allaient voir un maître en ayant déjà maîtrisé une école, cela pouvait ne durer que quelques semaines. Si la durée de cette étape pouvait aller jusqu'à une dizaine d'années, je dirai qu'en moyenne cela prenait moins de cinq ans. C'est une étape durant laquelle l'élève s'entraînait intensément et vivait souvent avec son maître. Ha, l’exploration, consistait à mettre à l’épreuve ce qui avait été appris, tout en faisant ses propres recherches. Ri, enfin, est l'étape où l'adepte s'exprimait librement, que la forme soit similaire ou différente à celle qu'il avait étudiée en premier lieu. En ce moment je suis à l'étape ha.
AJ : Penses-tu que le système shu ha ri convient aussi à l'Occident ?
Tout à fait. Par contre je crois que peu de gens le comprennent réellement. Aujourd'hui la plupart des experts qui sont 6ème, 7ème dan, particulièrement à la FFAB, sont des gens qui sont encore au stade shu, de la copie. Ce n'était pas normal de voir aux stages de maître Tamura des pratiquants qui avaient commencé 30 ou 40 ans plus tôt et qui étaient tous les mois ou toutes les semaines derrière lui, chercher à imiter. C'est un positionnement infantile. Passer à l'étape ha ne signifie pas que tu as dépassé ton maître. Cela signifie qu'il est temps maintenant de passer à une étape plus active de la pratique, à la recherche et l'exploration, qui finalement t'amèneront à la libération.
Senseï parlait souvent de l'Aïkido comme d'une famille, et j'aime beaucoup cette vision. Là, les pratiquants collés à son hakama après 30 ans, c'est l'équivalent d'avoir un gosse de 45 ans chez soi. Il y a eu une erreur quelque part! Et aujourd'hui ce sont ces pratiquants qui en sont resté au premier stade qui se réclament seuls légitimes, fidèles parce qu'ils allaient à tous les stages de maître Tamura. On n'est pas fidèle à ses parents parce qu'on continue à habiter chez eux. On les rend fiers parce qu'on est capable de suivre sa route dans le monde. Et senseï avait quelques élèves comme cela, comme René VDB ou Stéphane Benedetti. Et ce sont ceux qui sont le plus critiqués par les suiveurs. Oui ils avaient grandi, ils n'avaient pas besoin d'être chez papa tout le temps. Il y avait du respect, ils venaient régulièrement, et ils entretenaient des liens sans avoir besoin d'en faire la démonstration.
Au Korindo, le dojo de Noro senseï
AJ : La mort de Tamura senseï a-t-elle eu un impact sur ta pratique ?
J'ai été très affecté de la disparition de maître Tamura. Au-delà de ce que j'aurai pu imaginer. Mais j'étais déjà dans la période ha et mon chemin a pu continuer. Je n'ai plus le plaisir de le voir, de me ressourcer auprès de lui, mais son inspiration reste, et c'est l'essentiel.
AJ : Il semble que beaucoup ont été perdus à sa mort ?
En effet. Je pense qu'il s'agit de personnes qui s'appuyaient trop sur lui. Qui étaient restés à l'étape shu et qui n'ont plus de modèle à copier. Aujourd'hui ce sont des personnes qui essayent de figer et répéter la pratique de maître Tamura.
Les élèves d'Osenseï n'ont pas agi ainsi. Tamura senseï n'a pas agi ainsi! Saïto senseï est resté longtemps près de son maître… parce qu'il habitait dans le même minuscule village. Mais les autres, notamment Tomiki senseï, Shioda senseï ou Mochizuki senseï, qui sont ceux qui ont connu maître Ueshiba le plus longtemps, ont pratiqué auprès de lui durant une période avant de passer à l'étape suivante. Ils continuaient à aller voir Osenseï régulièrement, mais deux fois par an, trois fois par an. Maître Ueshiba les appréciait et c'est à ces personnes qu'il a remis les plus hauts grades. Qui a reçu un 10ème ou un 9ème dan ? Toheï senseï, Abe senseï, Hikitsuchi senseï, qui ont reçu le 10ème dan ont tous étudié peu de temps avec lui, mais ils avaient compris l'essentiel et avaient su développer sur ces fondements. Sunadomari senseï, 9ème dan, n'habitait même pas la même île. Des 8ème dan comme Tomiki et Shioda avaient leurs propres organisations. Les maîtres reconnaissent ceux qui ont suivi le même chemin qu'eux.
En Occident l'Aïkido est arrivé dans les années 50, baigné dans une culture mystérieuse. Les gens ne savaient pas, et les maîtres ne savaient pas expliquer ces notions essentielles. Il s'est donc développé une mythologie erronée qui mène à la situation actuelle. Les gens ont imaginé qu'il fallait être avec le maître jusqu'au dernier instant. C'est faux. Les voies martiales sont des méthodes d’auto-éducation. L'objectif de l'enseignant est de rendre ses élèves autonomes.
AJ : Est-ce ainsi que tu enseignes ?
J'essaye en tout cas. Parmi mes élèves proches, certains sont déjà autonomes. D'autres sont là depuis trois ou quatre ans, et je vois toujours ces choses-là comme temporaires. Pour quelqu’un qui pratique régulièrement, qui fait un ou deux stages par mois, quelques stages d’une semaine dans l’année et qui vient trois fois par semaine, il doit être autonome en dix ans. Si au bout de dix ans il n’est pas autonome, qu’il vient cours après cours, ce n’est pas bon. Tu as créé un assisté qui ne sera jamais capable de faire son chemin seul. Evidemment pour ceux qui peuvent venir moins souvent, cela prend plus de temps. Mais le cheminement est le même.
Pour quelqu’un qui pratiquerait comme un professionnel, c’est-à-dire du matin au soir tous les jours c’est encore moins de temps. Ce fut le cas pour la quasi-totalité des élèves d'Osenseï. Mochizuki senseï est je crois celui qui est resté le moins longtemps et qui a atteint le plus haut niveau. Il avait un potentiel énorme, une grande expérience martiale, et il a assimilé très vite. Osenseï n’a pas eu besoin qu’il reste auprès de lui pendant vingt ans.
AJ : Ce que tu as dit sur l’autonomie est important. En tant que pratiquant, on doit devenir autonome dans l’apprentissage. Les élèves ne sont pas toujours formés à l’autonomie. L’élève progresse aussi en allant chercher, en cherchant à retrouver les mouvements, à trouver des sensations, il doit se prendre en charge.
En effet. Maître Tamura disait que l’intuition doit se développer. Plus tu expliques, et moins tu permets à cette intuition de se développer. Volontairement, je ne montre une technique que deux ou trois fois. C’est rapide et au début les gens sont perdus. Mais je passe avec eux, je pratique la technique avec eux. Je donne peu d’explications, mais c’est une autre façon de transmettre.
La pédagogie occidentale n'est pas adaptée à la transmission des arts martiaux japonais. L'idée n'est pas de chercher pas à faire entrer les informations dans quelqu’un, on cherche à développer ses capacités de jugement, d’adaptation, à saisir les choses. Il y a des écoles où on montre un kata tous les dix ans. On le montre une fois. Tu ne l’as pas vu? A dans dix ans. Le combat c’est le chaos, l’attaque n’aura pas lieu trois fois. Il faut être capable de saisir instantanément, tout de suite. Ça commence par l’enseignement.
Tu peux très rapidement amener des gens à mimer ce que tu fais mais tu ne vas pas ainsi leur donner la capacité à évoluer tout seuls. C’est parce qu'Osenseï ne corrigeait pas maître Tamura que celui-ci a pu, en regardant les vidéos de maître Kuroda, lui voler des choses. Si Osenseï avait dit à maître Tamura "Mets ta main ici, là.", il aurait été perdu.
Le problème est que la façon dont les maîtres du passé ont appris n’a rien à voir avec la façon dont les cadres actuels veulent éduquer. Ils font comme si les maîtres avaient enseigné comme cela parce qu’ils n’avaient pas le choix, qu’ils ne savaient pas faire autrement ou qu’ils n’y avaient pas pensé. Je pense au contraire que c'était un choix délibéré et très important.
Aujourd’hui dans l’enseignement à la FFAB – à la 2F3A, je ne sais pas – les cadres viennent très souvent de l’Education Nationale. Parce qu’ils ont beaucoup de vacances et des salaires corrects, qui leur permettent d’aller en stage. Tant mieux pour eux mais le problème est qu'ils ont importé une méthode pour, dans le plus court temps possible, mettre le maximum d’informations dans les têtes. Il faut donc que les choses soient claires, on aide l’élève, on le tire.
Quand Maître Tamura est arrivé en France, il avait 33 ans. Il ne connaissait que le Japon et il a délégué sans pouvoir imaginer les conséquences que cela allait avoir. Un jour il m’a dit "Le brevet d’état, c’est la mort de l’Aïkido.". Sur l'instant j'ai acquiescé sans comprendre. Maintenant les choses m'apparaissent clairement.
On apprend à enseigner au brevet d’état, à ce que les c
AJ : On est aujourd’hui dans un mode de fonctionnement, y compris dans la 2F3A, où on est dans la diffusion. Cette pédagogie dont tu parles, est-elle adaptée à la diffusion au plus grand nombre ?
Osenseï ou Takeda senseï ont eu des dizaines de milliers d’élèves, parmi lesquels se sont développés des générations de maîtres. On peut admettre que Takeda avait 30 000 élèves, que parmi ces 30 000 élèves, une trentaine sont devenus très, très bons et une dizaine sont devenus célèbres. O Senseï a peut-être eu aussi 30 000 élèves. Parmi eux, il y a près de soixante-dix uchi-deshis qu’on voit sur le tableau de Stanley Pranin, qui sont devenus célèbres.
Sur les 30 000 élèves qu’a eu Maître Tamura, combien y en a-t-il que l’on pourrait mettre à ce niveau? Et je ne pense pas que cela soit de sa faute, mais de celle du système qui faisait écran entre lui et les pratiquants. Finalement en examinant les chiffres il semble que la méthode japonaise ne soit pas si mauvaise. Elle a en tout cas permis la diffusion en nombre ainsi que l'éclosion d'une élite.
AJ : Merci Léo pour cet entretien.
Merci à vous.